Jihane El Bahhar : L’un des plus grands défis du cinéma marocain aujourd’hui est l’absence d’une véritable industrie des films de genre


Libé
Jeudi 10 Avril 2025

Jihane El Bahhar : L’un des plus grands défis du cinéma marocain aujourd’hui est l’absence d’une véritable industrie des films de genre
Dans cet entretien à la MAP, la réalisatrice et scénariste Jihane El Bahhar livre son analyse de la montée en puissance de films marocains acclamés par le public et la critique. Selon elle, le regain d’intérêt pour les productions nationales reflète une évolution de l’industrie dans son ensemble et met les professionnels devant le défi de diversification des genres pour allier "exigence artistique et succès populaire". (Chapô)

Dernièrement, on constate un véritable engouement du public pour les films marocains qui rivalisent au box-office avec les blockbusters américains. Comment expliquez-vous cette percée et est-ce qu'on peut y voir un signe de développement de l'industrie cinématographique nationale avec toutes ses filières (production, distribution, exploitation, promotion) ?

JEB : Absolument, le succès que connaissent les films marocains en salles est le reflet d’une mutation profonde de notre industrie cinématographique. Plusieurs facteurs expliquent cet engouement du public pour les productions locales. Tout d’abord, la qualité des scénarios s’est nettement améliorée. Nous avons aujourd’hui des histoires qui résonnent avec le quotidien des spectateurs marocains, qui racontent leurs réalités, leurs espoirs et leurs luttes d’une manière plus authentique et accessible.

Ensuite, nous avons assisté à une avancée technologique et technique indéniable. La qualité de la photographie, du montage et des effets visuels s’est nettement améliorée, permettant à nos productions d’atteindre un niveau de professionnalisme inédit. Par ailleurs, la montée en puissance d’acteurs talentueux, capables de captiver le public, a renforcé la crédibilité de nos films.

Ce succès confirme une chose essentielle : le public marocain a toujours été friand d’histoires qui lui ressemblent. Il veut se voir à l’écran, entendre sa langue, retrouver ses références culturelles et émotionnelles. Le défi aujourd’hui est de capitaliser sur cet engouement en structurant davantage le secteur, notamment en renforçant la production, la distribution et la promotion. Nous avons l’opportunité de bâtir une industrie cinématographique forte et compétitive, mais cela nécessite une stratégie à long terme. Et je pense que le centre cinématographique marocain fait un travail remarquable dans ce sens.

Sur le plan qualitatif, ces films qui font sensation auprès des Marocains sont-ils assez représentatifs des genres cinématographiques (comédie, action, mélodrame, films d'auteur…) ou bien y a-t-il une prédominance d'une certaine catégorie de films "commerciaux" ?

Je pense qu'il faut être prudent avec ces classifications. Aujourd’hui, on entend souvent dire qu’un "film commercial" est un film qui attire le grand public, tandis qu’un "film d’auteur" est un cinéma plus élitiste réservé aux festivals. Il est temps de sortir de cette vision binaire qui oppose cinéma populaire et cinéma d’auteur. Le véritable défi est de créer un cinéma équilibré, capable de conjuguer exigence artistique et succès populaire.

En regardant les films qui marchent au Maroc, on constate une nette domination des comédies et des drames sociaux. Ce sont des genres qui parlent directement aux spectateurs, avec des récits ancrés dans leur quotidien, souvent portés par un ton humoristique qui allège des thématiques parfois lourdes.

Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de place pour d’autres genres. Nous voyons émerger, timidement, des films qui osent explorer le thriller, le drame psychologique ou encore le cinéma engagé. Malheureusement, ces productions se heurtent encore des obstacles en termes de distribution et de réception par le public.
L’un des plus grands défis du cinéma marocain aujourd’hui est l’absence d’une véritable industrie des films de genre. Où sont nos films d’action ? Nos films de science-fiction ? Nos films d’horreur ? Ces genres cartonnent à l’international mais restent quasi inexistants chez nous. Ce n’est pas uniquement une question de moyens, c’est aussi un enjeu de maturité du marché et d’évolution des goûts du public.

Si nous voulons une industrie cinématographique forte, nous devons encourager cette diversité. Il faut que le public marocain puisse voir des films qui le font rire, mais aussi des films qui le surprennent, qui le questionnent, qui le transportent dans des univers qu’il n’a pas encore explorés.

Dans quelle mesure le fait d'obtenir un prix ou d’être programmé dans un grand festival national ou international contribue-t-il au succès d'un film dans les salles ?

Recevoir un prix ou être sélectionné dans un festival prestigieux apporte indéniablement une reconnaissance critique et une visibilité importante. Cela positionne un film sur l’échiquier cinématographique, facilite son exportation et attire l’attention des médias et des distributeurs.

Mais en termes de succès en salles, c’est plus nuancé. Certains films primés voient leur fréquentation boostée par leur palmarès, tandis que d’autres peinent à attirer le public, surtout si leur esthétique ou leur narration sont perçues comme trop exigeantes.
Plusieurs facteurs entrent en jeu comme le sujet du film, la stratégie marketing ou l’expérience spectateur.

Dans les pays où la culture cinématographique est plus développée, une sélection dans un grand festival est un véritable levier pour la carrière d’un film. En revanche, au Maroc, nous avons encore du chemin à parcourir pour que les films primés trouvent systématiquement leur place dans les salles et rencontrent leur public.

L’idéal serait de rapprocher cinéma d’auteur et cinéma populaire, en produisant des œuvres qui allient ambition artistique et accessibilité. Il y a de la place pour un cinéma marocain exigeant qui parle au cœur du public, et c’est cette direction que nous devons explorer.

Propos recueillis par Meriem Rkiouak (MAP)


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