Il y a un véritable marché pour les entrepreneurs identitaires qui cherchent à faire advenir une idée de la France et de sa société qui, en réalité, n 'a jamais véritablement existé
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Salim Chena est docteur en sciences politiques et enseignant à Bordeaux Il est chercheur associé au laboratoire Les Afriques dans le Monde (CNRS/Sciences Po Bordeaux) et membre fondateur de la revue en ligne Dynamiques internationales. Ses travaux portent sur les migrations et l'asile au Maghreb, la politique internationale dans l'aire maghrébo-sahélienne et la philosophie sociale. Interview.
Libération : La thématique immigration est-elle une obsession française ?
Salim Chena: Non, ce n'est pas une obsession exclusivement française ; nous l'avons vu ces dernières années, les Etats-Unis ou l'Australie, par exemple, sont très portés sur cette thématique. Plus globalement, cela fait maintenant presque 25 ans que l'immigration, en général, et les migrations irrégulières et l'asile venant d'Afrique, en particulier, sont devenus un enjeu majeur des débats et des politiques publiques dans toute l'Europe, et pour les institutions de l'Union européenne. La manifestation de ce phénomène en France est cependant particulière du fait, d'une part, de sa conception de la citoyenneté, héritée de son histoire politique longue, et, d'autre part, de l'ancienneté des migrations vers la France, là où des pays comme l'Espagne ou l'Italie ne sont devenus pays d'immigration qu'assez récemment. C'est pourquoi on constate une importance de ce thème dans la vie politique et intellectuelle française depuis plus d'un siècle. Un historien comme Gérard Noiriel a bien montré la montée parallèle de l'antisémitisme et de la xénophobie dans l'entre-deux guerres ; de même, le massacre des Italiens à Aigues Mortes a eu lieu en 1893 et a fait de très nombreuses victimes, dans un contexte de crise économique et de concurrence sur le marché du travail. Ce n'est donc pas nouveau. Ce qu'il faut comprendre, c’est que certains acteurs politiques ou médiatiques se saisissent ce sujet et le politisent, à outrance, en usant de contre-vérités, de stéréotypes et même, parfois, de mensonges. Il y a un véritable marché pour ces entrepreneurs identitaires qui cherchent à faire advenir une idée de la France et de sa société qui, en réalité, n'a jamais véritablement existé et qui est le produit d'une reconstruction et d'une réimagination du passé, en s'appuyant souvent sur un certain nombre d'erreurs historiques. Une dernière chose à noter est que cette politisation des migrations, voire leur sécuritisation, en en faisant un enjeu de sécurité nationale et d'ordre public, s'exporte désormais aux pays du Sud de la Méditerranée et de toute l'Afrique, du fait de la puissance diplomatique et financière des Etats et institutions de l'Europe. Comme on le voit actuellement avec la Biélorussie, les migrations et les migrants sont devenus de vraies marchandises dans les espaces politiques et diplomatiques du monde entier.
En vingt ans, le débat sur l’immigration a donné lieu à des propos xénophobes teintés de populisme et de nationalisme et à des amalgames basés sur des arguments économiques, sécuritaires, culturels et religieux devenus monnaie courante dans les programmes et les propos électoraux. Comment, en concret, la population immigrante ou issue de l'immigration vive-t-elle cette situation et comment se positionne-t-elle face à ce discours ?
Il faudrait distinguer entre les types de migration. L'un des soucis principaux de ces discours et représentations est qu'ils uniformisent un fait social et politique très complexe. D'autant que sont souvent considérés comme "immigrés", les descendants dits de "deuxième" ou "troisième" génération qui, tout en disposant de la nationalité et de la citoyenneté, sont perçus et construits dans l'espace public comme des étrangers. Le problème est que la banalisation de ces discours(ce que l'on appelait dans les années 1990 la "lepénisation des esprits") est aujourd'hui achevée ; c'est une véritable victoire idéologique pour les courants conservateurs et l'extrême droite, qui sert maintenant à légitimer des discriminations et des violences de toutes sortes. En associant le sensationnalisme mercantile des médias à l'opportunisme des politiques, on aboutit à un cocktail explosif de cynisme, de malhonnêteté intellectuelle et de stratégies personnelles qui menacent la cohésion nationale
En paraphrasant C. Wihtol de Wenden, qu'est-ce que veut dire la citoyenneté aujourd'hui en France ? Quels rapports entretient-elle avec la nationalité ?
