Mokhtar Chaoui : la vie écrite n’est rien d’autre qu’une compensation de la vie vécue


Libé
Mardi 23 Juillet 2024

Mokhtar Chaoui : la vie écrite n’est rien d’autre qu’une compensation de la vie vécue
Le privilège de l’écrivain est de nous entraîner là où il veut et où nous ne serions pas allés sans lui. Et comme le lecteur disposant d’outils de recherche, il va d’aventure en aventure pour pouvoir solliciter les plis et replis du texte afin d’en dégager un sens et en déguster sa part du plaisir qu’il lui offre.
Nos écrivains sont là pour nous ouvrir, nous lecteurs, quelques pistes de lecture et même des outils, un avant-goût de ces jouissances amenant la satisfaction, voire la satiété, étant leurs complices.

 
Libé : Quel a été votre premier texte, nouvelle ou roman, que vous avez publié, que vous avez soumis au lecteur ?

Mokhtar Chaoui: Mon premier roman publié date de 2006 aux éditions Non-lieu (France), puis en 2008 aux éditions Eddif (Maroc) (actuellement La Croisée des chemins). Il porte le titre de Permettez-moi madame de vous répudier. La version papier est épuisée depuis des années déjà, mais il a été réédité aux éditions du 38 (France) en version numérique, sous le titre Le Couple indocile.

Quels sont alors les auteurs ayant influencé votre manière de regarder les faits et de les écrire ?

Au tout début, j’étais fasciné par les écrivains arabes, surtout Al Manfalouti et Taha Houssein. J’ai même esquissé un roman en arabe alors que je n’avais pas encore bouclé mes 16 ans. Plus tard, et suite à mon cursus universitaire en Langue et littérature française, j’étais davantage en contact avec des auteurs français. J’aimais beaucoup lire, entre autres, Chateaubriand, Flaubert, André Gide et Marcel Arland. Cela dit, ceux qui m’ont vraiment impressionné, et peut-être influencé ma vision du monde et de l’écriture, ne sont pas français, même si je les ai lus en français. Il s’agit surtout de Dostoïevski, de Kafka, de Steinbeck, de Garcia Marquez, de Beckett et de Kundera.

Pour écrire, faudrait-il se faire imposer un cérémonial quelconque, se soumettre à des contraintes ? En est-il de même pour tous vos romans ?

Pour écrire, je n’ai pas à proprement parler de cérémonial ni de rituel. Je ne me soumets à aucune contrainte si ce n’est celle du besoin de m’exprimer sur une question qui me préoccupe et de la partager avec les lecteurs. Il va sans dire qu’aucun roman ne ressemble à un autre. Certains exigent de la documentation, d’autres de la simple imagination. Si par contraintes vous faites référence à la documentation, alors oui, certains de mes romans ont exigé de moi beaucoup de lecture, surtout le dernier Le Quatrième livre qui a nécessité une relecture critique de la Torah, du Talmud, de l’Evangile, du Coran et de plusieurs livres sur le soufisme.

« Ecrire, c’est le double plaisir de raconter et de se raconter une histoire, et c’est aussi le plaisir d’écrire, qui est inexplicable », dit Françoise Sagan dans un entretien accordé au Magazine littéraire en juin 1969.

Chacun conçoit l’écriture à sa manière. Il y a autant de façons d’écrire qu’il y a d’auteurs, même si l’on a l’impression parfois que des textes se ressemblent. Dans chaque livre, il y a l’âme de son auteur qui n’est identique à aucune autre. Dire qu’écrire c’est un double plaisir est vrai dans un sens, mais c’est aussi une souffrance physique et psychique. D’un livre, on s’en sort toujours épuisés mentalement et physiquement comme si on venait de parcourir un marathon. Le plaisir est à l’arrivée bien sûr, lorsque nous découvrons les différentes lectures et interprétations de nos textes, lorsque nous débattons avec nos lecteurs, mais le prix à payer, ce sont beaucoup de nuits blanches, beaucoup de solitude, de mauvaise humeur, de recherche, de rédaction, de réécriture, de corrections, et souvent même d’autopromotion. C’est une forme de dolorisme que de s’adonner à l’écriture, surtout en sachant que ce qu’on publiera passera probablement inaperçu. Oui, écrire est un double plaisir, mais un plaisir masochiste. D’ailleurs, tout écrivain n’est-il pas masochiste par essence ?

Pour Proust, la vie écrite est plus intense que la vie vécue. Qu’en pensez-vous ?

