Entretien avec l’universitaire, palestinien Bichara Khader : “Le monde arabe a un passé glorieux, un présent déprimant et un futur incertain”


Propos recueillis par Aqartit Lahcen
Mardi 23 Mars 2010

Entretien avec l’universitaire, palestinien Bichara Khader  : “Le monde arabe a un passé glorieux, un présent déprimant et un futur incertain”
Libé a déjà publié dans une première partie un entretien avec le Palestinien Bichara Khadr sur l’UPM  et ses ramifications. Dans cette deuxième partie, nous vous livrons un entretien sur la teneur de son livre «Le Monde arabe
expliqué à l’Europe».  

Libé : Vous avez publié «  Le Monde arabe expliqué à l’Europe » en 2009, quel mérite peut-on reconnaître à cet ouvrage ? Quelle est sa valeur ajoutée ?

Bichara Khadr : Cet ouvrage se propose de répondre à toutes les grandes questions qui me sont posées lors de mes cours universitaires en Europe et dans le Monde arabe. Il aborde un large éventail de problématiques : l’histoire, la mémoire, les imaginaires collectifs, les sous-systèmes régionaux, l’étatisme et  l’arabisme, le pouvoir, la renaissance, l’identité, la religion, la  laïcité,  la démocratie et société civile, les évolutions économiques, les regroupements régionaux, la géopolitique de l’eau, du pétrole et des migrations.  Bref,  l’ouvrage est un voyage au cœur des grandes problématiques arabes contemporaines. Le ton est dépassionné, l’approche critique, l’engagement réel. S’il y a un message que l’ouvrage veut transmettre, c’est celui-ci : les sociétés arabes, comme toutes les sociétés, bougent, changent, s’interrogent, se cherchent. Cet ouvrage s’inscrit en faux par rapport à ceux qui ne cessent de parler de “malheur arabe”. Est-ce que le passé européen, durant la première moitié du XXème siècle, était plus réjouissant ?

 Vous avez dit que votre ouvrage s’adresse surtout à l’Europe. Est-ce à cause d’une méconnaissance du Monde arabe, ou parce que l’actualité et l’avenir des relations euro-arabes imposent une relecture de ses réalités ?

Si l’ouvrage  s’intitule : “Le Monde arabe expliqué à l’Europe”, ce n’est certes ni par pédanterie, ni par coquetterie intellectuelle, mais c’est parce que je travaille en Europe et que la plupart de mes étudiants, jeunes et moins jeunes,  pour lesquels j’écris, sont européens. Mais c’est aussi et surtout parce que la question européenne parcourt toute ma recherche. Quatorze siècles de contacts entre Arabes et Européens ont produit une telle intimité que l’Europe s’est glissée au plus profond de l’être arabe, à telle enseigne qu’il est quasi illusoire de lire l’Histoire du Monde arabe indépendamment de l’histoire européenne. De même, l’Arabe et le musulman ne cessent de hanter le regard de l’Européen depuis des siècles.

Vous avez écrit que les tensions entre l’Europe et le Monde arabe ne sont pas dues aux seuls fantasmes des uns et des autres, mais à cause de faits objectifs.

La construction des imaginaires collectifs  est un processus complexe. Dans le regard des Européens, l’Arabe conquérant, entre le 7 et le 10ème siècles, est d’abord un adversaire militaire, craint mais admiré. Avec les Croisades, le regard bascule vers le dénigrement des musulmans. Après la chute de Grenade, l’Arabe devient “l’Autre” : exotique et différent. Pendant la période coloniale, le regard occidental ne voit que des espaces à conquérir et des barbares à civiliser. Pendant les indépendances, les Arabes sont vus comme des rebelles, fanatiques et même terroristes. Et aujourd’hui, des empêcheurs de tourner en rond.
Ce sont donc deux imaginaires qui s’entrechoquent, développant en Europe une culture de la peur et dans le Monde arabe, une culture du ressentiment. C’est une situation malsaine qui nécessite de dompter la mémoire et de ne pas se laisser envahir par l’idée fausse que l’Autre est une menace. A cet égard, la réflexion du philosophe Heidegger est pleine de sagesse : garder la mémoire pour méditer l’oubli.

