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Ecrivain socialiste américain, Upton Sinclair dénonce les méfaits du régime capitaliste dans des romans qui empruntent leurs sujets à la réalité. Ses ouvrages, et surtout ses deux romans (Manassas) et (La jungle) ont eu un grand succès. Il est aussi le plus notoire représentant du mouvement socialiste en Amérique. Il a touché à tous les genres et occupé une place importante parmi les écrivains de son temps et de son pays.
Tout le monde reconnaît à ses romans une valeur littéraire de premier ordre, mais le lecteur les lit plus à cause du prestige du style qu’en raison de leur aspect narratif. Ses thèses, sa manière et sa popularité l’ont fait surnommer pour certains critiques le Sartre de l’Amérique. Il est parfois trop touffu, mais généralement sa plume trace des romans au service des idées progressistes et anticapitalistes.
Comme tout écrivain engagé et notoire, Upton Sinclair a contribué à la création du mouvement de la gauche socialiste nommé Helicon home colony en 1906. Quoi qu’il en soit de cette période critique de sa vie entre indignation et révolte, beaucoup reconnaissent que les écrits de Sinclair, solidement construits, mettent en scène, avec une réelle puissance, le monde de l’argent, le capitalisme, l’aristocratie de race, le racisme, le pouvoir de monopole croissant des entreprises américaines.
Le monde de Sinclair est celui des pauvres gens parmi lesquels se sont déroulées son enfance et sa jeunesse. Les écrits de Sinclair montrent que sa sympathie s’adresse aux gens souffrant de malheur, que ce soient des démunis, des travailleurs, des déshérités, des intellectuels désaccordés d’avec la vie ou des marginaux de ce monde écrasés par la misère et la privation : «Je sais ce qu’il en a coûté à un travailleur d’acquérir le savoir. J’en ai payé le prix avec ma chair et mon sang, en me privant de nourriture et de sommeil, en mettant en jeu ma santé, ma vie presque. Alors lorsque je viens vous parler d’espérance et de liberté, faire miroiter devant vous ce monde nouveau qu’il vous faut créer de toute pièce, cette nouvelle organisation du travail qu’il faut avoir l’audace d’imaginer, je ne suis pas surpris de vous trouver terre à terre, matérialistes, apathiques et incrédules. Si je résiste au découragement, c’est que je sais ce que vous avez enduré, j’ai connu le fouet cuisant de la misère, le mépris cinglant des maîtres, la morgue du fonctionnaire. Mais j’ai la certitude que parmi vous, il y aura au moins un homme que la souffrance aura poussé à bout, aura fait dresser l’oreille».
Chez Sinclair, la crise de l’empire capitaliste est ouverte. La dépression économique n’a pas seulement provoqué l’effondrement de la classe ouvrière. Elle a accru la misère et accéléré l’appauvrissement de la classe moyenne. Le pauvre naît dans la misère, avec un sang appauvri, souffrant de la faim, mal vêtu, mal logé, croupissant dans la malpropreté, exposé à mille accidents, prenant souvent le germe des maladies qui le suivront jusqu’à la tombe. Ce malheureux gravit son calvaire de douleurs et d’affronts, il voit la vieillesse avec effroi, il ira s’éteindre dans un dépôt de mendicité : «Plus de larmes, il en avait assez ! C’était ce qui avait fait de lui un esclave. Dorénavant, il serait un homme libre. Il allait se soucier de lui-même, lutter pour son propre compte contre ce monde qui l’avait leurré et maltraité».
Nous vivons encore sous le règne du capitalisme, voilà, bien entendu, à quoi Sinclair voulait en venir. Le capitalisme s’appuie sur l’utilité immédiate, et il est gardé par le mauvais sens. Sous couleur de civilisation, sous prétexte de progrès, il est parvenu à proscrire tout mode de recherche de la vérité qui n’est pas conforme à son idéologie. Cet aperçu que Sinclair donne en conclusion est en sens proche du contenu de ses écrits. D’un autre côté, le capitalisme a souvent une orientation réactionnaire. L’homme souffre d’avoir perdu les valeurs de l’humanité ; «le Trust était l’incarnation d’une cupidité aveugle et insensée. C’était un monstre dont les gueules avides dévoraient tout, dont les mille sabots piétinaient tout. C’était un ogre, l’esprit du capitalisme fait chair».
