Mohammed Abed al-Jabri ou le génie de la Raison


Atmane Bissani
Mercredi 5 Mai 2010

La pensée marocaine contemporaine est en deuil aujourd’hui. Après le départ du sociologue émérite Abdelkébir Khatibi, Mohammed Abed al-Jabri vient de tirer sa révérence à son tour. Que reste-t-il de ce pilier incontestable dont la pensée est encore un projet à venir ? Que reste-t-il de sa trace philosophique indélébile, que son rationalisme éclairé et sa compétence théorique et pratique en matière d’analyse et de démonstration méthodique? Mohammed Abed al-Jabri est l’un des premiers penseurs arabo-musulmans à avoir dépassé la superficialité du traitement de la question de la Renaissance arabe, et ce  en la re-pensant dans sa profondeur abyssale. Il a en effet essayé de repérer le rationalisme dans le patrimoine arabo-musulman en guise de s’en servir dans la pensée arabe contemporaine, afin de définir de nouveaux paramètres permettant une renaissance en bonne et due forme. Mohammed Abed al-Jabri a proposé une relecture bien approfondie de la raison arabe dans divers domaines : rationalisme philosophique, argumentation linguistique et philologique, soufisme et politique. Ainsi est-il parvenu à réorganiser le système de fonctionnement du patrimoine selon trois cercles bien déterminés structurant toutes les formes de pensée relative au patrimoine arabo-musulman : la démonstration fondée sur la pratique de la raison, l’argumentation fondée sur l’art de la rhétorique et la connaissance gnostique. Dans cette perspective, Mohammed Abed al-Jabri s’est énormément attardé sur l’instant d’Abú al-Walìd Ibn Ruchd, phare incontestable de la raison pure dans le monde arabo-musulman. Justement, Mohammed Abed al-Jabri  considère Ibn Ruchd comme étant le tournant décisif et grandiose dans l’histoire arabo-musulmane et ce pour deux raisons fondamentales. Il s’agit d’une part de son attachement à Aristote dont il a résumé et expliqué les essais. De l’autre, Ibn Ruchd a essayé d’enraciner la pensée aristotélicienne dans la culture arabo-musulmane tout en lui conservant ses particularités. Et c’est effectivement cette spécificité de la pensée d’Ibn Ruchd qui a amené Mohammed Abed al-Jabri a faire des éditions critiques de ses fondamentaux ouvrages. La découverte de la richesse de la pensée d’Ibn Ruchd a donc permis à Mohammed Abed al-Jabri de parler d’une rupture épistémologique entre orient et occident, c’est dire entre le gnosticisme, ou la démission de la raison, dont les figures de proue sont Avicenne et Al-Ghaz?l?, et le rationalisme dont les maîtres à penser sont entre autres Al-Shatibi en jurisprudence islamique, Ibn Ruchd en philosophie et Al-Qurtubi en grammaire. Al-Shatibi, Ibn Ruchd et Al-Qurtubi constituent pour Mohammed Abed al-Jabri les représentants d’une nouvelle vague visant la compréhension rationnelle de l’islam loin de toute orthodoxie réductrice. Ceci dit, les écrits de George Tarabichi, bien qu’ils soient académiquement bien structurés, n’ont pas pu porter atteinte au projet rationaliste de Mohammed Abed al-Jabri du fait qu’il est connu par sa cohérence théorique, sa puissance analytique et sa valeur scientifique.  La raison en est que Mohammed Abed al-Jabri a toujours été hanté par une fonction épistémologique si claire, et tourmenté par une interrogation réaliste fort particulière consistant à répondre scientifiquement, idéologiquement et historiquement à la question de la renaissance arabe. Il s’agit là de poser, dans les termes les plus simples, la question de l’identité, son passé, son présent et son devenir tout en posant la question de la relation à l’Autre comme mécanisme sine qua non de la définition de ce que l’identité est.  Tout au long de sa carrière de chercheur universitaire, Mohammed Abed al-Jabri a fait preuve d’adepte de la raison, structure permettant le dépassement des affres de la connaissance infondée. Grâce à la raison, Mohammed Abed al-Jabri a pu/su déconstruire le dispositif d’une mentalité arabo-musulmane réfractaire aux lois de la raison, de la philosophie et de la pensée libre. Le devoir, si devoir il y a, nous oblige désormais à rendre hommage au regretté Mohammed Abed al-Jabri en cheminant dans la voie de la raison en vue de possibiliser notre Renaissance… 


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