 L’espace arabe fut, reste et demeure le centre d’intérêt primordial des puissances internationales. Cette vérité ne rend-elle pas le rêve d’unité communautaire impossible ?

La comparaison entre l’Europe de l’après-guerre et le Monde arabe est pleine d’enseignements. D’un côté, nous avons une véritable Union européenne de 27 Etats et  23 langues. De l’autre, nous avons une Ligue des Etats arabes de 22 Etats et une seule langue officielle.
Il y a donc un problème. Le système arabe, depuis la mise sur pied de la Ligue des Etats arabes en 1945, n’a pas su traduire sa réalité arabe en un projet d’unification. En d’autres termes, l’existence arabe ne s’est pas muée en une exigence d’unité. Probablement à cause d’une confusion entre arabité et arabisme. En effet si l’arabité se vit, l’arabisme se construit dans l’effort, avec patience, pas à pas, empiriquement. Or nos dirigeants, au lieu de commencer par l’économique, ont privilégié la dimension politique, mais vidée de son contenu démocratique. Ceci explique l’échec de toutes les unions arabes scellées dans la hâte, sans méthode, sans instruments, et sans vision.

Vous ne pensez pas que la stratégie qu’adopte la Syrie en s’alliant avec l’Iran sur le plan sécuritaire et en s’ouvrant sur la Turquie en matière économique, serait plus efficace qu’une union communautaire du Monde arabe désespérée ?

L’affaiblissement des grands Etats arabes et l’érosion de leur capacité de leadership, comme c’est le cas aujourd’hui, de l’Egypte et d’autres, ont ouvert la voie à l’apparition d’acteurs non arabes qui ont supplanté les leaderships arabes évanescents. L’Iran s’est engouffré dans la brèche irakienne, en nouant des alliances avec la Syrie, le Hizbollah et en lorgnant le Hamas palestinien. Tandis que la Turquie d’Erdogan s’affirme de plus en plus comme un acteur significatif au Moyen-Orient grâce à la défection des leaders classiques arabes et à une diplomatie turque fondée sur le principe de “zéro problème avec les voisins”. Ces deux exemples démontrent le dynamisme de deux voisins  non arabes mais particulièrement efficaces …

Dans votre ouvrage vous avez avancé que l’évolution du Monde arabe souffre « d’un réel traumatisme : un passé glorieux et un avenir ambigu », quelle est l’issue à votre avis ?

Je dis que le Monde arabe a un passé glorieux, un présent déprimant et un futur incertain. Cette situation provoque un réel traumatisme. En effet, les Arabes sont les héritiers d’une histoire fabuleuse où pendant des siècles, ils ont irrigué la pensée philosophique et scientifique de l’Europe. Or il n’est pas toujours aisé de traîner, derrière soi, une histoire aussi prestigieuse car il y a un risque réel de la déifier, d’en faire une idole, une icône. Or, pour que le passé soit un cadeau et non un fardeau, il faut savoir le dépasser. A défaut, nous resterons constamment tiraillés entre mélancolie et utopie : la mélancolie nous fait pleurer sur les “ruines d’un passé glorieux” et l’utopie nous conduit à une culture  centrée sur la “reproduction” d’un passé révolu, à un moment où tout doit nous pousser, au contraire, à penser le futur et nous ouvrir sur le “nouveau”. En d’autres termes, le passé doit être un réservoir de leçons, mais, en aucune manière, il ne doit prendre notre futur en otage.

Peut-on considérer votre ouvrage comme un appel de détresse ou comme une interpellation de la conscience collective des Arabes ?

