L’ère des désacralisations


Par Jean Zaganiaris *
Mercredi 20 Janvier 2016

“La lumière de l’aube” (Casa
Express 2016), le dernier roman de Mamoun Lahbabi, a une saveur particulière. Cette fois, la rédemption et le combat en faveur d’une société plus juste, plus digne et plus
égalitaire se trouvent du côté du personnage masculin. Dans ce périple d’un homme amoureux des êtres chers, des mots
imprimés et de la vie, nous
retrouvons ce désir d’utopie qui traverse les premiers écrits de Mamoun Lahbabi, notamment “Dorhan” (1999) et “Sur
tes pas” (2001). Cet écrivain prolifique signe là son
douzième roman.


«Ecrire pour me rencontrer, mieux supporter la vie, ne plus frôler mon existence, et enfin sentir ce grand frisson dont ma peau se languit et dont mon esprit se meurt ». Tel semble être le sens de l’écriture pour Aziz, le personnage principal de « La lumière de l’aube », qui rêve de devenir écrivain. Enseignant dans un collège public, il supporte mal le « délabrement éthique » du monde dans lequel il vit. Natif de Marrakech, il a grandi dans un quartier populaire aux frontières de cette grande métropole, élevé par sa mère et par « Khalti », sa tante maternelle. Au début des années 70, il a vingt ans. Il fait des études de lettres à l’Université Mohammed V à Rabat et a soif d’utopie. Il rencontre Maha, une étudiante infermière qui fréquente également les cercles militants. Ils tombent amoureux, emménagent ensemble dans un petit studio dans le quartier Océan et se marient deux ans plus tard. Dans un contexte où « l’air exhalait un parfum de rébellion » mais où la répression des années de plomb s’apprêtait à frapper, Aziz est arrêté et emprisonné pendant quelques jours dans un commissariat. Il prend du recul avec la politique et se réfugie dans la littérature. Il découvre les auteurs français du XIXème siècle mais également Michel Del Castillo ou l’écrivain brésilien Jorge Amado. Ce dernier lui fait prendre conscience que la création littéraire sert aussi à réduire les injustices. Aujourd’hui, Aziz a dépassé la cinquantaine. Devant la télévision, il se rappelle les moments de complicité avec son épouse, au début de leur idylle : « Dans les moments qui les battaient froid, ils évoquaient avec nostalgie ce studio comportant pour tout mobilier un lit à même le sol, une vieille chaîne à moitié stéréo, et aux murs un portrait de Che Guevara et des slogans tracés au feutre noir. Avec délectation, ils se souvenaient du goût piquant du sandwich avalé tard le soir « Chez Mustapha », l’unique gargote qui servait au-delà de minuit des brochettes grillées au feu de bois ».
Aujourd’hui, Maha et Aziz sont mariés depuis plus de vingt ans. Ils ont deux enfants scolarisés dans une école privée et peinent à régler leurs factures à la fin du mois. Chacun d’eux a perdu ses illusions et ses espoirs. Quelque chose est mort en eux, après s’être longtemps consumé. La situation n’est pas précaire ou désespérée mais leur quotidien est mélancolique. L’altruisme, le respect ou l’intégrité sont en train de disparaître. Les valeurs humaines laissent la place à ces « éblouissements » produits par un « impérialisme post-colonial obscène » dont parle l’anthropologue Joseph Tonda, où l’éthique – au sens aristotélicien du terme – est définitivement anéantie et où les individus n’ont plus le sentiment de faire partie de ce que Hannah Arendt appelait « un monde commun ». Toutefois, chez Mamoun Lahbabi, l’éblouissante utopie est ce qui nous sauve de l’obscénité d’un monde sans vertu : « Toi qui n’empruntes aucun détour pour brouiller les pistes, qui rayes d’un regard les idées insalubres et la suffisance obscène des prétentieux, toi dont les mots dessinent, en silence, des images éblouissantes, prends-moi dans ton voyage ».
