​Développement financier du Maroc : Considérations théoriques et réalité

Une thèse soutenue par Lamia Bazzaoui à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de Rabat


Mardi 2 Juin 2015

​Développement financier du Maroc : Considérations théoriques  et réalité
L’intérêt de la thématique traitée se justifie par les transformations que connaissent les marchés financiers marocains ces dernières années. Transformations qui résultent de l’engagement du pays dans un processus de libéralisation financière, et qui sont fortement liées aux changements de la scène financière internationale et de l’ordre géopolitique au cours des deux dernières décennies.
Le sujet du développement financier entretient de multiples connexions avec divers autres aspects, et notamment des aspects théoriques découlant de l’orientation idéologique libérale et des aspects liés à la réalité des marchés financiers mondiaux et de celle de la structure socioéconomique et politique marocaine. La problématique de la thèse a donc porté sur l’étude de la dialectique existant entre ces différentes dimensions.
Cette thèse s’articule autour de trois axes. Le premier porte sur une analyse des mesures entreprises par le Maroc dans le domaine financier, leur orientation idéologique sous-jacente et leur pertinence par rapport au contexte marocain. L’auteure a souligné à ce stade que la formation du modèle capitaliste libéral de marché, préconisé par les organismes de Bretton Woods et prévalant dans les pays anglo-saxons, a résulté d’une série de changements préalables de ces sociétés et de leurs modes d’organisation. Ces changements sont liés à de nombreux facteurs tels que le développement de l’idéologie libérale, du capitalisme et de l’économie de marché, l’apparition de nouvelles valeurs favorisant l’accumulation du capital et l’évolution du cadre géopolitique à partir des années 70. En revanche, l’apparition des marchés financiers marocains résulte essentiellement de l’intervention étrangère au cours du XIXème siècle. Leur évolution a été influencée par celle du contexte international, en particulier le tournant libéral qui s’est opéré suite aux deux chocs pétroliers et qui a favorisé le processus de financiarisation de l’économie. En outre, le modèle marocain reste fortement ancré sur le modèle français.
Au niveau du deuxième axe, plusieurs études empiriques ont été menées dans le but de cerner certaines caractéristiques des marchés bancaire et boursier marocains et d’identifier par-là quelques pistes pour leur développement. 
Le plus fréquemment, les études menées sur le développement des marchés bancaires ont tendance à se focaliser sur des indicateurs de nature quantitative tels que la taille, le degré de conformité par rapport aux ratios prudentiels, la liquidité,… C’est par exemple le cas de la base «Global Financial Development Database», développée par la Banque mondiale, qui permet d’étalonner les systèmes financiers à une échelle internationale sur la base de plusieurs dimensions. L’auteure a décidé d’adopter une démarche différente, en évaluant directement quelques-uns des aspects les plus fondamentaux de l’activité bancaire, à savoir : la rentabilité, la qualité de gestion (approchée par le concept d’efficience), et le rôle joué concrètement dans le financement de l’économie à travers l’allocation de crédits.
La première étude qui a été faite, sur la base d’un échantillon de 51 pays, avait deux finalités : d’abord, situer le marché marocain sur le plan de la performance ; ensuite, déceler les facteurs qui affectent, de manière générale, la rentabilité bancaire et en déduire quelques pistes d’amélioration pour le secteur bancaire marocain. Cette étude a permis de déduire que les facteurs qui affectent de manière négative la rentabilité sont le degré de concentration du marché, le niveau de crédits accordés au secteur privé, le coefficient d’exploitation, et les émissions de titres de dette à l’international, tandis qu’un cadre institutionnel sain agit de manière positive et significative sur la rentabilité bancaire. 
