La croissance inclusive et le travail décent


Par Tarik EL MALKI
Mardi 14 Avril 2015

La croissance inclusive et le travail décent
 L’USFP s’est fait représenter au 
séminaire de l’Alliance progressiste tenu à Mexico les 26 et 27 mars dernier par Zohra Lhioui, coordinatrice de la Commission des relations extérieures du parti et Tarik El Malki, membre de la même commission.
Nous reproduisons ci-dessous le texte 
de l’intervention de Tarik El Malki, 
enseignant-chercheur et membre du Conseil scientifique du CMC, qui 
a suscité un intérêt particulier 
auprès des participants.



L’amélioration des conditions de vie autant que la réduction des inégalités, la lutte contre la vulnérabilité ou l’exclusion constituent une source de préoccupation majeure pour l’ensemble des pays. Néanmoins, le processus de croissance sur lequel beaucoup d’espoir est fondé pour la transformation du niveau de vie des populations à travers la progression des revenus et leur répartition plus égalitaire ne semble pas toujours produire tous les effets escomptés avec l’efficacité recherchée. On constate, en effet, que souvent l’amélioration des performances économiques résultant d’une croissance plus soutenue dans de nombreux pays en développement n’a pas toujours été de pair avec l’élévation des revenus et des niveaux de vie à même d’élargir les espaces de prospérité pour englober de nouvelles catégories sociales et favoriser ainsi l’émergence des classes moyennes. L’augmentation du revenu moyen comme conséquence du développement de l’activité économique ne bénéficie pas forcément de la même manière aux différentes catégories de populations, et plus spécifiquement aux catégories de population les plus vulnérables (jeunes, femmes, populations rurales …). Le processus de croissance peut donc comporter un biais de répartition qui perpétue les inégalités et atténue son incidence sur la pauvreté. Ce biais prend actuellement d’autant plus d’importance que les aspirations à des conditions de vie meilleures dépassent actuellement les considérations purement économiques pour englober de nouvelles dimensions relevant autant du développement social que du développement humain.
L’importance de la répartition dans la dynamique économique a conduit les analystes à établir une distinction entre les processus de croissance selon leur incidence sur les inégalités de revenus entre les différentes catégories de populations et, plus particulièrement, les catégories les plus défavorisées. L’intérêt porté à la question des inégalités pouvant résulter de la dynamique de croissance a même donné lieu à un concept nouveau, celui de la croissance « pro pauvres » ou « inclusive ». Ce concept a été introduit à la suite de l’expérience vécue par nombre de pays en développement où la croissance économique, conditionnée par les seules forces du marché, tend à profiter davantage aux catégories de populations aisées qu’aux catégories sociales défavorisées. 
La raison à cela tient au fait que les opportunités qu’offre la dynamique de croissance peuvent être plus facilement saisies par les agents disposant de ressources et moyens en termes de capital humain et de capital financier. 