Pour beaucoup, Sinclair est avant tout un écrivain de conscience, l’auteur de quelques écrits où la dénonciation du monde capitaliste est poussée jusqu’à son extrême limite. Mais Sinclair ne se satisfait pas de cette critique trop facile. Une telle critique n’est pas conforme à la réalité la plus évidente : son monde est celui des choses vues, ses écrits ont l’écho de vécu, son écriture est fondée sur une critique qui se veut sans illusion : «Nous étions trop ignorants. C’est ça la vraie raison. Nous n’avions pas la moindre chance d’y arriver. Si j’avais su à l’époque ce que je sais aujourd’hui, on s’en serait sortis».
Dans les ouvrages d’Upton Sinclair (La jungle, Manassas, A Capitain of industry, The convict, The journal of Arthur Stirling, Jemme Higgins goes to war, etc), on trouvera une analyse politique sociologique serrée du phénomène des inégalités sociales, une critique originale des divers aspects de la domination du capital financier. Ces ouvrages ont été des beaux romans d’idées de l’avant-guerre. On se rappelle la démonstration. Le capitaliste est le seul qui vit dans l’aisance comme passion, comme recherche d’une impossible transcendance, vouée à l’échec.
On a fait beaucoup de bruit autour du roman scandaleux (La jungle) de Sinclair. Ce roman raconte l’histoire d’une famille d’immigrés lithuaniens qui s’installe à Chicago en 1905. En Amérique, cette famille va découvrir toute la barbarie du «monde libre». La ségrégation raciale, les conditions abominables de travail, l’apologie de la haine seront les sujets essentiels de ce roman. Ainsi, cet ouvrage le plus scandaleux, le plus particulier a été un univers de l’exode, de l’errance, de no man’s land ténébreux, de l’anonyme pauvreté, et des âmes vides.
C’est autour de la question des inégalités que tourne la conscience contemporaine. Dans son ensemble, une recherche des valeurs. Si on jette un coup d’oeil sur les ouvrages de Sinclair, on est frappé par la convergence des interrogations. Est-ce la fin du monde capitaliste ? Le capitalisme est-il en voie de disparition ? L’homme contemporain assistera-t-il sans rien dire à la catastrophe de la mondialisation capitaliste? Autant de mises en question des valeurs sur lesquelles notre existence est fondée. Il ne s’agit plus de construire un visage idéal. Il s’agit de discerner les raisons de notre péril, de savoir ce qui nous sauvera.
Upton Sinclair est un socialiste, mais pas dans le sens simple du terme. C’est socialiste critique qui n’ignore pas que l’homme est à remettre en question chaque jour. S’il écrit des romans depuis son jeune âge, c’est pour essayer de le découvrir à travers la lorgnette de la souffrance sociale. Et puis, le roman pour lui est la manière de décrire la vérité cachée telle quelle est sur le système capitaliste.
Etre socialiste, pour Sinclair, c’est repenser l’histoire du socialisme. Le terme socialisme ne doit pas nous faire illusion ; il ne s’agit pas d’une doctrine parmi d’autres. Il est d’abord une théorie vivante, il est aussi une remise en place de l’homme, dans sa vraie situation, dans sa situation de créateur de valeurs. Certains historiens capitalistes ont essayé de critiquer cette doctrine comme idéaliste. Mais cette critique, d’après Sinclair, n’a pas le sens historique le plus profond. La réponse à cette critique est relativement simple et, comme Sinclair l’a déjà dit, les positions anti-socialisme se contentent souvent d’être des critiques, et ceux-là même qui, à bien des égards, seraient tentés de rejeter le socialisme se sentent retenus à le faire, parce qu’ils ne conçoivent pas d’autre alternative que celle d’un capitalisme prédateur, sauvage et inacceptable.
