​Et si le secteur formel marocain était le vrai obstacle au développement économique ?


Par Hamid Bouchikhi
Jeudi 14 Mai 2015

​Et si le secteur formel marocain était le vrai obstacle au développement économique ?
Le poids du secteur informel est unanimement considéré comme un obstacle au développement de l’économie marocaine. On le crédite de 41% des emplois (hors agriculture, administration et collectivités locales) et de 14% du PIB et on l’accuse de tous les maux : fraude fiscale et sociale, exploitation de la main-d’œuvre, corruption … et j’en passe. On ne trouvera personne pour en faire l’éloge. A la limite, on veut bien reconnaître qu’une partie du secteur informel, celle qui correspond à des métiers traditionnels, soit moins nocive à l’économie nationale. Je suis toujours amusé de constater que beaucoup de Marocains, y compris parmi l’élite du pays, aiment dénoncer l’informel dans les conversations privées, lorsqu’ils le subissent, et le pratiquent bien volontiers, quand cela les arrange, sans même se rendre compte de la contradiction.
Les développements de la recherche en sciences sociales et en économie comportementale (behavioral economics) nous incitent à penser que lorsque certains comportements sont fréquents et persistants, ils devraient constituer des réponses rationnelles à une situation donnée. Ainsi, sauf à considérer que les Marocains et les citoyens des pays où l’informel est fréquent sont par essence plus tricheurs que les autres, ce que je ne crois pas. Nous devons donc faire l’effort de chercher d’autres explications.
Je crois, pour ma part, que le poids du secteur informel dans l’économie marocaine est une réponse rationnelle aux nombreuses pathologies du secteur formel. Autrement dit, ce n’est pas le secteur informel qu’il faut soigner mais le secteur formel. Si les responsables du pays veulent encourager les agents économiques à agir dans la légalité, il leur faut accomplir une réforme radicale du secteur formel pour le rendre plus attractif.
En l’état actuel, le secteur formel est vécu par la majorité des agents économiques comme inefficient, contraignant, punitif et confiscatoire. L’agent économique rationnel, voire le citoyen ordinaire, a tout intérêt à l’éviter. De fait, moins on a affaire aux responsables du secteur formel et mieux on se porte.
Chaque lecteur de ces lignes a vécu, au moins une fois dans sa vie, des situations où il aurait préféré ne pas être au contact d’un service public. Il y a quelques mois, j’ai eu besoin de faire ‘légaliser’ la copie d’un document à Rabat. Outre le fait que je ne comprends plus l’intérêt de la procédure de «légalisation» dans des situations où un fonctionnaire peut vérifier de visu qu’une copie correspond à l’original d’un document remis dans un dossier, je me suis trouvé dans des locaux délabrés où des fonctionnaires qui n’avaient pas l’air heureux d’être derrière le guichet prenaient tout leur temps pour «servir» des usagers qui se disputaient pour savoir qui était le suivant. Dans un autre cas, des citoyens forment une association pour acquérir un terrain dans la perspective de construire des logements. Pendant plusieurs années, la commune a été incapable d’indiquer clairement quelle parcelle il fallait réserver à la construction d’une école ou d’une mosquée paralysant ainsi la totalité du projet. Qui oserait reprocher à quelqu’un de chercher à se dispenser de telles rencontres avec le service public ou d’employer des raccourcis s’il en a les moyens ?
Pourquoi demander une autorisation lorsque le service habilité à la délivrer n’est pas capable de bien y répondre dans un délai raisonnable? Pourquoi déclarer son activité lorsqu’on doit acquitter des impôts dont les barèmes sont aussi lourds? Pourquoi signer des contrats de travail quand il est si compliqué d’y mettre un terme ? Pourquoi  cotiser à des caisses de sécurité sociale dont les prestations sont si médiocres et la gestion si mauvaise ?  Pourquoi  agir dans la légalité lorsque son voisin ou son concurrent est en mesure de s’y soustraire parce qu’il a ses entrées auprès de tel ou tel responsable public ?
