Contentieux climatique. La nécessaire rénovation de la responsabilité civile environnementale


Libé
Vendredi 21 Juin 2024

Ouverture de la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement de Rio de Janeiro, le 3 juin 1992. — © Eduardo DiBaia / AP Photo / Keystone
Ouverture de la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement de Rio de Janeiro, le 3 juin 1992. — © Eduardo DiBaia / AP Photo / Keystone
« 2.341 contentieux climatiques au total ont été déposés devant les tribunaux d’une cinquantaine de pays à travers le monde. Leur nombre a explosé depuis l’Accord de Paris de 2015 ».

Sabin Center for Climate Change Law de l’université de Columbia (Etats-Unis), 2023.
Partout dans le monde, on assiste à une inflation des contentieux environnementaux. Selon le Sabin Center for Climate Change Law de l’université de Columbia, on en comptait 884 en 2017, ce nombre est passé en 2022 à 2.180 actions intentées devant 65 instances dans le monde entier.
Si la majorité des actions sont enregistrées aux Etats-Unis, les pays en développement et petits Etats insulaires comptabilisent 17% des litiges recensés par le Centre.

D’après Inger Andersen, directrice exécutive du PNUE, « les citoyens se tournent de plus en plus vers les tribunaux pour lutter contre la crise climatique et demandent des comptes aux gouvernements et au secteur privé. Les contentieux liés au climat deviennent un mécanisme clé pour garantir l’action climatique et promouvoir la justice climatique ».
Cette situation fait donc appel au régime juridique de la réparation du préjudice écologique. Toutefois, en l’absence d’un socle commun de références en la matière, nous proposons d’examiner d’abord la responsabilité civile environnementale.

La responsabilité civile environnementale, au sens de Michel Prieur, peut être définie comme l'obligation légale pour une personne ou une entité d'assumer les conséquences financières des dommages causés à l'environnement par ses activités, ses produits ou ses services. Cette responsabilité s'appuie sur le principe du pollueur-payeur et vise à réparer les dommages causés à l'environnement, à restaurer les écosystèmes affectés et à compenser les préjudices subis par les individus et les collectivités impactés.

En ce sens, on pourrait considérer certaines dispositions de la directive européenne 2004/35/CE, comme un premier cadre commun rationnel d’identification et de mise en œuvre de la réparation à l’échelle régionale. D’ailleurs, la Commission européenne considère la responsabilité environnementale comme "l'obligation de prévenir et de réparer les dommages à l'environnement". Cette définition met l'accent à la fois sur la prévention et la réparation des dommages environnementaux causés par certaines activités.

De juin 1992 à aujourd’hui : la longue marche vers la « Responsabilité environnementale »
En juin 1992, la Conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement à Rio de Janeiro, plus connue sous le nom de « Sommet planète Terre » a adopté une déclaration qui a fait émerger le concept des droits et des responsabilités des pays dans le domaine de l'environnement.
 
Ainsi, le Principe 13 de la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, énonce : « Les Etats doivent élaborer une législation nationale concernant la responsabilité de la pollution et d'autres dommages à l'environnement et l'indemnisation de leurs victimes. Ils doivent aussi coopérer diligemment et plus résolument pour développer davantage le droit international concernant la responsabilité et l'indemnisation en cas d'effets néfastes de dommages causés à l'environnement dans des zones situées au-delà des limites de leur juridiction par des activités menées dans les limites de leur juridiction ou sous leur contrôle. »

Comme le principe de responsabilité se traduit juridiquement comme l'obligation légale pour une personne ou une entité d'assumer les conséquences de ses actes en réparant les dommages causés en matière civile, ou encore en subissant des sanctions pour infractions en matière pénale, il fut nécessaire d’asseoir un cadre juridique permettant de transposer ce principe dans les juridictions internationales, régionales et nationales.

En France, on a assisté d’abord à l’intégration, en 2005, d'un droit « de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » au bloc de constitutionnalité, ensuite la consécration par le Conseil constitutionnel de « l’obligation de vigilance à l'égard des atteintes à l'environnement», mais il a fallu attendre 2016 pour graver dans le Code civil à son article 1246 le principe suivant : «Toute personne responsable d'un préjudice écologique est tenue de le réparer ».

Au Maroc, la Loi-cadre n° 99-12 portant Charte nationale de l’environnement et du développement durable s’appuie sur le principe selon lequel toute personne physique ou morale, publique ou privée, a l’obligation de procéder à la réparation des dommages causés à l’environnement (article 2). Dans ce dessein, la charte prévoit à son article 34, la mise en place d’un régime juridique de responsabilité environnementale offrant un niveau élevé de protection de l’environnement, « Ce régime est assorti de mécanismes de réparation des dommages, de remise en état et d’indemnisation des dégâts causés à l’environnement et notamment de garantie financière, le cas échéant. » (article 34).

