L’interview croisée L’art n’a pas d'âge

Imane Feriani,Abdelhadi Benbella et Jean-baptiste Valadié


Si l’art n’a pas d'âge, défiant le temps et les époques, on ne peut que s’incliner devant sa faculté à se nourrir du “vécu, des circonstances et des mœurs qui font les particularités générationnelles” affirme Imane Feriani (Voir interview). L’artiste en connaît un rayon. Elle présentera ses œuvres, en compagnie d’Abdelhadi Benbella lors de l’exposition : «L’art à travers trois générations » avec pour invité d’honneur Jean-Baptiste Valadié.
Les œuvres sont exposées dès aujourd’hui jusqu’au 18 octobre prochain à Rabat, à la galerie Bab El Kebir aux Oudayas, avec l’appui du ministère de la Culture et de la Communication. La femme y tient une place prépondérante “Un merveilleux prétexte à nos diverses créations” s’enthousiasme Jean-baptiste Valadié. Mais la temporalité n’est pas en reste.
​Un concept concret qui fait partie intégrante de la réflexion artistique du trio symbolisant trois générations, trois représentations du monde et autant de façons de les exprimer à travers la matière et la forme. Mais leurs différences les rassemblent en quelque sorte. Unis dans cette volonté de partager leurs visions du monde qui les entoure, Imane Feriani, Abdelhadi Benbella et Jean-Baptiste Valadié, forts d’une complicité et d’une amitié qui durent depuis plusieurs années, ne cachent pas leur satisfaction quant à l’évolution de l’art et de sa représentation par le public, grâce notamment à une vulgarisation rendue possible par l’avènement du Web.

Libé
Samedi 2 Octobre 2021

L’interview croisée L’art n’a pas d'âge
Libé : Pourquoi mettre en avant vos différences générationnelles alors que l’art n’a pas d'âge et qu’il défie le temps ?
Imane Feriani : 
Il est vrai que l’art n’a pas d’âge, mais pour un artiste c’est une tout autre histoire. Et cette histoire, elle est racontée, par le geste artistique, à partir d’émotions, certes, mais aussi de vécus, de circonstances et de mœurs qui font les particularités générationnelles. Prenez l’exemple de la Femme : chacun de nous, et au-delà des techniques utilisées et des prédilections individuelles, l’interprète au regard de cette nébuleuse qu’est la vie ; telle que vécue par chacun de nous. Autrement dit, nos tableaux sont des récits picturaux subjectifs et véridiques d’artistes, enfants de leurs époques.

Jean-Baptiste Valadié : : Oui, on dit que l’art défie le temps ! Mais seul le temps est immortel... pas l’artiste. Et l’artiste est sur ce chemin de la création avec un âge... réel, lui! Ce sont 3 étapes de la vie: JEUNE, MOINS JEUNE, et.... PLUS DU TOUT JEUNE!!!! Les 3 étapes confondues et unies, dans la recherche du GRAAL de l’émotion picturale. C’est une route sans fin! Car le plaisir de créer est infini!

Abdelhadi Benbella : Le but de notre exposition est de justement prêcher pour l'idée que l'art n'a pas d'âge, n'a pas de frontières et n'est soumis à aucune loi. La seule différence entre nous est uniquement une différence d'expérience et de vécu. Nous voulons dire par là que la cohésion entre artistes est une condition sine-qua-none pour la pérennité de l'art et que l'on doit transmettre le flambeau aux plus jeunes.

Existe-t-il des points communs entre vos œuvres ?
J.V :
Il y a un point commun : C’est la femme ! Un merveilleux prétexte à nos diverses créations. C’est évident !

I.F : Oui, la femme. Et je trouve que chaque génération la sublime à sa manière…

A.B : Nos œuvres sont aussi un mélange entre figuration et surréalisme tout en gardant nos propres techniques et palettes. Et à chacun de nous véhiculer ses propres messages.

Décrivez-nous en quelques mots une des œuvres qui sera exposée et que vous appréciez particulièrement?
A.B : 
L'œuvre en question est une sorte d'autoportrait qui représente ma vision du monde en tant que Marocain d'abord et citoyen du monde ensuite, d'où la carte du Maroc, en haut à gauche. Je vois que tout le monde, dans cet univers, doit porter un masque, selon les circonstances, pour survivre parmi ses semblables. Je peins ma conception de l'univers. L'arbre symbole de la mère, de l'origine, de l'identité... Les tubes de peinture à la place de la bouche signifient que mon meilleur moyen de communiquer est la peinture. Le personnage lugubre tient une terre sans traits ni reliefs pour dire que chacun se donne le droit de se l'approprier au détriment d'autrui. L'espoir est schématisé par la nature en arrière-plan.

I.F : « Je suis vie et amour » était un véritable challenge. C’est ma pièce maîtresse dans cette exposition. J’ai voulu représenter à travers ce tableau un temps de pause qui précède un vrai changement pour la femme. Une clarté des idées, une force d’esprit, une entière confiance. On voit, là, une dame totalement assumée, totalement libre, gracieuse et brillante.. Et c’est, là, un espoir : L’espoir de voir toutes les femmes ‘décider’ de se revêtir de la même force … car tout est entre leurs mains !

J.V : : Si je dois choisir une œuvre de mon exposition, je crois que c’est la toile à l’huile circulaire « les ATLANTES». Pourquoi? Car à mon sens, c’est peut-être l’émotion sensuelle liée à la peur des profondeurs marines. Ce sont tant d’inconnus mystérieux et à la fois rassurants par ces eaux turquoises. Ces corps féminins se mouvant dans cet univers de rêves, dans une composition symbolique d’une vue au travers d’un hublot. Ce qui est rassurant et ce qui met mon rêve à l’abri. Vous souvenez- vous du jour où vous vous êtes rencontrés pour la première fois ?