Dynamique de répartition au Maroc : enseignements d’une décennie de croissance.
Profil de croissance: une amélioration qui reste en deçà des attentes.
Au cours de la décennie 80, la croissance au Maroc a été en moyenne de 4% l’an. Elle est nettement inférieure au seuil de 7% nécessaire afin de promouvoir l’emploi et améliorer le niveau de vie des citoyens. Cet élan a été fortement freiné au cours de la décennie suivante pour tomber à 2,7%. Ce ralentissement trouve son origine principalement dans le mauvais comportement du secteur agricole. Ce dernier a, en effet, subi les effets négatifs des conditions climatiques caractérisées par des insuffisances pluviométriques récurrentes et peu espacées. Quatre mauvaises campagnes agricoles ont été observées au cours de cette période. S’agissant de la décennie 2000, la dégradation de la production du secteur agricole et ses répercussions sur le reste de l’économie se sont produites avec moins d’acuité que par le passé. De ce fait, la croissance a repris des couleurs. Le taux de progression moyen du PIB observé sur la période 2000-2011 s’est établi à près de 4,7%. 
Aussi, ces évolutions moyennes très instables d’une période à l’autre sont dues pour une large part aux aléas climatiques et aussi aux chocs exogènes qui ont fortement affecté notre économie dont notamment les effets contraignants du Plan d’ajustement structurel des années 80, les hausses brutales des matières premières intervenues au cours des dernières années, l’augmentation brutale du cours du pétrole en 2008, et bien évidemment la crise financière qui a secoué toutes les économies de par le monde amorcée la même année et qui a eu un impact certain sur la nôtre. Ces pesanteurs n’ont pas empêché l’économie marocaine de croître mais à un rythme lent. Elles ont également révélé de nombreuses fragilités. S’agissant de l’offre, les exportations et l’investissement dont le Maroc voulait faire les principales forces motrices de la croissance de son économie n’ont pas été en mesure de le faire de manière durable et soutenue. Leurs taux de progression respectifs ont été ralentis et le Maroc fait face à un déficit commercial jamais atteint auparavant. La consommation a repris progressivement le relais grâce à un soutien de la demande des ménages induits par les hausses successives du SMIG et des salaires dans la Fonction publique notamment dont les accroissements nominaux ont été plus importants que celui de l’inflation faisant ainsi progresser leur pouvoir d’achat et donc la demande. 
En conclusion, on observe que les nombreux efforts déployés par le Maroc, depuis de nombreuses années pour redynamiser son économie et la mettre sur un sentier de croissance forte et durable n’ont pas atteint leurs objectifs. La croissance est restée modérée et instable, le chômage est resté relativement élevé et les fondamentaux de l’économie demeurent incertains. La dynamique de croissance observée au Maroc ces dernières années n’a pas été accompagnée d’une amélioration très significative dans le domaine de l’emploi, des inégalités et de la pauvreté. Cependant, des résultats assez probants ont été enregistrés au niveau des finances publiques, de la dette et de l’inflation. Cette évolution a été en partie induite par la politique de libéralisation de l’économie marocaine préconisée dès le début des années 80. Celle-ci a favorisé un mouvement de réformes visant à accroître le rendement fiscal, à créer un environnement favorable au secteur privé, à parachever le processus de privatisation, à élargir l’accès aux services sociaux et à améliorer la qualité. Mais depuis 2008, la situation des finances publiques se dégrade dangereusement avec un déficit budgétaire qui ne cesse de s’aggraver et un endettement qui explose. Cela a poussé le gouvernement, sur les injonctions du Fonds monétaire international (FMI) à mettre en place des réformes jugées impopulaires et antisociales –notamment la libéralisation des prix des hydrocarbures –car elles exercent un impact négatif sur le pouvoir d’achat des ménages. 

Partage des fruits de la croissance
Le Maroc, qui a intensifié ses programmes de développement depuis plus d’une décennie avec pour objectif l’accélération de la croissance, l’amélioration des conditions de vie et la réduction des inégalités a enregistré d’importantes avancées en la matière. Le rythme de croissance qu’a connu l’économie nationale tout au long des dix dernières années a permis, en effet, de générer d’importants progrès au niveau de la formation des revenus et de leur expansion. Les faits stylisés de la croissance au Maroc montrent que le revenu national a plus que doublé en valeur nominale au cours des douze dernières années. Il a dépassé les 806 milliards de DH en 2010. Suivant cette tendance, le revenu par habitant s’est ainsi élevé au cours de cette période à près de 26.000 DH contre seulement 14.400 DH à la fin de la décennie 1990. Globalement, le revenu national s’est en conséquence accru en moyenne de 6,5% par an sur la période couvrant les années 1998-2010. 
Il est à souligner que les performances économiques enregistrées ces dernières années et leur incidence directe sur l’évolution des revenus se sont répercutées positivement sur le comportement de consommation qui constitue le principal indicateur de niveau de vie. Les dépenses de consommation telles qu’elles ressortent des agrégats économiques globaux ont en effet suivi une tendance haussière assez forte ces dernières années. En effet, la dépense totale des ménages s’est accrue de 64% durant la période couverte par les deux dernières enquêtes de niveau de vie (2001 et 2007) en passant de 253 MM DH en 2001 à 353 MM de DH en 2007. Ces résultats impliquent un accroissement de la dépense annuelle moyenne par ménage de 49.331 DH en 2001 à 57.935 DH en 2007. Ces résultats témoignent d’une amélioration des conditions de vie des ménages particulièrement soutenue ces dernières années avec une dépense moyenne par tête atteignant en 2010 la valeur de 14.000 DH, en hausse de 4,6% par an sur les dix dernières années.
Cependant, malgré l’augmentation réelle des revenus et des dépenses de consommation ces dix dernières années, on observe ces dernières années un creusement des inégalités et des disparités en matière de dépenses entre différents groupes socioéconomiques qui s’expliquent par le niveau d’alphabétisation du chef de ménage, le type d’activité qu’il exerce, son statut professionnel et le niveau de ses revenus. Il semble cependant que les disparités en matière de consommation se soient réduites de manière significative en milieu urbain. De façon plus globale, la mesure des inégalités approchée à travers le coefficient de concentration de Gini a certes montré des améliorations sensibles depuis le milieu des années 80, mais les données portant sur la période 2000-2010 ne font pas apparaître une nette amélioration de la répartition des dépenses entre les différentes catégories socioéconomiques mais une relative stabilité. Ce coefficient s’est en effet établi à 40,7% en 2010 contre 40,8% en 2001.
En outre,  les résultats enregistrés au cours des dix dernières années semblent marquer des écarts sensibles entre les facteurs de production, capital et travail. Ces écarts qui ont tendance à se ressentir de façon encore plus marquée sur les catégories de travailleurs les plus exposés ne sont pas de nature à favoriser le développement d’un marché intérieur et l’émergence d’une classe moyenne accompagnant la dynamique de croissance. Les effets de ces écarts peuvent par ailleurs se ressentir au-delà du partage des fruits de la croissance considéré d’un point de vue global et affecter la répartition au niveau des secteurs d’activité, selon les groupes socioéconomiques  ou encore au plan spatial, entre les milieux urbain et rural. 

