Abdelhak Anoun : Nous sommes devenus passifs dans notre imagination, réduits par là même à n’être plus que des consommateurs


Abdelkrim Mouhoub
Vendredi 19 Juillet 2024

Abdelhak Anoun : Nous sommes devenus passifs dans notre imagination, réduits par là même à n’être plus que des consommateurs
Le privilège de l’écrivain est de nous entraîner là où il veut et où nous ne serions pas allés sans lui. Et comme le lecteur disposant d’outils de recherche, il va d’aventure en aventure pour pouvoir solliciter les plis et replis du texte afin d’en dégager un sens et en déguster sa part du plaisir qu’il lui offre.
Nos écrivains sont là pour nous ouvrir, nous lecteurs, quelques pistes de lecture et même des outils, un avant-goût de ces jouissances amenant la satisfaction, voire la satiété, étant leurs complices.


Libé : Quel a été votre premier texte, nouvelle ou roman, que vous avez publié, que vous avez soumis au lecteur ?

 « Décalage horaire », ma première nouvelle, est entièrement consacrée à la Reconquista coloniale du XIXème siècle et l’enclavement résiduel de certaines parties du territoire chérifien. L’écriture de cette nouvelle est inspirée d’un fait réel. Effectuant de nombreux voyages entre l’Europe et le Maroc, j’ai ressenti, un jour, le besoin de me définir par rapport à un territoire. La rédaction de ce récit s’est alors imposée à moi comme un positionnement géographique, une dramaturgie de l’espace. C’est ainsi qu’en 2015, je me trouvais à Sebta. Quand je vis le drapeau de l’Union européenne flotter en toute impunité, j’eus mal au cœur. Dans ce « je », tous les Marocains peuvent se reconnaître. Je conçus alors une intrigue fondée sur l’alternance du temps et de l’espace. Mon voyage bascule dès lors dans une sorte de mouvance illogique et instable. Imaginez que vous êtes ce voyageur quittant l’Union européenne pour le Maroc et qui, soudainement, se retrouve coincé dans l’engrenage des horloges locales. Vous êtes à Sebta, lundi 1er juillet 2002, il est minuit et 5 minutes dans l’espace Schengen. Vous traversez la frontière, à une centaine de mètres, et vous voilà au Maroc, avec un décalage de deux heures. Or de ce côté-là de la frontière, il n’est encore que 22 heures 5 minutes, dimanche 30 juin ! Sur votre passeport, vous êtes déjà, en quelque sorte, dans le futur. Vous croyez voyager dans l’espace, mais en quittant le préside occupé, vous réalisez que vous êtes revenu 2 heures dans le passé.

Quels sont alors les auteurs ayant influencé votre manière de regarder les faits, et de les écrire ?

Ce n’est pas seulement chez les auteurs francophones, mais aussi, dans la lecture du texte arabe. J’ai appris à comprendre la résonnance du verbe dans la cécité de Taha Hussein, la musique du vers dans la poésie arabe pleurant les décombres et les élans du cœur dans le chant des mystiques. La fiction profite de toutes les formes de production de l’esprit. Mais s’il faut absolument nommer un auteur et une œuvre qui ont eu une influence directe, ce serait Cent ans de solitude, de Gabriel Garcia Marquez.Cette œuvre, riche et complexe, vous prend. Elle vous entraîne dans un temps ancestral et c’est comme si vous ressentiez le poids de l’histoire, l’appel d’un parent étrange et lointain qui vous invite à lever l’ancre pour le rejoindre dans son monde magique et lyrique.

Pour écrire, faudrait-il se faire imposer un cérémonial quelconque, se soumettre à ses contraintes ? En est-il de même pour tous vos romans ?

Je n’ai écrit qu’un seul roman. En revanche, mon témoignage sera beaucoup plus académique, car j’ai enseigné la littérature pendant plus de trente ans. Je pense que dans la fiction, il y a toujours l’expression d’un vécu, d’une situation relationnelle, d’une émotion en lien avec les environnements.

Et s’il faut absolument que je parle en tant qu’auteur, je dois d’abord me situer dans un contexte très particulier. Je vis actuellement en France, et plus précisément dans une commune gouvernée par la droite. Vivre sous l’ombre de l’extrême droite dans un pays étranger est une expérience nouvelle pour moi. Cette situation a généré une profonde frustration liée à une expérience territoriale. Un étranger en France est constamment privé de son espace vital, de cette dimension nécessaire pour la liberté du corps et de l’esprit. Une toile se tisse qui asphyxie sa condition d’être humain. Le regard des autochtones, leur haine raciale, leurs paroles, autant d’éléments qui polluent l’atmosphère du lieu. On peut développer une sorte d’immunité, la cuirasse de la patience et de l’encaissement, certes, mais on peut aussi, grâce à l’écriture, transformer les contraintes sociales en quelque chose de sublime. Je crois que la maîtrise du monde se fait par l’intelligence, pour ne pas dire la puissance magique du verbe. L’écriture est un comportement sain, un acte intellectuel noble et élevé. C’est une forme de générosité de sortir de soi et d’utiliser la fiction pour aller vers l’autre, en s’adressant à lui avec sa propre langue. Bref, l’écriture est le dernier recours encore possible pour les minorités d’essayer d’agir sur l’empathie d’un monde en dérive et de le changer dans le bon sens.