L’ouvrage est à la fois un appel de détresse, mais aussi un appel à un sursaut. Dans tous les domaines, les Arabes sont en retard : dysfonctionnement économique, ossification politique, incertitudes sociales, et crises culturelles. Les jeunes sont désorientés. Les horizons semblent bouchés. Le monde avance et nous aussi nous avançons : mais  à reculons. C’est un échec de l’Etat national, et c’est un échec de nos élites. S’entêter dans des stratégies suicidaires de la sorte frise l’inconscience et prépare des lendemains douloureux…

Vous avez considéré que la thèse de « l’exception arabe » en matière de transition démocratique est une fiction, alors que cette région était, reste et demeure sourde à « l’appel démocratique », région où l’ère des systèmes politiques hybrides est interminable ?

L’autoritarisme qui prévaut dans les pays arabes s’explique par des facteurs objectifs qui relèvent de la science politique (nature des régimes), la science économique (les systèmes rentiers), la science anthropologique (l’obéissance du chef de famille) et même de l’Histoire et de la géographie. Mais, pas par  la religion musulmane, comme le prétend l’approche culturaliste. Il n’y a  pas de  “despotisme intrinsèque en islam” où l’islam serait  irrémédiablement associé à une sorte de théocratie qui se révélerait  incapable de s’ouvrir à l’univers pluraliste et à son corollaire démocratique.
Penser donc qu’il existe un “homo islamicus” coupé anthropologiquement du reste de l’humanité est non seulement erroné, mais manichéen, car non seulement il procède d’une vision a-historique, mais surtout débouche sur un postulat discutable selon lequel les sociétés musulmanes ne peuvent, par principe, accéder à l’idéal démocratique. L’exemple de la Turquie dément un tel déterminisme négatif.

Vous avez écrit « qu’il n’y aura pas de véritable printemps arabe de la démocratie, tant que dure l’hiver de l’occupation et de la guerre » . A votre avis, quels sont les chemins à parcourir pour sortir de cette impasse ?

Oui, il n’y aura pas de véritable printemps de la démocratie tant que dure l’hiver de l’occupation et de la guerre…J’entends par là, que pour éclore, la démocratie a besoin d’un climat serein, d’une population qui est déjà parvenue à satisfaire ses besoins de base en termes de sécurité humaine (la peur du besoin, la peur de périr, la peur de la répression) et d’un débat centré sur la répartition des ressources matérielles et symboliques. La guerre distrait, absorbe, détourne, préoccupe. Sans compter que la guerre contre l’ennemi réel ou fantasmé peut être un instrument aux mains des gouvernants pour cadenasser le système, sévir contre les opposants, voire même pour se présenter comme les “défenseurs de la nation”. Regardez ce que certains régimes arabes font au nom de la lutte anti-terroriste….

Et La Palestine dans tout cela?

La Nakba palestinienne ne date pas de 1948 : elle est permanente. La souffrance palestinienne se prolonge depuis trois générations. Nous avons tout essayé : lutte militaire dans un rapport de force inégal qui nous a valu, en réponse, des déluges de feu. Lutte politique en acceptant de participer à un processus de paix qui s’est apparenté à un marché de dupes. Nous sommes à court de recettes : la famille arabe nous livre à notre sort, l’UE dit  compatir à notre souffrance mais nous vend des promesses creuses. L’Amérique d’Obama bute contre le mur israélien, la partie  invisible du mur (l’entêtement et l’arrogance) et la partie visible, (celle en béton armé qui éventre la Palestine ). Que nous reste-t-il ? La plus terrible des armes de destruction massive du projet sioniste : la résilience, c’est-à-dire cette capacité inouïe  du peuple palestinien de supporter l’insupportable, de démontrer tous les jours son enracinement, de se marier et de faire des enfants, et  malgré la noirceur de la nuit, de continuer à croire à l’inéluctabilité de l’aube de la liberté. 


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