Pendant quelques années, l’optimisme prévaut parmi les penseurs du capitalisme. Pour eux, le socialisme n’a été qu’un accident. L’humanité est parvenue à sa dernière étape qui est celle du capitalisme. On ne saurait imaginer un autre type de société. Sur cet optimisme capitaliste, Upton Sinclair porte ce témoignage : « … Et aussi les combines des patrons, ces tyrans qui régissent leur vie ! Les fermetures d’usines, le chômage, les horaires irréguliers, les cadences inhumaines, la réduction des salaires, l’augmentation des prix ! La barbarie de la ville et de ce pays dont ils ne comprenaient ni les lois ni les usages ! Tout avait œuvré pour le plus grand profit de l’entreprise qui les avait désignés comme proies». Pour Sinclair, la misère n’a qu’une seule cause : l’exploitation. Et d’ajouter : il faut absolument écarter le capitalisme des avenues de l’histoire.
L’analyse du salaire demeure délicate selon Sinclair. L’ouvrier hésite souvent de parler de son salaire. Il rougit de sa misère, car trop de politiciens s’efforcent de lui démontrer que la misère est la rançon de ces vertus. Mais oui ! S’avouer malheureux, c’est qu’on est condamné au supplice : «Le gouvernement opprimait le corps des salariés. Il demandait à l’ouvrier de placer ses espoirs dans une vie future, pendant qu’ici-bas, on lui faisait les poches et on lui inculquait toutes les fausses vertus prônées par le capitalisme : frugalité, humiliation, obéissance. Le sort de l’humanité se jouait là».
La classe ouvrière engage le combat contre les capitalistes, car elle sait que sa misère n’a cessé de la suivre comme l’ombre suit le corps. Elle est convaincue de l’injustice du système capitaliste. L’exploitation de l’homme par l’homme, la tyrannie du capital et le principe de l’égalité semblent mis à l’oubli parce que les capitalistes n’en parlent plus. D’autre part, la classe ouvrière n’est pas la seule couche à supporter les conséquences du capitalisme en expansion. L’artisan, le boutiquier sont eux aussi victimes des premiers développements de la concentration du poids des impôts, de la cherté des denrées, du prix des loyers. Pour maintenir leur domination, pour garder leur pouvoir, les capitalistes devaient avoir un appareil qui réunit sous leur dépendance un grand nombre d’hommes. Qui les assujettissent à des lois, à des règles déterminées ; et toutes ces lois se résumaient au fond en une seule chose : maintenir le pouvoir.
Avec un langage qui lui est propre, Sinclair arrive à des conclusions concluantes : «On peut supporter de vivre dans une caserne, en contemplant les ombres, pourvu qu’une fois dans une existence, on puisse briser ses chaînes, sentir ses ailes pousser, voir le soleil ; pourvu qu’une fois au moins, on puisse proclamer qu’après tout, la vie, malgré ses soucis et ses terreurs, n’est rien qu’une bulle à la surface d’une rivière, une petite balle dorée qu’on lance en l’air à la façon des jongleurs, un verre de vin vieux qu’on avale d’un trait. S’étant un jour senti le maître des choses, l’homme peut reprendre son labeur et vivre sur ce souvenir jusqu’à la fin de ses jours».
Dans (Le Monde) du 14 novembre 2019, Jean Paul Pollin présente le capitalisme comme la seule doctrine politique incompatible avec l’exigence fondamentale de la morale, qui nous commande de traiter l’homme comme un moyen, et non comme une fin. Pollin résume à peu près les grandes lignes de sa pensée dans cette phrase : «Crise climatique, répétition des crises financières, accroissement des inégalités. Les constats sur les dysfonctionnements du capitalisme semblent faire consensus, mais les solutions à y apporter sont variées et parfois contradictoires». Dans ce contexte, Sinclair écrivait il y a quelques décennies : «Un homme qui a passé toute sa vie à crier sa haine de la richesse, et de tous les maux dont la richesse est cause. L’orgueil, le luxe, la tyrannie ; un homme du peuple, un mendiant, un vagabond, un homme qui a dit de la façon la plus explicite : serpents, comment pouvez-vous espérer échapper au feu de l’enfer ?».