La croissance inclusive et le travail décent
Vers un modèle de croissance «pro-pauvre» et/ou inclusif :
Un nouveau modèle de croissance doit être mis en place qui soit basé sur la justice sociale, l’équité, et la solidarité. Un modèle de croissance qui soit inclusif et qui fasse la part belle à la lutte contre la pauvreté. 
Tout d’abord, un certain nombre de précisions d’ordre conceptuel doivent être établies. Il existe des différences entre ce que l’on appelle la «croissance inclusive» et la croissance «pro-pauvres». La croissance inclusive implique un rythme de croissance qui soit rapide et surtout durable afin de permettre une réduction drastique de la pauvreté, et une réduction des inégalités sociales entre les différentes catégories de population. La durabilité et la pérennité du rythme de la croissance impliquent l’élargissement et la diversification de la base productive d’une économie à travers la mise en place de politiques publiques dans un ensemble de secteurs d’activité novateurs où un pays détient des avantages compétitifs ; politiques à même de créer des emplois de qualité, d’améliorer la compétitivité globale de l’économie et de booster le rythme de la croissance. Un tel type de modèle implique d’avoir une approche et vision globale long-termiste de la croissance, de favoriser la création d’emplois productifs, et d’éviter autant que faire se peut la distribution directe de revenus. Les indicateurs utilisés dans ce cas de figure  sont le nombre et le type d’emplois créés par secteur, le taux de progression en termes de création d’emplois, le taux de productivité, etc. 
Un tel type de modèle de croissance implique de se focaliser en amont sur les obstacles et les rigidités structurelles qui entravent le fonctionnement de l’économie et sa compétitivité. Ces obstacles englobent le fonctionnement du marché du travail, le système d’éducation-formation, la fiscalité, le climat des affaires, la justice, l’accès au financement, la recherche et l’innovation, etc. En résumé, la croissance inclusive implique que l’ensemble des composantes sociales tire profit de manière équitable des fruits de cette croissance selon ses efforts et son mérite. Cette approche implique qu’il faille lutter contre les inégalités en termes d’accès aux opportunités –les inégalités liées aux circonstances –qui pénalisent et discriminent certains groupes de population en fonction de leur sexe, origine ethnique, religieuse, sociale, l’accès au crédit, l’accès au savoir, aux soins,  etc. Les gouvernements doivent agir sur ce type d’inégalités, ce que l’on appelle les «mauvaises inégalités» en donnant les mêmes chances de départ à tous et en luttant contre toute forme d’exclusion liées à des critères autre que le mérite.  Selon cette vision, les économistes considèrent qu’il existe aussi de « bonnes inégalités » —inégalités liées à l’effort consenti— qui sont consubstantielles à l’économie de marché et qui sont liées à l’effort consenti par chacun afin de tirer profit des opportunités fournies par le marché. Les pouvoirs publics n’ont pas vocation à lutter contre ce type d’inégalités qui favorisent l’innovation, l’émulation et la saine compétition au sein d’une société. Aussi, la croissance inclusive vise à éliminer les mauvaises inégalités lorsqu’elle accepte les bonnes inégalités. Elle se veut comme un dépassement du modèle néolibéral issu du Consensus de Washington et qui a prévalu durant les années 1980 et 1990 et qui a justement creusé les disparités sociales entre classes en fonction de critères autres que le mérite ; elle tend à mettre l’accent sur le renforcement du rôle de l’Etat en tant que stratège et protecteur, le renforcement des institutions comme cadre de régulation du marché, le développement du capital humain, le développement durable, etc.
La croissance «pro-pauvres», en revanche, implique de réduire les inégalités et les disparités sociales entre groupes d’individus en se focalisant exclusivement sur un groupe de personnes –en l’occurrence les catégories les plus vulnérables – à travers des politiques actives de revenus et de protection sociale, et de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. On le voit bien, les principales différences entre ces deux types de modèles sont, d’une part, que bien que la croissance inclusive et la croissance pro-pauvres partagent le même objectif de réduction des inégalités et disparités sociales, la croissance inclusive n’en fait pas son objectif principal. Cette approche considère qu’à travers la relance par l’offre qui impactera positivement l’emploi, tout le monde tirera profit des fruits de la croissance en fonction de l’effort consenti. A la condition que les pouvoirs publics mettent en place un cadre incitatif à même de permettre aux meilleurs de se réaliser. En revanche, la croissance «pro-pauvres» se concentre exclusivement sur une seule catégorie de population, les exclus. Cette approche considère que les inégalités ne disparaissent d’elles-mêmes grâce au rythme de croissance mais qu’elles doivent être combattues en tant que tel. Les indicateurs qui sont utilisés sont le niveau de revenus des ménages, les dépenses de consommation, le taux de pauvreté notamment.
En résumé, on considère que le concept de croissance inclusive est beaucoup plus englobant que le concept de croissance pro-pauvres, car il se focalise sur les transformations structurelles d’une économie à travers la modernisation et le renforcement de la base productive des économies et la mise en place de stratégies de développement intelligentes et judicieuses, à même de générer des opportunités d’emplois qualifiés. Ces politiques auront un impact positif sur l’ensemble de la population et donc sur la croissance.

