Les journaux sympathiques


Par Eric de Bellefroid *
Mardi 8 Juin 2010

Imaginons un peu le désastre. Un petit déjeuner du samedi matin où, autour des pistolets, des croissants, de la cafetière fumante et de la carafe d’oranges pressées, ne se déploierait plus un bel éventail de journaux, revues et magazines de toutes espèces. D’intérêt général, politique, culturel, sportif, people même à la rigueur. Chacun, plutôt, viendrait à table avec son écran plat, son iPhone, son iPad, et autres véritables assuétudes de notre temps.
Depuis les lustres qu’on nous promet que la presse papier est en déclin absolu, on avait censément fini par ne plus le croire. Or, l’autre jour, on croisait un grand futurologue (qu’on ne nommera pas ici, car la charité est vertu théologale, mais ce n’était ni Alain Minc, ni Jacques Attali), qui vaticinait à nouveau et à satiété sur l’effondrement des journaux.
«La presse, proclamait-il, est la deuxième industrie lourde après la sidérurgie. Le marché du papier ne pourra pas tenir la demande. D’un point de vue écologique en tout cas.» Soit. Nous dûmes en rabattre. Fort découragé cependant, car notre conviction était à peu près acquise qu’après une brève disparition, tôt ou tard, le journal papier reviendrait en force comme on a retrouvé, ces dernières années, le chemin de la bicyclette. Ou comme on redécouvre aujourd’hui le charme, soi-disant désuet, des cartes postales. Ce qui d’ailleurs est intéressant à nos yeux dans les modes, c’est leur retour inéluctable, un jour ou l’autre.
Il est vrai qu’on éprouve quelque mal à concevoir l’avenir sans le plaisir de froisser les journaux comme on caresse les belles étoffes, les beaux cuirs ou les vieux bois. Avec de surcroît, la quintessence de leurs parfums et senteurs magnifiques. Pure question de sensualité. Il ne nous viendrait pas à l’idée, en revanche, de palper voluptueusement un écran tactile.
Ainsi nous faudrait-il faire le deuil de nos journaux ? N’en déplaise à notre futurologue, qui vient de commettre son énième ouvrage - à succès, espère-t-il en toute modestie, pour «satisfaire [son] éditeur» -, le livre, lui, condamné au pilon dans 90 % des cas, ne consommerait-il donc pas de papier? Si, répond-il, et c’est pourquoi l’intérêt d’une bibliothèque virtuelle. Mais on ne connaît encore personne qui ait lu tout Harry Potter sur écran. Et le premier e-book sans papier n’est guère encore advenu.
En ce qui le regarde par ailleurs, il est désormais abonné à plusieurs journaux en ligne. Ainsi, bien entendu, qu’à la fameuse édition électronique du «Monde». Cela est bel et bon, mais comment parvient-il à plier son journal électronique pour l’enfouir dans sa poche et le déplier, le moment venu, au bistrot, dans le train ou chez le dentiste ? Lire sur son téléphone portable, qui par nature et par (haute) définition sera de plus en plus petit, qu’on nous permette un soupçon de perplexité.
Mais revenons au papier. Car, au surplus, que fait-on quand on aspire à conserver un bon article ? Il existait naguère, dans la panoplie idéologique industrielle de la Qualité totale, le concept «zéro papier» (zéro défaut, zéro stock, zéro déchet, etc.). Or, depuis lors, les photocopieuses et imprimantes n’ont jamais aussi bien fonctionné. Elles marchent à plein toute la sainte journée. Elles sont aussi chaudes et bouillantes que les machines à café.
C’est vous dire, chers amis, que la divination est un art malaisé. En matière de presse, très singulièrement. On fit autrefois du papier avec du papyrus, du chiffon ou du vélin. Qui nous dit que, demain, le génie de l’homme ne nous trouvera pas une matière première de nouvelle génération ? D’une texture aussi douce et agréable que le papier pelure ou glacé. Il existe déjà de l’encre sympathique. Alors, pourquoi pas du papier sympathique ? Et des journaux sympas.

* Chroniqueur au journal La Libre Belgique


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