Faouzia Farida Charfi, ex-secrétaire d’Etat tunisienne à l’Enseignement supérieur et auteur de l’ouvrage “La science voilée”

Les extrémistes musulmans détournent la science pour faire prévaloir leur projet d’hégémonie politique


Entretien réalisé par A. Anfass
Mercredi 19 Février 2014

Faouzia Farida Charfi, ex-secrétaire d’Etat tunisienne à l’Enseignement supérieur et auteur de l’ouvrage “La science voilée”
Physicienne reconnue et personnalité politique de premier plan en Tunisie, Faouzia Farida Charfi offre 
avec son ouvrage «La science voilée» un vibrant 
plaidoyer pour 
la science et l’autonomie de la pensée.
Puisant dans l’actualité récente mais aussi dans l’histoire, elle y retrace les relations entretenues par l’islam et la science. Des 
relations qui, après un véritable âge d’or des sciences arabes et la période réformiste du XIXe siècle, sont 
désormais marquées du sceau de l’ambiguïté : 
oscillant entre le rejet et la fascination, les islamistes se livrent aujourd’hui à des tentatives
pour concilier les théories scientifiques et le Coran, dénaturant ainsi et la science et l’islam sous 
prétexte de modernité.
Faouzia Farida Charfi analyse aussi le créationnisme pour dénoncer 
l’alliance objective des fondamentalismes anglo-saxons ou musulmans et le sort qu’ils 
réservent aux femmes. Elle rappelle enfin qu’on peut les combattre et ouvre quelques pistes en ce sens.
Entretien.
 
Libé : Quel regard portez-vous sur la nouvelle Constitution tunisienne ?
 
Faouzia Farida Charfi : Trois ans après la révolution du 14 janvier 2011, la nouvelle Constitution tunisienne a été votée par 200 voix sur 217. Ce résultat nous a tous réjouis. Il est extrêmement important. D’une part, il confirme le consensus politique entre une modernité affirmée et une adhésion aux normes internationales des droits humains. D’autre part, un attachement à la norme religieuse a régné pour l’adoption de la Constitution. Ce consensus a été une nécessité pour avancer. En revanche, il a eu pour conséquence une Constitution brouillée, car elle n’affirme pas clairement les libertés individuelles : elle est ambiguë. Certes, la Constitution n’inscrit pas la Charia comme source de législation ; la complémentarité de la femme avec l’homme a été abandonnée. L’Etat garantit la liberté de conscience et s’engage à interdire les campagnes d’accusation d’apostasie. Tout cela est fondamental. Mais en même temps, l’Etat s’engage à protéger les sacrés et à interdire d’y porter atteinte. Comment sera défini le sacré ? Et quel sera le seuil jugé acceptable ? C’est une réelle source d’inquiétude pour l’avenir de mon pays, qui résistera – je l’espère – aux tentatives d’enfermement d’un type nouveau, drapé de sacré.
Le deuxième point que je pourrais relever porte sur les droits des femmes. Nous sommes dans un pays qui a adopté un Code du Statut personnel unique dans le monde arabe. Cela a été fait quelques mois après l’indépendance (le 13 août 1956). La nouvelle Constitution stipule plusieurs principes importants : les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination aucune. L’Etat garantit la protection des droits de la femme. Il les soutient et garantit donc l’égalité des chances entre femmes et hommes, pour assumer les différentes responsabilités, dans tous les domaines. A ce niveau aussi, on peut être satisfait de la préservation des acquis des femmes tunisiennes. Mais on réalise les limites d’un texte, faisant référence non pas aux droits des femmes et des hommes, mais aux droits des « citoyennes et citoyens ». Cela se rapporte donc à la sphère publique et non à la sphère privée, et à l’égalité devant la loi et non dans la loi. En d’autres termes donc, la question des discriminations à l’égard des femmes reste ouverte.
 
Votre livre, « Science voilée », est une critique de l’utilisation à tort de la religion de manière à brider la science. Qu’en est-il exactement ?
 
Mon livre est un appel à redonner goût à la science. A mon avis, elle est un peu trop oubliée à l’heure actuelle, alors que tant de questions importantes pour l’avenir de notre planète (la santé, l’eau, les énergies, l’environnement…) dépendent de notre capacité à maîtriser la science. Je propose donc aux lecteurs une promenade dans l’histoire de la science, à commencer par les découvertes les plus décisives, accomplies par les savants arabo-musulmans. Puis, je m’interroge sur ce qui a amené les pays musulmans – et la Tunisie en particulier – à laisser leur échapper le train de cette culture scientifique, où la raison et l’examen critique sont les seuls juges de la validité des idées.
Les extrémistes musulmans détournent la science, pour faire prévaloir leur vision religieuse du monde et leur projet d’hégémonie politique. Comme les fondamentalistes de l’Occident chrétien, ils ne proposent que des bouts de science. En ce qui concerne l’évolution biologique, les uns et les autres s’allient pour s’attaquer à la science. 
 
Cette façon de présenter l’« I3jaz » du texte coranique, de brider la science avec des messages d’une tendance religieuse salafiste, a connu son apogée à la fin des années 90 et le début du troisième millénaire. Pensez-vous que le public devient de plus en plus lucide dans notre région ?
 