Perspectives
En conclusion, la crise politique, économique et sociale majeure qui secoue les pays occidentaux depuis 2008 et qui s’est propagée dans le monde entier a placé les peuples et nations des régions limitrophes et dépendantes devant un défi considérable : les coûts de la résolution de cette nouvelle crise ne doivent pas peser sur les épaules des salariés et des peuples. 
Nous vivons actuellement le développement d’une crise internationale d’une ampleur et d’une dimension telle qu’elle nous oblige à remettre en question le modèle néolibéral qui règne en maître depuis plus de trois décennies. 
Or, jusqu’à ce jour, les pays n’ont fourni que des réponses conjecturales, qui consistent à appliquer des mesures politiques suivant la même logique que les mesures qui ont conduit au déchaînement de la crise. Cela a renforcé les répercussions les plus graves de la crise, avec des conséquences indéniables pour la majorité de la population des différentes sociétés. 
Il est de plus en plus patent que la politique en faveur des entreprises et du sauvetage des banques, et non pas des peuples, aggrave le chômage, les inégalités et l’exclusion sociale. Face à cette situation, la sortie de crise nécessite une réponse urgente et structurelle, impliquant la participation inéluctable des partis de gauche et progressistes, des syndicats, des mouvements des travailleurs et salariés ainsi que des différentes formes d’expression collective du peuple. A l’heure du 21e siècle mondialisé, l’humanité ne résoudra les défis existentiels que dans l’action commune, en restructurant les asymétries historiques entre le Nord et le Sud et en donnant aux institutions mondiales la capacité de régler les tensions, les déséquilibres et les conflits inhérents à ce processus. 
Le concept de développement durable semble constituer une alternative, à l’antipode du schéma de pensée néolibéral, une forme qui appréhende et organise des aspects essentiels de la vie sociale à l’aide d’une logique nouvelle, une réponse élaborée par et pour les majorités du peuple, une réaffirmation des piliers que sont un travail digne, le partage des richesses, la démocratie participative, l’égalité entre les hommes et les femmes, l’intégration régionale, en insistant sur leur articulation dans les négociations internationales et en renforçant des positions communes sur des thèmes d’intérêt général, l’échange de bonnes pratiques entre les gouvernements, la protection sociale, et en intégrant toutes les personnes, les générations et l’environnement, et par conséquent la dimension économique, sociale, écologique et politique. 
Au vu des défis considérables qui sont posés, il est temps d’agir et de formuler des possibilités concrètes de changement. Il existe de nombreuses voix critiques dans les sociétés, mais aussi un potentiel solidaire et émancipateur. 
C’est pourquoi il est plus important que jamais que les partis, les syndicats et les organisations de la société civile se saisissent de cet élan et soutiennent les débats et le développement d’alternatives. Il existe un besoin de solutions concrètes pour aborder les problèmes actuels, mais aussi de solutions qui vont plus loin et créent les bases de sociétés socialement plus justes. 


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