Ces dernières années ont vu grandir, plus que toute autre, l’œuvre de Upton Sinclair. Dès le début, ses écrits ont été dominés par le pressentiment pessimiste. De (La jungle) aux derniers romans, ses œuvres ont changé d’expérience et de voix, et non de fonction. Sinclair a donné à la littéraire contemporaine l’un de ses romans (La jungle), en 1906.Ce roman est assuré de ne pas perdre son rayonnement. Il est l’un des cris les plus farouches, il annonce et domine le désespoir contemporain. Seul parmi tous les noms de la littérature universelle, Upton Sinclair porte en lui l’étoffe d’un grand écrivain au sens classique du mot. Plus qu’un penseur, les contenus de ses œuvres révélaient un penseur ; plus qu’un romancier, (La jungle) révélait un grand romancier.
Upton Sinclair a marqué de son talent toute la littérature de notre temps. Sa fertilité en écriture a été aussi remarquable que sa vogue littéraire et mondaine. Si son œuvre est une œuvre d’opposition, c’est en sens bien différent. Sans doute lui aussi s’écarte. Il condamne le monde actuel fondé sur l’idolâtrie de l’histoire, contaminé par l’idéologie capitaliste. Chez lui, il y a sans doute l’expérience de la vie et devant la souffrance, il a décidé de ne pas mentir.
Mais la clé de son œuvre n’est pas dans le ressentiment, car il n’a jamais écrit un mot de haine. Certes, Sinclair est un grand écrivain engagé, et (La jungle) dans son extraordinaire puissance d’attaque, est sans égal dans la littérature contemporaine. Après un siècle, que reste-il encore de vivant dans (La jungle) ? Ce roman peut-il avoir encore une utilité quelconque pour la génération d’aujourd’hui ? Ou bien, au contraire, n’est-il pas universel et actuel ? La critique répond à ces deux questions. Elle affirme que l’œuvre de Sinclair est plus vivante aujourd’hui qu’il y a un siècle parce que si la forme extérieure de notre existence a changé, il ne s’est pas manifesté de profondes modifications dans l’esprit des individus et des peuples : «Mes paroles seront comme l’éclair qui illumine le chemin du voyageur dans les ténèbres».
Upton Sinclair, décédé depuis cinquante ans, le cours de l’histoire offrant d’autres prétextes, son œuvre perd pourtant peu à peu son actualité, s’obscurcissant au profit de l’œuvre nouvelle. On peut regretter que, dans les dernières années de sa vie, il ait dédaigné celle-ci. Avec l’éloignement, elle révèle de plus en plus sa charge de réalité et d’expérience intellectuelles.
Choisie parmi tant d’autres, cette citation de Sinclair peut assurément être entendue : « Un miracle s’accomplissait en lui. Il était trop abasourdi pour pouvoir penser. Il savait pourtant que le bouleversement phénoménal qui s’était produit dans son âme avait fait de lui un autre homme, l’avait délivré de l’anéantissement, arraché à l’emprise du désespoir. Le monde entier s’était transformé à ses yeux. Il était un homme libre, oui, libre ! Dût-il recommencer à souffrir, à mendier, à mourir de faim, rien ne serait plus pareil car, désormais, il comprenait les raisons de son malheur et pourrait le supporter plus facilement. Il ne serait plus le jouet des circonstances ; il serait résolu, tendu vers un objectif. Il combattrait pour une cause et mourrait pour elle s’il le fallait ! ».
Tout le monde reconnaît à ses romans une valeur littéraire de premier ordre, mais le lecteur les lit plus à cause du prestige du style qu’en raison de leur aspect narratif. Ses thèses, sa manière et sa popularité l’ont fait surnommer pour certains critiques le Sartre de l’Amérique. Il est parfois trop touffu, mais généralement sa plume trace des romans au service des idées progressistes et anticapitalistes.
Comme tout écrivain engagé et notoire, Upton Sinclair a contribué à la création du mouvement de la gauche socialiste nommé Helicon home colony en 1906. Quoi qu’il en soit de cette période critique de sa vie entre indignation et révolte, beaucoup reconnaissent que les écrits de Sinclair, solidement construits, mettent en scène, avec une réelle puissance, le monde de l’argent, le capitalisme, l’aristocratie de race, le racisme, le pouvoir de monopole croissant des entreprises américaines.