En fait, dans la quasi-totalité du monde, nationalité et citoyenneté sont liées. Hormis des cas très particuliers, comme celui d'Israël et de la citoyenneté européenne (depuis 1992), l'une ne va pas sans l'autre. En obtenant la nationalité d'un Etat, on en devient citoyen. La citoyenneté renvoie à un ensemble de droits et de devoirs reliant les membres d'une communauté politique ; elle repose sur des droits politiques civiques des citoyens et sur les droits civils fondamentaux des individus. Elle permet la participation à la vie politique et à la gestion des affaires publiques. Mais, c'est aussi un construit historique sur le temps long, propre à l'histoire de chaque Etat. En France, elle est censée être individualiste et universaliste, où les droits ne sont reconnus qu'à des individus et non pas à des groupes spécifiques quelle qu'en soit la nature, et où chaque individu dispose des mêmes droits que tous les autres, il ne peut y avoir de loi pour des groupes particuliers. Ce n'est pas le cas aux Etats-Unis par exemple, où le modèle libéral et communautarien est plus prégnant, avec l'existence de politique de discrimination positive par exemple. Certains parlent même de citoyenneté différenciée. Cela n'affecte pas forcément la cohésion nationale, même si l'émergence de ce qu'on appelle l'identity politics risque de fracturer la communauté citoyenne nationale. C'est un arbitrage complexe, produit de rapports de force de toutes sortes, qui s'effectue dans le cadre imaginaire et légal propre à chaque Etat et société.
Quel sera l’avenir de cette citoyenneté ?
Les sciences sociales ne prédisent pas l'avenir. Il est possible de faire néanmoins quelques constats quant à la situation actuelle. D'abord, l'idée d'un "archipel français" ou de "territoires perdus", voire "d'insécurité identitaire", est avant tout une construction de discours politiques portés par des acteurs positionnés et identifiés ; elle ne correspond pas à la réalité sociale de la vie en France ou dans certains quartiers, qui est plus le produit d'un dépérissement des services publics, ou de la construction par les politiques publiques et les administrations de dispositifs par toujours efficaces et de nature bureaucratique. De nombreux acteurs locaux, des enseignants aux associations en passant par les habitants eux-mêmes, et certains maires, démontrent chaque jour leur capacité d'innovation sociale et de construction d'un lien positif, qui dénote d'une capacité de résilience bien plus forte que ne le laissent croire des discours marqués par le déclinisme et un nationalisme défensif. Tout cela construit la citoyenneté de demain et constitue une preuve de la vivacité de la citoyenneté dès aujourd'hui. Ensuite, il ne faut pas réifier le concept de citoyenneté qui, comme celui de nation ou de démocratie, évolue dans le temps. Les mobilisations de la jeunesse sont une source d'espoir non-négligeable pour l'avenir ; il y a une vraie construction d'une nouvelle génération politique, après que certains aient proclamé la "fin de l'histoire", qui se fait autour de thèmes universels comme l'environnement et la dignité. Depuis quelques années, un certain nombre de thèmes, comme l'antiracisme, la lutte contre les discriminations et les violences de tous types, ont émergé dans l'espace public, ce qui contraindra forcément les acteurs politiques à s'en saisir pour répondre aux attentes des citoyens. La plupart des discours défaitistes sur la question de la citoyenneté et ils sont partagés un peu partout sur l'échiquier politique font l'impasse sur la politique par le bas, pour préférer la petite phrase, la mesure choc ou le slogan facile, à de véritables réflexions sur la société, informées par les sciences sociales, sur la place des individus dans la société, les relations entre les individus, le rôle de l'Etat... Mais, dans les situations d'incertitude, de doute, il est plus facile de se tourner vers des thèmes familiers, facilement identifiables, comme la tradition, l'identité ou la religion.