I.F : C’était au cours d’une exposition à laquelle j’ai participé à Marrakech. J’ai visité, avec Abdelhadi Benbella l’atelier de Jean Baptiste Valadié. Tous les trois, on parlait le même langage, en Art, de vie, de passion et de rêve. L’idée de notre exposition est née tout de suite et était presque une évidence.

J.V : En effet, c’était une visite à mon atelier, une rencontre d’artistes d’où est né le projet de cette exposition. Après des heures d’émotions picturales et amicales, c’est encore la magie de l’art qui a opéré

A.B : Bien avant l’exposition organisée à Marrakech, je me souviens avoir découvert le travail de mme Imane Feriani en 2014, au théâtre Mohamed V, dans un groupe nommé "les passionnées d'art" où j'ai remarqué ses belles œuvres.

Pensez-vous que l’univers de l’Art est devenu plus ou moins élitiste que par le passé ?
J.V : 
Ce serait prétentieux de dire que le présent est supérieur au passé. Comment l’art contemporain serait-il plus élitiste, alors qu’il n’est seulement que différent. Les émotions restent sûrement semblables malgré les progrès de la science, de la technique et de toutes les innovations d’aujourd’hui. L’art actuel est sans aucun doute plus étendu grâce à l’information qui agit sur le public. Donc, je ne pense pas que l’art d’aujourd’hui soit un art supérieur. Un philosophe Japonais a dit : « on ne crée pas seul, on ajoute à la pensée de nos ancêtres »

A.B : Je pense que l'art n'est plus aussi élitiste qu'auparavant. Désormais, tout un chacun peut y accéder à condition d'avoir les bonnes bases, une grande maîtrise des techniques et des couleurs, avoir une finalité et toujours porter un message dans ses œuvres.

I.F : L’art est évidemment moins élitiste que par le passé. L’accès à l’art est nettement plus facile, beaucoup peuvent en profiter de leur canapé, notamment grâce au numérique. En plus de cela, il y a une contribution nationale (programme de l’ouverture des musées, développement de l’Orchestre philharmonique…) à l’ouverture à l’art car ce dernier est considéré comme un vecteur de développement. L’art contribue au développement intellectuel car l’artistique aide à l’essor du non-artistique (dans l’architecture par exemple, l’artistique et le fonctionnel sont indissociables). Malheureusement certains verrous idéologiques sont toujours présents dans la société, ce qui se traduit par une opposition à un certain type d’art, mais je suis sûr que le temps s’occupera de les déverrouiller.

Comment avez-vous vécu la crise sanitaire entre le confinement et le gel des activités artistiques ?
A.B : 
Etant artiste professionnel, je n'ai aucune autre ressource pour nourrir ma famille. La crise a, malheureusement, substitué le père de famille à l'artiste. J'ai dû me détacher de mon art pour trouver d'autres moyens de survie, ce qui est un vrai labeur. Je ne vous cache pas que j'ai mal vécu cette crise et j'ai frôlé la déprime comme c'est le cas de plusieurs autres artistes.

I.F : Le confinement m’a permis de faire une introspection. Je me suis laissé emporter par les événements de la vie, l'éducation de mes enfants et le fait de me retrouver confinée m’a également permis de me réconcilier avec l’artiste en moi. J’ai eu beaucoup de liberté pour expérimenter de nouvelles techniques, ce qui a contribué à mon évolution et à ouvrir mes perspectives. Cependant, il était difficile pour moi de ne pas pouvoir partager avec les autres tout ce que j’ai pu créer. Être en contact avec les gens, visiter aussi des galeries, des musées et participer à toutes les activités artistiques et culturelles… Donc on a fait avec comme tous les autres.

J.V : Même si l’artiste est un solitaire, il a subi, comme nous tous, les éclaboussures plus ou moins dramatiques de la crise sanitaire. Mais notre refuge créatif n’est pas atteint. Je pense qu’un artiste est principalement impacté par la communication des galeries et l’impossibilité d’avoir des lieux où se rendent les amateurs d’art.

Quelles sont les pistes à creuser pour éviter que les artistes soient fragilisés et en proie à de nombreuses difficultés dans ce genre de situation ?
J.V : 
: Ce serait merveilleux qu’une galerie virtuelle voit le jour sous l’égide du ministère de la culture.

I.F : La pandémie a eu un impact profond sur le secteur des arts et de la culture au Maroc et dans le monde entier. Alors que l'épidémie de coronavirus change la façon dont tout le monde travaille et vit sa vie quotidienne, les artistes apprennent à s'adapter à une « nouvelle normalité ». La crise sanitaire a mis en évidence le besoin de mettre à profit le numérique dans les secteurs culturels et créatifs. Je plaide également pour adopter une culture de l’écran ou le renforcement d’une présence en ligne apparaît être une approche positive pour surmonter les défis du coronavirus.
En effet, exporter le travail de chacun en le publiant sous format virtuel (événement phygital, vidéos, photos) sur le web à travers les réseaux sociaux, une chaîne youtube ou encore un site web propre à l’artiste ou autres plateformes digitales, sans contrainte géographique.

A.B : Le gouvernement doit trouver des solutions pour les artistes professionnels autant en temps de crise que les autres jours. Il doit leur assurer une couverture médicale et des moyens leur facilitant la vie pour qu’ils se concentrent sur leur art et sa promotion. Les subventions doivent être équitables et généralisées.

Propos recueillis par Chady Chaabi


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