Le monde de Sinclair est celui des pauvres gens parmi lesquels se sont déroulées son enfance et sa jeunesse. Les écrits de Sinclair montrent que sa sympathie s’adresse aux gens souffrant de malheur, que ce soient des démunis, des travailleurs, des déshérités, des intellectuels désaccordés d’avec la vie ou des marginaux de ce monde écrasés par la misère et la privation : «Je sais ce qu’il en a coûté à un travailleur d’acquérir le savoir. J’en ai payé le prix avec ma chair et mon sang, en me privant de nourriture et de sommeil, en mettant en jeu ma santé, ma vie presque. Alors lorsque je viens vous parler d’espérance et de liberté, faire miroiter devant vous ce monde nouveau qu’il vous faut créer de toute pièce, cette nouvelle organisation du travail qu’il faut avoir l’audace d’imaginer, je ne suis pas surpris de vous trouver terre à terre, matérialistes, apathiques et incrédules. Si je résiste au découragement, c’est que je sais ce que vous avez enduré, j’ai connu le fouet cuisant de la misère, le mépris cinglant des maîtres, la morgue du fonctionnaire. Mais j’ai la certitude que parmi vous, il y aura au moins un homme que la souffrance aura poussé à bout, aura fait dresser l’oreille».
Chez Sinclair, la crise de l’empire capitaliste est ouverte. La dépression économique n’a pas seulement provoqué l’effondrement de la classe ouvrière. Elle a accru la misère et accéléré l’appauvrissement de la classe moyenne. Le pauvre naît dans la misère, avec un sang appauvri, souffrant de la faim, mal vêtu, mal logé, croupissant dans la malpropreté, exposé à mille accidents, prenant souvent le germe des maladies qui le suivront jusqu’à la tombe. Ce malheureux gravit son calvaire de douleurs et d’affronts, il voit la vieillesse avec effroi, il ira s’éteindre dans un dépôt de mendicité : «Plus de larmes, il en avait assez ! C’était ce qui avait fait de lui un esclave. Dorénavant, il serait un homme libre. Il allait se soucier de lui-même, lutter pour son propre compte contre ce monde qui l’avait leurré et maltraité».
Nous vivons encore sous le règne du capitalisme, voilà, bien entendu, à quoi Sinclair voulait en venir. Le capitalisme s’appuie sur l’utilité immédiate, et il est gardé par le mauvais sens. Sous couleur de civilisation, sous prétexte de progrès, il est parvenu à proscrire tout mode de recherche de la vérité qui n’est pas conforme à son idéologie. Cet aperçu que Sinclair donne en conclusion est en sens proche du contenu de ses écrits. D’un autre côté, le capitalisme a souvent une orientation réactionnaire. L’homme souffre d’avoir perdu les valeurs de l’humanité ; «le Trust était l’incarnation d’une cupidité aveugle et insensée. C’était un monstre dont les gueules avides dévoraient tout, dont les mille sabots piétinaient tout. C’était un ogre, l’esprit du capitalisme fait chair».
Pour beaucoup, Sinclair est avant tout un écrivain de conscience, l’auteur de quelques écrits où la dénonciation du monde capitaliste est poussée jusqu’à son extrême limite. Mais Sinclair ne se satisfait pas de cette critique trop facile. Une telle critique n’est pas conforme à la réalité la plus évidente : son monde est celui des choses vues, ses écrits ont l’écho de vécu, son écriture est fondée sur une critique qui se veut sans illusion : «Nous étions trop ignorants. C’est ça la vraie raison. Nous n’avions pas la moindre chance d’y arriver. Si j’avais su à l’époque ce que je sais aujourd’hui, on s’en serait sortis».
Dans les ouvrages d’Upton Sinclair (La jungle, Manassas, A Capitain of industry, The convict, The journal of Arthur Stirling, Jemme Higgins goes to war, etc), on trouvera une analyse politique sociologique serrée du phénomène des inégalités sociales, une critique originale des divers aspects de la domination du capital financier. Ces ouvrages ont été des beaux romans d’idées de l’avant-guerre. On se rappelle la démonstration. Le capitaliste est le seul qui vit dans l’aisance comme passion, comme recherche d’une impossible transcendance, vouée à l’échec.