En attendant l’adoption du texte d’application de la Charte en matière de régime de responsabilité environnementale, il serait judicieux d’en explorer les fondements classiques, avant d’envisager les réformes nécessaires en ce sens.
L’apodictique dépassement du fondement classique de la responsabilité civile en matière environnementale

D’abord, la structure même de la responsabilité civile au sens classique est connue pour sa relation interindividuelle. Ainsi, l’article 77 du Dahir formant Code des Obligations et des Contrats (DOC) au Maroc dispose : « Tout fait quelconque de l'homme qui, sans l'autorité de la loi, cause sciemment et volontairement à autrui un préjudice est tenu à réparer ledit dommage lorsqu'il est établi que ce fait en est la cause directe ... ». Parallèlement, l’article 1240 du Code civil français dispose:« Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».
Il s’agit ici de l’obligation de réparer le dommage causé « à autrui », ce qui ne permet pas de donner un fondement juridique solide à la condamnation de celui qui cause le dommage environnemental.

De surcroît, pour obtenir indemnisation, il faut impérativement que le dommage ait causé du tort à une personne physique ou morale, faute de quoi, le caractère personnel du dommage est contesté. On ne peut parler alors de préjudice écologique pur.

Ensuite, fonder la réparation du préjudice écologique sur la responsabilité civile classique revient à l’établissement du lien de causalité. Ainsi, l’article 78 du DOC dispose : «Chacun est responsable du dommage moral ou matériel qu'il a causé, non seulement par son fait mais par sa faute lorsqu'il est établi que cette faute en est la cause directe. ». C’est également le cas en droit français (articles de 1240 à 1242 du Code civil).
Mais que faire dans les cas où il s’agirait de pollution diffuse, et où il est difficile d’établir un lien de causalité ?
Sans oublier que l’imposition de démonstration de ce lien de causalité requiert une expertise scientifique, dont le coût serait un obstacle majeur à l’accès à la justice pour les victimes.
Pour ces raisons et bien d’autres, la responsabilité civile classique en matière environnementale reste à rénover sur la base d’une jurisprudence efficace. Une position aux antipodes des voix qui vont à l’encontre de la promotion de la responsabilité civile comme fondement de la réparation des atteintes à l’environnement, mais qui mérite une attention particulière.
Erika : la grande subversion jurisprudentielle pour le préjudice écologique
La reconnaissance du préjudice écologique se réfère à l'admission juridique du fait qu'un dommage a été causé à l'environnement en tant qu'entité distincte, indépendamment des dommages subis par des individus ou des biens. Cette reconnaissance permet de considérer l'environnement comme un sujet de droit à part entière, avec des droits et des intérêts propres. (Marie-Laure Lambert et al.,2013)
 
La Cour de cassation dans son arrêt datant du 25 septembre 2012, le définit comme « l'atteinte directe ou indirecte portée à l'environnement et découlant de l'infraction », dans le cadre de la célèbre affaire dite ERIKA (Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 25 septembre 2012, 10-82.938).

Des poubelles sont alignées, le 2 août 2000 près de l'anse de Belmont à La Turballe, pour recevoir le mazout après le naufrage de l'Erika. AFP/Frank Perry
Des poubelles sont alignées, le 2 août 2000 près de l'anse de Belmont à La Turballe, pour recevoir le mazout après le naufrage de l'Erika. AFP/Frank Perry
On a assisté ainsi, pour la première fois, à la consécration jurisprudentielle du préjudice basé sur une atteinte patrimoniale, extrapatrimoniale et écologique. Loin d’attribuer le préjudice à une personne au sens du droit commun de la responsabilité, c’est plutôt le préjudice subjectif qui l’emporte pour la première fois.
En ce sens, et toujours dans cette optique de rénovation : serait-il pertinent d’aller au-delà de la consécration jurisprudentielle et d’envisager une consécration législative du préjudice écologique ?

Le principe de précaution contre toute tergiversation scientifique
Selon Sandrine Maljean-Dubois et Damien Bazin (2010), le principe de précaution est une notion fondamentale dans la gestion des risques environnementaux. Il implique que lorsqu'il existe des incertitudes scientifiques quant aux effets nocifs potentiels des activités humaines sur l'environnement, des mesures préventives doivent être prises pour éviter ces dommages, même en l'absence de preuves scientifiques concluantes.