En raison de ses implications en matière de maîtrise des frais généraux et d’optimisation de la rentabilité, la qualité de gestion des établissements bancaires est également un aspect qui revêt une importance particulière, d’où la deuxième étude empirique de cette thèse, qui s’est intéressée à l’efficience technique des banques marocaines. Cette étude s’est faite en quatre phases : d’abord une analyse de l’efficience technique d’un échantillon composé des six plus importantes banques marocaines, ensuite la décomposition de l’indice de Malmquist entre efficience technique et progrès technique, une mesure de l’efficience-coût de ces banques et enfin, la construction d’un modèle explicatif pour étudier les éléments influençant les scores d’efficience technique. Plusieurs conclusions ont découlé de cette analyse. D’abord, les banques disposant de la taille la plus importante et du niveau de dépôts rapportés aux crédits le plus élevé, ont tendance à avoir les scores d’efficience technique les plus élevés, sauf en cas de présence d’un actionnariat public, élément qui s’est avéré agir négativement sur l’efficience. Ensuite, les filiales de banques étrangères sont celles qui ont pâti le plus des retombées de la crise financière, comme en témoigne la baisse significative de leur niveau d’efficience à partir de 2009. Néanmoins, cette catégorie de banques est celle - après la banque leader du secteur- qui affiche l’indice de changement technologique le plus élevé sur la période. Ce qui montre que ces structures, de par leur rattachement à des groupes d’envergure, exercent une pression positive sur le marché à travers les efforts d’innovation fournis en matière d’outils et de modes d’organisation. Enfin, l’analyse de l’efficience-coût a permis d’identifier les banques qui utilisent leurs facteurs de production dans les proportions les plus optimales, au regard des prix des facteurs de production en vigueur, c’est-à-dire les entités qui s’adaptent le plus rapidement aux évolutions de prix.
L’étude menée sur l’allocation de crédits bancaires à l’économie, basée sur un échantillon de 61 entreprises, avait pour objectif de déceler les facteurs affectant l’évolution de l’endettement bancaire. Aucune des variables retenues dans l’étude, qu’elle se rapporte à l’âge, à l’activité, à la santé financière ou à l’efficience de l’entreprise ne s’est avérée significative. 
C’est un fait qui a été expliqué par l’importance du poids des asymétries d’information, dans un contexte caractérisé par un risque de crédits et un risque juridique élevés, qui incite les établissements bancaires à tenir compte, dans la décision d’octroi de crédits, d’autres éléments non inclus dans l’étude. Ces éléments pourraient être la durée de la relation bancaire ou la qualité de la relation avec le groupe d’appartenance. L’une des retombées négatives que cette démarche peut avoir est le risque de présence d’une demande de crédits insatisfaite sur le marché. 
Ceci a incité l’auteure à mener une quatrième étude sur le phénomène de rationnement de crédits au Maroc, en se basant sur le modèle de Maddala et Nelson (1974). La première déduction faite est que le niveau du taux débiteur et celui du taux d’inflation prévisionnel agissent négativement et significativement sur la demande de crédits au Maroc, tandis que le niveau de ressources bancaires affecte de manière positive l’offre de crédits. L’analyse faite sur une période de 33 trimestres depuis début 2006 a permis de distinguer entre quatre phases : les deux premiers trimestres de 2006 caractérisés par un excès de l’offre, qui peut s’expliquer en partie par le niveau important des taux débiteurs. Une deuxième phase allant de T3 2006 à T2 2008 caractérisée par un excès de demande, résultant de la baisse des taux d’intérêt mais reflétant aussi le dynamisme qu’a connu l’économie marocaine entre 2006 et 2009, et qui s’est manifesté par un accroissement de 14% du PIB en l’espace de 3 ans. La troisième phase, de T3 2008 à T3 2010, où l’écart entre offre et demande est assez réduit, traduit l’attentisme des investisseurs dans les débuts de la crise économique au pays. Enfin, la dernière phase est caractérisée par un excès de l’offre de crédits. Les banques semblent ainsi avoir le plus grand mal à placer des crédits auprès des entreprises.
L’étude consacrée au secteur bancaire en particulier se justifie par le fait qu’il s’agit du segment le plus évolué et le plus important du système financier marocain. Ceci peut être expliqué par plusieurs raisons dont l’héritage colonial et la nature du système juridique. 
Néanmoins, puisque le pays s’oriente sur le long terme, à travers les efforts déployés ces trois dernières décennies, vers un modèle capitaliste libéral de marché et puisque ce type de modèle est fortement axé sur les marchés boursiers, une partie de cette thèse a été dédiée à l’étude de la Bourse de Casablanca, surtout du fait de l’importance du marché boursier, du rôle qu’il a joué dans bon nombre de pays à modèle capitaliste libéral de marché qui servent aujourd’hui d’exemple-type du développement financier, et de l’orientation générale vers le renforcement du rôle de ce secteur.
Après une revue générale des principaux éléments qui minent la compétitivité de la Place, en comparaison avec d’autres marchés de la région MENA (concentration, conditions d’accès, liquidité, libre circulation des capitaux,…), une étude a été menée dans le but d’évaluer l’efficience de la Bourse de Casablanca sur le plan informationnel. 