La seule échappatoire qui reste à Aziz se trouve dans l’écriture. Une façon de quitter cette société pleine de bassesse, où l’on ne pourra guère faire changer les choses, est dans le voyage des productions littéraires. Tout nous pousse à ne plus être des idéalistes dans le monde réel. Mamoun Lahbabi dépeint toute l’amertume et la vulnérabilité des êtres face à un monde où le capitalisme consolide des inégalités de richesses de plus en plus importantes, où le monde professionnel est une jungle dans laquelle les individus se livrent à une lutte à mort où tous les coups sont permis, où les puissants vous font sentir que vous n’êtes rien et que vous ne serez jamais rien. Hormis la violence aveugle et désespérée des laissés-pour-compte qui frappe de temps en temps quelques rares dominants, la seule issue qui reste à Aziz se trouve dans la construction d’une réalité autre ; celle des mondes littéraires inventés et des voyages immobiles procurés par l’écriture. La recherche d’une éthique susceptible de sauver l’humanité est vaine dans des univers où les compromissions, les connivences, les discriminations de classe et de genre sont omniprésentes. Dans le train qui l’emmène de Rabat à Marrakech – et qui sera pour lui une quête initiatique semblable à celle du personnage dépeint par Moha Souag dans « Nos plus beaux jours » -, Aziz écoute quatre voyageurs parler d’un séminaire pharmaceutique auquel ils ont assisté    : « Quelle éthique, de quoi tu parles ? Tu veux être le seul dans ce pays à respecter l’éthique ? Tout marche à la corruption, au népotisme, et toi tu me parles d’éthique […] Tu fais gagner beaucoup d’argent, tu en récoltes un peu ; tu ne génères pas de profit, tu perds ta place. C’est la loi du système ». La santé est devenue une marchandise dans un monde corrompu qui joue machiavéliquement sur les apparences. Il en est de même de l’éducation. Mamoun Lahbabi décrit en toile de fond du roman un monde scolaire où les enseignants n’incarnent plus aucun exemple d’intégrité, de rigueur et d’engagement auprès des élèves. C’est avec beaucoup de minutie littéraire que cette désacralisation des établissements éducatifs est restituée, en insistant sur la réciprocité des processus de dégradation. Les techniques managériales du privé ont été importées dans les services publics de l’éducation scolaire, privilégiant les impératifs de rentabilité, mais les acteurs du public, censés travailler pour l’intérêt général et exclusivement pour l’Etat, envahissent également les établissements d’enseignement privé pour s’enrichir personnellement, en délaissant leurs missions étatiques. L’enseignante de l’école où sont inscrits les enfants d’Aziz illustre cet état de fait. Les objectifs sont mercantiles et non plus formatifs. Et les apprenants le savent tout autant que les enseignants.
Un soir, après avoir passé la soirée devant les images insignifiantes de la télévision, Aziz se met devant une feuille blanche et couche sur le papier des mots qui lui viennent à l’esprit. Plus il avance, plus l’expérience littéraire se fait spirituelle. Aziz se sent touché par la grâce du verbe. Il retrouve une innocence perdue. Toute la nuit, l’écrivain livre un « corps-à-corps » avec les mots : « C’est dans cette partance soumise au hasard de rencontres imaginaires que l’écrivain échappe aux abîmes inhospitaliers de la réalité, qu’il se fait prédateur sans état d’âme, usant de son imagination pour s’immiscer à l’intérieur des plis des souvenirs et happer quelques vertiges du délice de la création littéraire ».   
Lorsque le jour se lève, Aziz va se coucher. Sa femme est dans un demi-sommeil mais elle le prend quand même dans ses bras. Les caresses de l’aube ont un parfum d’éternité : «Dans sa bouche, il but un goût de nuit, sur sa peau la saveur du sommeil, dans son corps la plénitude de l’amour». Loin des désillusions du quotidien, Aziz retrouve dans les pratiques d’écriture ce ré-enchantement du monde webérien, cette présence d’une magie nouvelle qui ré-enchante l’existence. En revoyant Ali, un de ses amis étudiant devenu propriétaire d’un magazine connu, Aziz se voit proposer de publier chaque semaine des passages de son roman dans la presse. Est-ce qu’il sera capable de fournir un texte de manière régulière? Pourra-t-il aller au bout de ce voyage littéraire? Saura-t-il trouver les ressources nécessaires pour faire aboutir ce voyage? Les mots prendront-ils chair dans une impression lue par d’autres? Saura-t-il se montrer digne de devenir écrivain? En explorant l’intimité de l’écrivain, Mamoun Lahbabi montre que l’écriture est bien souvent «impudique » mais qu’elle peut donner un sens à notre vie. Merci.

 * Enseignant chercheur CRESC/EGE Rabat
(Cercle de littérature
contemporaine)     

 


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