En matière de responsabilité civile pour dommage environnemental, le principe de précaution peut être invoqué pour soutenir l'argument selon lequel les parties impliquées dans une activité potentiellement dommageable doivent prendre toutes les mesures raisonnables pour prévenir les dommages environnementaux, même si ces dommages ne sont pas encore avérés de manière certaine.

Un exemple d'application jurisprudentielle du principe de précaution dans la responsabilité pour dommage environnemental est l’ordonnance du Tribunal international du droit de la mer, datant du 27 août 1999. Ladite ordonnance, enjoignant au Japon de s’abstenir de mettre en œuvre un programme de pêche expérimental par la nécessité de la précaution du fait de l’incertitude scientifique concernant l’état de conservation du thon à nageoire bleue en tant que poisson migrateur. (Affaires du thon à nageoire bleue (Nouvelle-Zélande c. Japon; Australie c. Japon) – Ordonnance du 27 Août 1999).

La formulation extensive du principe de précaution dans cette affaire traduit une obligation de résultat. Ainsi, l’activité de pêche en question est présumée dangereuse, c’est pourquoi elle demeure (au sens de l’ordonnance) interdite jusqu’à la démonstration de son innocuité, ce qui conduit à un renversement de la charge de la preuve.
Droit à un environnement sain : la soulte exigible du droit environnemental et des droits de l’Homme
Le droit à un environnement sain peut être défini comme le droit fondamental de chaque être humain à vivre dans un environnement qui lui permette de jouir de la santé et du bien-être.

En France, le droit à un environnement sain a fait l’objet d’une reconnaissance législative, à travers la loi n°95-101 du 2 février 1995, hissée au rang de constitutionnelle à travers la Charte de l’environnement, adoptée le 24 juin 2004 et adossée à la Constitution par la loi n°2005-205 du 1er mars 2005, dont l’article 1er dispose que « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ».

Le droit à un environnement sain a été également consacré par la Constitution du Royaume du Maroc de 2011 à son article 31 qui dispose : « L'Etat, les établissements publics et les collectivités territoriales œuvrent à la mobilisation de tous les moyens à disposition pour faciliter l'égal accès des citoyennes et des citoyens aux conditions leur permettant de jouir des droits : aux soins de santé; à la protection sociale, à la couverture médicale et à la solidarité mutualiste ou organisée par l'Etat; à une éducation moderne, accessible et de qualité; à l'éducation sur l'attachement à l'identité marocaine et aux constantes nationales immuables; à la formation professionnelle et à l'éducation physique et artistique; à un logement décent; au travail et à l'appui des pouvoirs publics en matière de recherche d'emploi ou d'auto-emploi; à l'accès aux fonctions publiques selon le mérite; à l'accès à l'eau et à un environnement sain; au développement durable».

Une application jurisprudentielle notable du droit à un environnement sain est l'affaire opposant des citoyens et des organisations non gouvernementales dans la municipalité de Tampico Tamaulipas (au Mexique) ayant intenté une action en justice pour violation de leur droit à un environnement sain, à la suite du développement d’un projet de Parc dans une zone mangrove. Par conséquent, la Cour a ordonné la suspension du projet de parc et la révocation immédiate de tout permis ou autorisation accordée pour sa construction. En outre, la Cour a ordonné la mise en œuvre d’un projet de récupération et de conservation de la zone de mangrove touchée afin de restaurer l’écosystème et ses services environnementaux. Pour assurer la conformité, les autorités responsables ont reçu l’ordre de soumettre des rapports bimensuels détaillés au tribunal. (Cour suprême du Mexique, première chambre, Amparo en Revisión, no°307/2016, décision du 14 novembre 2018)
Cette décision jurisprudentielle a marqué un tournant significatif dans la reconnaissance du droit à un environnement sain en tant que droit fondamental au Mexique, et elle a eu des répercussions importantes sur les politiques environnementales et la protection de la santé publique dans le pays.

Yasmine Boutaib
Yasmine Boutaib
Des fondements suffisants en faveur de la consécration et de la rénovation de la responsabilité civile en matière environnementale, auxquels on pourrait même ajouter notre credo en faveur du droit des générations futures, comme nouveau fondement en cours de reconnaissance sur le plan international, mais dont les bases sont déjà constitutionnelles au Maroc. Dès lors que la Constitution marocaine dans son article 35 dispose que  « l’Etat garantit la liberté d’entreprendre et la libre concurrence. Il œuvre à la réalisation d’un développement humain et durable, à même de permettre la consolidation de la justice sociale et la préservation des ressources naturelles nationales et des droits des générations futures ». 

Yasmine BOUTAIB
Conseillère en transition énergétique et militante pour les droits de l’Homme.


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