L’intérêt pour cet aspect se justifie par son poids dans l’évaluation du niveau de développement des marchés financiers dans le monde, et dans les recommandations des organismes financiers internationaux. En utilisant trois approches (l’approche de l’école pragmatique, celle de l’école théorique et une étude d’événement), l’auteure a conclu sur l’inefficience informationnelle du marché boursier marocain, en prenant toutefois le temps de s’arrêter, sur les principales critiques dont la théorie de l’efficience informationnelle a fait l’objet, notamment par rapport à l’invalidité de quelques-unes de ses hypothèses fondatrices.
Enfin, le dernier axe a été consacré à l’étude de l’influence de la réalité socioéconomique et politique marocaine sur le développement financier du pays, et notamment des facteurs suivants : 
Le cadre institutionnel, en particulier des éléments tels que l’application des contrats, la qualité de la réglementation, le coût de la conduite des affaires, la prééminence de l’Etat de droit.
Les conflits des groupes d’intérêt : l’incapacité de certaines économies comme le Maroc à mettre un terme aux politiques néfastes au développement financier s’expliquerait par la présence de multiples conflits d’intérêt dans les sphères de décision. Cette explication rejoint les arguments avancés par George Stigler dans sa Théorie de la Capture et ceux de Rajan et Zingales (2003) qui ont expliqué que le développement financier pouvait être inhibé par l’action de certains groupes, susceptibles d’être les perdants de tout effort de réforme. Au Maroc, l’on peut distinguer entre deux catégories de groupes d’intérêt : des groupes de nature moderne et d’autres de nature traditionnelle, liés à l’organisation sociopolitique du pays. 
La concentration: c’est un phénomène qui se manifeste dans le domaine économique à travers la présence de grands groupes financiers détenus par l’Etat, par des groupes étrangers, ou appartenant au Grand capital privé marocain. Et dans le domaine financier par le nombre limité d’acteurs et la présence de barrières à l’entrée de nature structurelle, liées aux procédures, ou résultant de la complexité des imbrications entre sphère financière et différents appareils étatiques.
Le dualisme financier et l’exclusion financière d’une population importante d’entreprises de faible taille ou opérant dans le secteur de l’informel.
Certains facteurs socioculturels : d’une part, la faible valorisation du capital humain présente un frein en termes de compréhension et d’assimilation des produits financiers pour des raisons linguistiques ou culturelles, mais a également  un impact négatif sur le plan de l’innovation aussi bien dans le domaine économique que dans le domaine financier. 
D’autre part, les traits culturels prévalant dans la société marocaine s’éloignent des principes d’efficacité et de rationalité décrits par Max Weber et Werner Sombart comme étant des éléments historiques déterminants dans l’évolution du capitalisme. C’est un fait qui peut être confirmé par la nature des activités attirant le plus les entrepreneurs marocains, qui sont essentiellement des activités de commerce ou de spéculation où la logique de rente prévaut.
Au final, l’auteure a conclu sur la nécessité pour le Maroc de se doter d’une stratégie en matière de développement financier, notamment compte tenu de ses enjeux sur le plan économique et social. Néanmoins, certaines conditions préalables doivent être établies, à savoir : l’assainissement et le renforcement du cadre institutionnel, la réduction de la concentration et des barrières à l’entrée sur le marché, la promotion de l’épargne domestique, la poursuite des réformes de modernisation du marché boursier, l’enrichissement de l’offre, la mise en place d’une politique d’intégration financière,  l’encouragement de l’innovation et la valorisation du capital humain.

Vendredi 3 avril 2015, à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales- Université Mohammed V de Rabat, Lamia Bazzaoui a soutenu sa thèse de doctorat en sciences économiques, intitulée : «Le développement financier du Maroc : entre considérations théoriques et réalité».
Ce travail de recherche a obtenu la mention « Très honorable » du jury. Ce dernier était composé de Mohammed El Haddad, président du jury et professeur de l’enseignement supérieur à la FSJES de Rabat- Agdal ; de Mohamed Abouch, Saad Benbachir et Abdelmajid Gagou, suffragants et professeurs de l’enseignement supérieur à la FSJES de Rabat- Agdal ; et de Omar Idali, suffragant et professeur de l’enseignement supérieur à l’Ecole nationale d’administration.


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