Au lieu de stigmatiser les agents qui préfèrent agir dans l’informel, quitte à  violer les lois, il faudrait stigmatiser le secteur formel et le réformer en profondeur. La charge de la preuve doit être inversée. C’est aux responsables du secteur formel de prouver aux agents économiques qu’il est plus rationnel d’agir dans la légalité.
Une preuve supplémentaire, s’il en faut, de l’inadéquation du secteur formel, est le nombre croissant de dérogations qu’il faut accorder aux résidents et investisseurs étrangers ou aux MRE pour les encourager à s’établir et à investir dans le pays. Au nom de quoi est-ce qu’un salarié marocain devrait être imposé jusqu’à 38% là où un résident étranger est soumis à 10% ? Au nom de quoi est-ce qu’un investisseur étranger devrait bénéficier de conditions plus favorables qu’un investisseur national ? Au nom de quoi est-ce que les bénéfices réalisés dans l’agriculture devraient avoir un régime fiscal plus favorable que ceux des services et de l’industrie ?
Au lieu de multiplier les régimes fiscaux dérogatoires et les zones franches, renforçant au passage la discrimination entre agents économiques selon leur nationalité ou leurs ressources, il faudrait changer de paradigme et mettre en place un secteur formel plus réactif, moins contraignant et moins confiscatoire pour tous les agents économiques.
J’entends déjà l’objection à la réduction drastique des prélèvements obligatoires, sociaux et fiscaux. Cela compromettrait l’équilibre des finances publiques d’un pays dont les responsables se flattent, depuis plus de trois décennies,  d’être reconnus comme de bons élèves par les institutions financières internationales. Je ne nie pas ce problème mais je dois rappeler que le programme d’ajustement structurel accepté par le Maroc en 1983 a eu un coup très élevé. Comme ailleurs, notamment en France, l’assainissement des finances publiques s’est traduit par l’augmentation de la pression fiscale et sociale sur les ménages et les entreprises. En même temps, la qualité des services publics a continué à se dégrader. Les Marocains se trouvent, aujourd’hui, avec un Etat très coûteux, inefficace, qu’il vaut mieux éviter. L’introduction du statut de l’auto-entrepreneur au Maroc est une très bonne nouvelle. Je l’interprète comme une manière de prendre acte du secteur informel et de proposer à ses acteurs un régime formel plus attractif. Pour une fois, l’Etat use de la carotte et non pas du bâton. Il faudra, cependant, rester vigilant sur les modalités de mise en œuvre du statut.  Ce serait dommage, et j’espère que mon inquiétude est injustifiée, que le dispositif soit vidé de sa substance par des modalités pratiques contraires à son esprit.
La révolution copernicienne que je propose dans cet essai consiste à donner envie aux agents de participer à un secteur formel modernisé et habilitant au lieu de les contraindre à se conformer à un secteur formel archaïque et contraignant. Il est possible que les équilibres budgétaires soient mis à mal à court terme par une réforme fiscale ambitieuse.  En attendant que la création de richesses et les revenus fiscaux soient boostés par la libération des agents économiques, les responsables publics doivent pouvoir réduire drastiquement les budgets alloués à des services publics qui ne produisent plus rien et convaincre les partenaires financiers internationaux d’appuyer un nouveau « business plan » de réinvention du secteur formel marocain. Montesquieu a écrit dans les Cahiers qu’ «une chose n’est pas juste parce qu’elle est loi ; mais elle doit être loi parce qu’elle est juste». Tous ceux qui considèrent que le secteur informel est  à l’origine des maux de l’économie marocaine et que le secteur formel, dans sa forme actuelle, est la solution, feraient bien de méditer cette citation».

* Professeur de management et 
entrepreneuriat et directeur du Centre Impact Entrepreneurship à l’ESSEC Business School


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