Le discours concordiste affirmant que toute la science moderne est dans le texte coranique, a pris de l’importance au milieu des années 1970. Depuis, ce discours s’est considérablement développé, avec les moyens de communication utilisés, Internet et  télévisions satellitaires. C’est un double détournement de la religion et de la science. La prolifération des sites présentant les « Miracles scientifiques du Coran » ont abouti à faire du concordisme un des éléments de séduction pour la jeunesse. C’est un des moyens utilisés pour calmer la frustration de la jeunesse. Une jeunesse qui est admiratrice des applications de la science moderne dans le domaine de la communication, admiratrice de la sophistication des téléphones et ordinateurs dont elle n’est que consommatrice. Une jeunesse à qui les obscurantistes donnent l’illusion qu’elle partage la « science » et la technologie avec ceux qui la conçoivent. Mieux encore, il s’agit de les convaincre que l’Occident n’est pas supérieur au monde musulman.
Ce discours donne un label scientifique aux sites de propagande islamiste. Il se pare d’une supposée modernité qui, malheureusement, séduit de plus en plus les utilisateurs d’Internet, particulièrement les jeunes. 
 
Comment comprendre que les disciples de certaines disciplines, on ne peut plus «raisonnables», comme la médecine et l’ingénierie, soient gagnés par cette forme d’islamisme qui nie la science, voire  l’infantilise ?
 
On peut être surpris du fait que ce sont les scientifiques qui se laissent séduire par les discours islamistes qui dénaturent la science et la refusent même, dans une certaine mesure.  On s’attendrait à ce que ce soient plutôt les littéraires ou les juristes, qui s’inscrivent dans une continuité avec le passé. Ce paradoxe n’est pourtant qu’apparent. Les sciences humaines, la littérature et la philosophie  permettent d’avoir une vue globale des problèmes : dans le temps, à travers l’histoire des idées ; dans l’espace, à travers l’étude comparative des différentes civilisations... Ces disciplines favorisent une certaine ouverture d’esprit. Quant aux sciences dites «exactes», elles peuvent évidemment assurer la même ouverture d’esprit, mais à condition d’être correctement enseignées et qu’on ne les ampute pas de leur contenu théorique, au point de les réduire à la technologie. 
 
Enfin, pensez-vous que le «Printemps arabe» a contribué à une vraie renaissance culturelle dans la région ? Au Maghreb? En Tunisie?
 
La révolution du 14  janvier a libéré la parole des Tunisiens. Ce que l’on pourrait en premier lieu avancer, c’est le fait qu’elle a rendu plus visible l’affrontement entre ceux qui prônent un Etat moderne, doté d’institutions, s’appuyant sur une séparation claire entre islam et politique, régi par un droit positif, affirmant les libertés individuelles, l’égalité dans tous les domaines entre les femmes et les hommes, et ceux qui considèrent que l’islam doit conditionner le fonctionnement de l’Etat, que la charia est la loi qui doit gérer la société.  Pour la première fois, le débat de fond sur la question du droit, de la place des femmes, a réellement  lieu, en toute liberté. C’est pour moi le grand acquis de la révolution, la liberté de parole et d’expression qui s’est exercée au sein de la société tunisienne. La révolution a porté sur la place publique le débat sur les questions fondamentales qui agitent notre société, ainsi que les autres sociétés arabes.
Aujourd’hui,  ce débat est ouvert sur la place  publique. Jusque-là, il n’avait eu lieu que dans des cercles bien limités, dans le cadre de discussions académiques. Aujourd’hui, le débat sur la charia, la liberté de conscience ou le takfir (l’apostasie), le débat sur les droits des femmes, est sorti de ces cercles d’initiés. Il est maintenant public. La société civile s’est impliquée dans ces questions de fond qui nous divisent. D’ailleurs, elle s’y est beaucoup plus impliquée que les partis politiques. C’est là un acquis fondamental que je retiens. C’est donc pour moi le commencement d’un travail de construction que vont effectuer les Tunisiens.

Faouzia Farida Charfi, ex-secrétaire d’Etat tunisienne à l’Enseignement supérieur et auteur de l’ouvrage “La science voilée”
Biographie de Faouzia Farida Charfi 
 
Date et lieu de naissance : 30 décembre 1941, Sfax, Tunisie 
Situation familiale : Veuve, mère de trois enfants
Diplômes
Licence de Sciences physiques, Paris, 1963
Doctorat 3ème cycle, Tunis 1978
Doctorat d’Etat es-sciences physiques, (physique de la matière condensée), Tunis, 1984
Activités professionnelles
1964-1966 : Enseignante à l’Ecole normale des professeurs adjoints, Tunis
1967-1968 : Chercheur au Commissariat à l’énergie atomique, Tunisie
1968-1969 : Interruption : Condamnée par la Cour de sûreté de l’Etat pour appartenance au mouvement politique Perspectives et interdiction de travailler pendant un an
1969-1990 : Assistante, maître-assistante puis maître de conférences à la Faculté des sciences de Tunis 
1987-2002 : Responsable du groupe de recherches de physique des semi-conducteurs : Faculté des sciences de Tunis et Institut préparatoire aux études scientifiques et techniques (IPEST), La Marsa, Tunis
1990-2002 : Professeur à la Faculté des sciences de Tunis puis à l’IPEST; responsable des enseignements agrégatifs de sciences physiques à l’IPEST
1995-2001 : Directrice de l’Institut préparatoire aux études scientifiques et techniques (IPEST)
Depuis 2002 : Professeur retraité de l’enseignement supérieur
2002- 2009 : Ecole normale supérieure de Cachan (France) : Participation aux enseignements des classes préparatoires au concours d’agrégation de physique (cours de physique des semi-conducteurs et de la matière condensée).
18-janvier 2011-1er mars 2011 : Secrétaire d’Etat à l’enseignement supérieur du gouvernement provisoire 


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