Libération : La thématique immigration est-elle une obsession française ?
Salim Chena: Non, ce n'est pas une obsession exclusivement française ; nous l'avons vu ces dernières années, les Etats-Unis ou l'Australie, par exemple, sont très portés sur cette thématique. Plus globalement, cela fait maintenant presque 25 ans que l'immigration, en général, et les migrations irrégulières et l'asile venant d'Afrique, en particulier, sont devenus un enjeu majeur des débats et des politiques publiques dans toute l'Europe, et pour les institutions de l'Union européenne. La manifestation de ce phénomène en France est cependant particulière du fait, d'une part, de sa conception de la citoyenneté, héritée de son histoire politique longue, et, d'autre part, de l'ancienneté des migrations vers la France, là où des pays comme l'Espagne ou l'Italie ne sont devenus pays d'immigration qu'assez récemment. C'est pourquoi on constate une importance de ce thème dans la vie politique et intellectuelle française depuis plus d'un siècle. Un historien comme Gérard Noiriel a bien montré la montée parallèle de l'antisémitisme et de la xénophobie dans l'entre-deux guerres ; de même, le massacre des Italiens à Aigues Mortes a eu lieu en 1893 et a fait de très nombreuses victimes, dans un contexte de crise économique et de concurrence sur le marché du travail. Ce n'est donc pas nouveau. Ce qu'il faut comprendre, c’est que certains acteurs politiques ou médiatiques se saisissent ce sujet et le politisent, à outrance, en usant de contre-vérités, de stéréotypes et même, parfois, de mensonges. Il y a un véritable marché pour ces entrepreneurs identitaires qui cherchent à faire advenir une idée de la France et de sa société qui, en réalité, n'a jamais véritablement existé et qui est le produit d'une reconstruction et d'une réimagination du passé, en s'appuyant souvent sur un certain nombre d'erreurs historiques. Une dernière chose à noter est que cette politisation des migrations, voire leur sécuritisation, en en faisant un enjeu de sécurité nationale et d'ordre public, s'exporte désormais aux pays du Sud de la Méditerranée et de toute l'Afrique, du fait de la puissance diplomatique et financière des Etats et institutions de l'Europe. Comme on le voit actuellement avec la Biélorussie, les migrations et les migrants sont devenus de vraies marchandises dans les espaces politiques et diplomatiques du monde entier.
En vingt ans, le débat sur l’immigration a donné lieu à des propos xénophobes teintés de populisme et de nationalisme et à des amalgames basés sur des arguments économiques, sécuritaires, culturels et religieux devenus monnaie courante dans les programmes et les propos électoraux. Comment, en concret, la population immigrante ou issue de l'immigration vive-t-elle cette situation et comment se positionne-t-elle face à ce discours ?
Il faudrait distinguer entre les types de migration. L'un des soucis principaux de ces discours et représentations est qu'ils uniformisent un fait social et politique très complexe. D'autant que sont souvent considérés comme "immigrés", les descendants dits de "deuxième" ou "troisième" génération qui, tout en disposant de la nationalité et de la citoyenneté, sont perçus et construits dans l'espace public comme des étrangers. Le problème est que la banalisation de ces discours(ce que l'on appelait dans les années 1990 la "lepénisation des esprits") est aujourd'hui achevée ; c'est une véritable victoire idéologique pour les courants conservateurs et l'extrême droite, qui sert maintenant à légitimer des discriminations et des violences de toutes sortes. En associant le sensationnalisme mercantile des médias à l'opportunisme des politiques, on aboutit à un cocktail explosif de cynisme, de malhonnêteté intellectuelle et de stratégies personnelles qui menacent la cohésion nationale
En paraphrasant C. Wihtol de Wenden, qu'est-ce que veut dire la citoyenneté aujourd'hui en France ? Quels rapports entretient-elle avec la nationalité ?