« Ecrire, c’est le double plaisir de raconter et de se raconter une histoire, et c’est aussi le plaisir d’écrire, qui est inexplicable », dit Françoise Sagan dans un entretien accordé au Magazine littéraire en juin 1969

C’est vrai ! On n’a qu’à regarder avec quel engouement les enfants abordent l’univers des histoires. D’ailleurs, en ce moment, devant l’envahissement des technologies de l’audiovisuel et face aux  phénomènes des réseaux sociaux, seuls les enfants continuent à éprouver le plaisir de lire un livre, d’écouter une histoire, de vivre avec naïveté les moments de suspense, de s’apitoyer sur le sort d’un personnage… Pendant ce temps, le reste de l’humanité est sous l’emprise de TikTok, Instagram, Facebook et j’en passe. Aujourd’hui, l’image a fini par l’emporter sur la lettre, notre faculté d’imaginer a pris un coup. Nous sommes devenus passifs dans notre imagination, réduits à n’être plus que des consommateurs. Je pense qu’il faut garder une part d’enfant en soi et conserver ce plaisir naïf de raconter et de se faire raconter des histoires.

Pour Proust, la vie écrite est plus intense que la vie vécue. Qu’en pensez-vous ?

Comme je l’ai dit, l’écriture est un moyen d’explorer les limites du temps et de l’espace. Raconter peut permettre de revivre et d’intensifier les expériences de la vie passée. Les mots sont chargés du sens de la mémoire, par exemple, cette fameuse madeleine, qui, chez Proust, évoque des souvenirs profondément enfouis, ramenant à la surface des émotions et des moments oubliés. En écrivant, on peut explorer des émotions et des souvenirs avec une profondeur et une clarté qui peuvent échapper à l’instant présent. Les mots offrent la possibilité de revisiter, de réinterpréter et de donner un sens aux événements de l’existence. Cependant, il est également crucial de ne pas sous-estimer la valeur de la vie vécue. Les expériences réelles sont la matière première de l’écriture et elles apportent une authenticité que l’imagination seule ne peut pas toujours fournir. La vie vécue et la vie écrite sont donc complémentaires, chacune enrichissant l’autre de manière unique.

Le critique et écrivain Milan Kundera dit que le roman est le lieu de l’ambiguïté, le lieu où les choses ne sont jamais tranchées de manière définitive, le lieu de l’absence d’une morale manichéenne. Est-ce que cela pourrait s’appliquer à vos romans ?

    A priori, cette vision du roman résonne profondément avec l’écriture des fictions. Tous les auteurs s’efforcent d’analyser le caractère humain et la complexité de sa condition. Les études des personnages et des situations ne se réduisent jamais à des oppositions simples entre le bien et le mal. C’était le cas dans les contes merveilleux, lorsque les auteurs mettaient en scène deux types de personnages, le bon et le méchant. Chez H. de Balzac, ce sont deux humanités qui s’opposent, les dépensiers et les avares de l’énergie vitale.
Or, dans les romans modernes, le nouveau roman, en particulier, une certaine ambiguïté s’installe qui permet d’explorer des dilemmes moraux, des conflits internes et des perspectives multiples, offrant ainsi une richesse et une profondeur qui reflètent les niveaux de complexité des individus dans les sociétés contemporaines.

En général, la devise serait de ne pas tomber dans le jugement moral simpliste, mais d’engager le lecteur dans une compréhension empathique des personnages et de leurs actions. Pour ma part, les incertitudes sont devenues fréquentes et les questions, infinies quand j’ai entamé l’écriture de ce premier roman, La face cachée de mon voisin. Ce roman plonge dans les tourments intérieurs d’un personnage étranger qui s’installe en France, mais se heurte à des obstacles inattendus. Son voisin, un homme étrange, prend rapidement une place prépondérante, déclenchant une série d’incidents qui soulèvent des questions sur la vie des étrangers en France. L’histoire met en lumière les tensions sociales et le racisme latent dans la société française. Impacté par le discours stigmatisé de la doxa pensante, dans l’atmosphère de cette France de plus en plus raciste, c’est à peine si ma phrase inspire encore un peu de bon sens. Il a fallu négocier les éléments de mon langage par rapport à un discours politique de l’extrême droite qui ne tolère plus aucune autre forme de pensée. L’écriture de ce roman m’a permis d’échapper momentanément au joug des fachos et à leur pensée haineuse.

Propos recueillis
par Abdelkrim Mouhoub

Biographie

Abdelhaq Anoun a consacré une grande partie de sa vie à l’enseignement de la littérature française dans les universités marocaines. Son attachement à la France est profond, mais il est surtout fasciné par la langue, les arts, l’histoire, l’architecture et la littérature françaises. Auteur de quelques ouvrages de critique littéraire et de nouvelles, il se lance aujourd’hui dans l’écriture de son premier roman, une forme d’autofiction où l’ancien enseignant explore le monde de la fiction avec passion.


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