Le passé de la livre sterling et l'avenir du dollar


Libé
Mardi 15 Avril 2025

En avril 1925, il y a cent ans ce mois-ci, Winston Churchill, alors chancelier de l'Echiquier, a pris la décision fatidique de ramener la livre sterling à l'étalon-or, au taux de change d'avant-guerre.

A l'époque, Churchill était, un peu comme le secrétaire au Trésor américain Scott Bessent aujourd'hui, tiraillé entre deux objectifs. D'une part, il voulait maintenir la position de la livre sterling comme monnaie clé, autour de laquelle tournait le système monétaire international et préserver le statut de Londres en tant que principale place financière internationale. D'autre part, lui, ou du moins des voix influentes autour de lui, préconisait un taux de change plus compétitif – c'est-à-dire « dévalué » – susceptible de stimuler l'industrie manufacturière et les exportations britanniques.

Les raisons pour lesquelles Churchill a opté pour la première option sont incertaines. Le poids de l'histoire – la prééminence économique britannique sous l'étalon-or avant la Première Guerre mondiale – incitait à rétablir le statu quo monétaire. La City de Londres, c'est-à-dire le secteur financier, a fait pression pour revenir au taux de change d'avant-guerre par rapport à l'or et au dollar. John Maynard Keynes, l'opposant le plus éloquent, a passé une nuit blanche lorsqu'il a eu l'occasion de présenter ses arguments au chancelier.
Les effets ont été conformes aux prévisions. La livre sterling retrouva sa place de monnaie internationale clé et la City reprit sa position de centre financier. Cependant, ils durent faire face à New York et au dollar, qui avait pris de l'importance en raison des perturbations causées par la guerre en Europe et de la création du système de la Réserve fédérale pour soutenir les marchés financiers américains.

Comme prévu, les exportations britanniques ont stagné. A prix courants, elles étaient plus faibles en 1928-1929 qu'en 1924-1925, lorsque la décision de stabiliser le taux de change avait été prise.

Il est clair que la livre forte et les taux d'intérêt élevés, nécessaires pour défendre son taux de change, n'ont pas aidé. Mais c'est tirer des conclusions hâtives que d'attribuer l’entièreté de la mauvaise performance de l'économie britannique au taux de change.

D'une part, les industries d'exportation sur lesquelles la Grande-Bretagne s'appuyait traditionnellement – le textile, l'acier et la construction navale – étaient désormais soumises à une concurrence intense de la part de pays industrialisés plus tardivement et dotés d'installations modernes, notamment les Etats-Unis et le Japon. La situation n'est pas sans rappeler la concurrence que l'industrie manufacturière américaine subit actuellement de la part de la Chine et d'autres marchés émergents. A l'époque comme aujourd'hui, il n'est pas certain qu'un taux de change plus faible aurait fait une grande différence, compte tenu de l'émergence de ces puissances montantes. Les droits de douane imposés par le Royaume-Uni dans les années 1930 n'ont pas non plus relancé ses vieilles industries.

En outre, la Grande-Bretagne a eu du mal à développer les nouvelles industries qui constituaient la technologique de pointe de l’époque – l'ingénierie électrique, les véhicules à moteur et les biens de consommation durables –, même après avoir dévalué la livre en 1931. Les Etats-Unis et d'autres pays ont été plus prompts à adopter de nouvelles technologies et méthodes de production, comme la chaîne de montage. Le militantisme syndical a découragé l'investissement. Les travailleurs possédant les compétences et l'éthique de travail nécessaires étaient rares. Encore une fois, ces plaintes ne sont pas sans rappeler celles que l'on entend aujourd'hui de la part des dirigeants de la nouvelle usine de semi-conducteurs de TSMC en Arizona ou des usines de fabrication de puces de Samsung au Texas.

Le fait que les années 1930 aient été marquées par des guerres commerciales et une décennie de dépression a évidemment été un facteur aggravant.

Malgré ces problèmes, la position de la livre sterling en tant que monnaie internationale a survécu aux années 1930. En fait, la livre a regagné une partie du terrain, en tant que monnaie de réserve et de paiement, qu'elle avait perdu au profit du dollar au cours des décennies précédentes. Alors que la Grande-Bretagne a globalement réussi à maintenir une stabilité bancaire et financière, les Etats-Unis ont subi trois crises bancaires et financières. Le Royaume-Uni a maintenu des relations commerciales stables avec son Commonwealth et son Empire dans le cadre d'un système de préférence impériale qui a annulé les effets de tarifs douaniers autrement restrictifs. Il est resté en bons termes avec ses partenaires commerciaux et ses alliés politiques au-delà du Commonwealth et de l'Empire, notamment en Scandinavie, au Moyen-Orient et dans les pays baltes, où les autorités monétaires ont continué à rattacher les monnaies de ces pays à la livre sterling.

Les leçons à tirer pour ceux qui cherchent à préserver le statut du dollar en tant que monnaie mondiale sont claires. Primo, éviter l'instabilité financière, ce qui, dans le contexte actuel, signifie ne pas laisser les problèmes de la sphère crypto se propager au reste du système bancaire et financier. Secundo, limiter le recours aux droits de douane, car la large utilisation internationale du dollar découle en grande partie des relations commerciales de l'Amérique avec le reste du monde. Tertio, préserver les alliances géopolitiques du pays, car ce sont les partenaires de l'Amérique qui sont les plus susceptibles de considérer les Etats-Unis comme un gardien fiable de leurs actifs étrangers et de détenir leur monnaie en signe de bonne foi.

Les Etats-Unis, selon toute apparence, suivent la voie opposée, mettant en péril la stabilité financière, imposant des droits de douane à tort et à travers, et se mettant à dos leurs partenaires. Ce qui a été obtenu sur une longue période peut être démoli en un clin d'œil ou d'un simple trait de plume d'un président. Churchill était conscient des risques. Comme il l'a dit : « Construire peut être le fruit d'un travail lent et laborieux de plusieurs années. Détruire peut être l'acte irréfléchi d'une seule journée ».

Par Barry Eichengreen
Professeur d'économie et de sciences politiques à l'Université de Californie à Berkeley, ancien conseiller politique principal du Fonds monétaire international


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