En fait, dans la quasi-totalité du monde, nationalité et citoyenneté sont liées. Hormis des cas très particuliers, comme celui d'Israël et de la citoyenneté européenne (depuis 1992), l'une ne va pas sans l'autre. En obtenant la nationalité d'un Etat, on en devient citoyen. La citoyenneté renvoie à un ensemble de droits et de devoirs reliant les membres d'une communauté politique ; elle repose sur des droits politiques civiques des citoyens et sur les droits civils fondamentaux des individus. Elle permet la participation à la vie politique et à la gestion des affaires publiques. Mais, c'est aussi un construit historique sur le temps long, propre à l'histoire de chaque Etat. En France, elle est censée être individualiste et universaliste, où les droits ne sont reconnus qu'à des individus et non pas à des groupes spécifiques quelle qu'en soit la nature, et où chaque individu dispose des mêmes droits que tous les autres, il ne peut y avoir de loi pour des groupes particuliers. Ce n'est pas le cas aux Etats-Unis par exemple, où le modèle libéral et communautarien est plus prégnant, avec l'existence de politique de discrimination positive par exemple. Certains parlent même de citoyenneté différenciée. Cela n'affecte pas forcément la cohésion nationale, même si l'émergence de ce qu'on appelle l'identity politics risque de fracturer la communauté citoyenne nationale. C'est un arbitrage complexe, produit de rapports de force de toutes sortes, qui s'effectue dans le cadre imaginaire et légal propre à chaque Etat et société.
Quel sera l’avenir de cette citoyenneté ?
Les sciences sociales ne prédisent pas l'avenir. Il est possible de faire néanmoins quelques constats quant à la situation actuelle. D'abord, l'idée d'un "archipel français" ou de "territoires perdus", voire "d'insécurité identitaire", est avant tout une construction de discours politiques portés par des acteurs positionnés et identifiés ; elle ne correspond pas à la réalité sociale de la vie en France ou dans certains quartiers, qui est plus le produit d'un dépérissement des services publics, ou de la construction par les politiques publiques et les administrations de dispositifs par toujours efficaces et de nature bureaucratique. De nombreux acteurs locaux, des enseignants aux associations en passant par les habitants eux-mêmes, et certains maires, démontrent chaque jour leur capacité d'innovation sociale et de construction d'un lien positif, qui dénote d'une capacité de résilience bien plus forte que ne le laissent croire des discours marqués par le déclinisme et un nationalisme défensif. Tout cela construit la citoyenneté de demain et constitue une preuve de la vivacité de la citoyenneté dès aujourd'hui. Ensuite, il ne faut pas réifier le concept de citoyenneté qui, comme celui de nation ou de démocratie, évolue dans le temps. Les mobilisations de la jeunesse sont une source d'espoir non-négligeable pour l'avenir ; il y a une vraie construction d'une nouvelle génération politique, après que certains aient proclamé la "fin de l'histoire", qui se fait autour de thèmes universels comme l'environnement et la dignité. Depuis quelques années, un certain nombre de thèmes, comme l'antiracisme, la lutte contre les discriminations et les violences de tous types, ont émergé dans l'espace public, ce qui contraindra forcément les acteurs politiques à s'en saisir pour répondre aux attentes des citoyens. La plupart des discours défaitistes sur la question de la citoyenneté et ils sont partagés un peu partout sur l'échiquier politique font l'impasse sur la politique par le bas, pour préférer la petite phrase, la mesure choc ou le slogan facile, à de véritables réflexions sur la société, informées par les sciences sociales, sur la place des individus dans la société, les relations entre les individus, le rôle de l'Etat... Mais, dans les situations d'incertitude, de doute, il est plus facile de se tourner vers des thèmes familiers, facilement identifiables, comme la tradition, l'identité ou la religion.