Pour moi, la vie écrite n’est rien d’autre qu’une compensation de la vie vécue. Comme le rêve l’est de la réalité. La littérature n’est pas faite seulement pour représenter le réel, mais aussi pour le corriger, le dramatiser, le sublimer, s’en moquer, etc. Cela dépend de l’objectif de l’auteur. En ce qui me concerne, l’écriture me permet de créer le monde tel que je le voudrais. L’écriture est un espace de liberté totale qui me permet de dire et de faire ce que je ne pourrais jamais dire ni faire dans notre société, avec, bien sûr, les risques qui vont avec. Oui ; sous cet angle, Proust a mille fois raison.

Le critique et écrivain Milan Kundera dit que le roman est le lieu de l’ambiguïté, le lieu où les choses ne sont jamais tranchées de manière définitive, le lieu de l’absence d’une morale manichéenne. Est-ce que cela pourrait s’appliquer à vos romans ?

Kundera a dit et a écrit des choses extraordinaires sur l’écriture, et surtout sur le roman. J’ai souvent fait miennes ses approches, car je les trouve pertinentes et pleines de sagesse. L’une d’elles est cette question de l’ambiguïté. Tout roman doit rester ambigu dans le sens qu’il propose mille et une lectures aussi recevables les unes que les autres. Un roman ne sera jamais un livre sacré qui transcrit des dogmes, qui juge et qui condamne. Un romancier ne doit jamais, au grand jamais, se métamorphoser en doctrinaire, en théologien, en donneur de leçons, en déclamateur de la vérité absolue ; parce que tout bonnement, la vérité absolue est un leurre. Le roman est le genre des vérités multiples ; c’est le lieu de l’ambiguïté par excellence et il doit le rester.

C’est exactement ce que j’essaie d’exprimer dans mes romans, tous mes romans, surtout le dernier. Le Quatrième livre est une invitation à accepter la seule vérité qui vaille : celle justement qui consiste à croire qu’il n’y en a aucune, ou plus exactement qu’il y en a plusieurs. Parallèlement à nos vérités, il en existe d’autres qui sont aussi valides que les nôtres. Ça s’appelle : l’acceptation de l’autre. 

Propos recueillis
par Abdelkrim Mouhoub

Biographie de l’auteur :

Mokhtar Chaoui est né à Tanger le 26 décembre 1964. Il y demeure jusqu’en 1984, date d’obtention de son Baccalauréat. 
Après des études supérieures qui furent couronnées par un doctorat national en Lettres modernes en 1994, à l’Université Charles de Gaule, Lille 3, puis un doctorat d’Etat en 2000, il fut affecté en tant qu’enseignant-chercheur au Maroc où il enseigne toujours la littérature française moderne et la méthodologie de recherche.
Parallèlement, il mène une vie d’écrivain et a déjà publié plusieurs romans ainsi que des essais.
Le Quatrième livre est son dernier roman.
Romans :
-2024 : Le Quatrième livre, Le Lys Bleu éditions, Paris.
-2021 : Ceci n’est pas un miroir, SL éditions, Tanger.
-2019 : L’Amour est paradis, Les éditions du 38 (France) / Virgule éditions (Maroc).
-2015 : Le Silence blanc, Salina éditions (Maroc). Réédité en 2020 par Les éditions du 38, Toulouse, France.
-2010 : A mes amours tordues, Les éditions Afrique-Orient, Casablanca, Maroc.
-2008 : Permettez-moi madame de vous répudier, éd. Eddif (Maroc) / Non-lieu (France). Réédité en 2020 sous le titre : Le Couple indocile, par Les éditions du 38, Toulouse, France.
Nouvelles :
-2015 : « La Maison bleue », Les Nouvelles francophones, Casablanca, éditeur de Talent.
-2015 : « Et Ito fleurit » Auteurs à 100°/°, Casablanca, éditeur de Talent.
-2014 : Les Chrysanthèmes du désert, Tanger, Salina éditions.
-2008 : « Le Petit voleur », dans Wachma, « Au cinéma du Maghreb ».
-2008 : « Sale Valentin », dans Numedya. Revue numérique.
Poésies :
-2007 : Refermez la nuit, Altopresse, Tanger, 2007.
-1998 : « Etat des lieux », dans Le Jardin des essais, Paris, 1998.
Chroniques :
2012 : Moi, Ramsès le Chat, Salina éditions, Tanger.


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