On a fait beaucoup de bruit autour du roman scandaleux (La jungle) de Sinclair. Ce roman raconte l’histoire d’une famille d’immigrés lithuaniens qui s’installe à Chicago en 1905. En Amérique, cette famille va découvrir toute la barbarie du «monde libre». La ségrégation raciale, les conditions abominables de travail, l’apologie de la haine seront les sujets essentiels de ce roman. Ainsi, cet ouvrage le plus scandaleux, le plus particulier a été un univers de l’exode, de l’errance, de no man’s land ténébreux, de l’anonyme pauvreté, et des âmes vides.
C’est autour de la question des inégalités que tourne la conscience contemporaine. Dans son ensemble, une recherche des valeurs. Si on jette un coup d’oeil sur les ouvrages de Sinclair, on est frappé par la convergence des interrogations. Est-ce la fin du monde capitaliste ? Le capitalisme est-il en voie de disparition ? L’homme contemporain assistera-t-il sans rien dire à la catastrophe de la mondialisation capitaliste? Autant de mises en question des valeurs sur lesquelles notre existence est fondée. Il ne s’agit plus de construire un visage idéal. Il s’agit de discerner les raisons de notre péril, de savoir ce qui nous sauvera.
Upton Sinclair est un socialiste, mais pas dans le sens simple du terme. C’est socialiste critique qui n’ignore pas que l’homme est à remettre en question chaque jour. S’il écrit des romans depuis son jeune âge, c’est pour essayer de le découvrir à travers la lorgnette de la souffrance sociale. Et puis, le roman pour lui est la manière de décrire la vérité cachée telle quelle est sur le système capitaliste.
Etre socialiste, pour Sinclair, c’est repenser l’histoire du socialisme. Le terme socialisme ne doit pas nous faire illusion ; il ne s’agit pas d’une doctrine parmi d’autres. Il est d’abord une théorie vivante, il est aussi une remise en place de l’homme, dans sa vraie situation, dans sa situation de créateur de valeurs. Certains historiens capitalistes ont essayé de critiquer cette doctrine comme idéaliste. Mais cette critique, d’après Sinclair, n’a pas le sens historique le plus profond. La réponse à cette critique est relativement simple et, comme Sinclair l’a déjà dit, les positions anti-socialisme se contentent souvent d’être des critiques, et ceux-là même qui, à bien des égards, seraient tentés de rejeter le socialisme se sentent retenus à le faire, parce qu’ils ne conçoivent pas d’autre alternative que celle d’un capitalisme prédateur, sauvage et inacceptable.
Pendant quelques années, l’optimisme prévaut parmi les penseurs du capitalisme. Pour eux, le socialisme n’a été qu’un accident. L’humanité est parvenue à sa dernière étape qui est celle du capitalisme. On ne saurait imaginer un autre type de société. Sur cet optimisme capitaliste, Upton Sinclair porte ce témoignage : « … Et aussi les combines des patrons, ces tyrans qui régissent leur vie ! Les fermetures d’usines, le chômage, les horaires irréguliers, les cadences inhumaines, la réduction des salaires, l’augmentation des prix ! La barbarie de la ville et de ce pays dont ils ne comprenaient ni les lois ni les usages ! Tout avait œuvré pour le plus grand profit de l’entreprise qui les avait désignés comme proies». Pour Sinclair, la misère n’a qu’une seule cause : l’exploitation. Et d’ajouter : il faut absolument écarter le capitalisme des avenues de l’histoire.
L’analyse du salaire demeure délicate selon Sinclair. L’ouvrier hésite souvent de parler de son salaire. Il rougit de sa misère, car trop de politiciens s’efforcent de lui démontrer que la misère est la rançon de ces vertus. Mais oui ! S’avouer malheureux, c’est qu’on est condamné au supplice : «Le gouvernement opprimait le corps des salariés. Il demandait à l’ouvrier de placer ses espoirs dans une vie future, pendant qu’ici-bas, on lui faisait les poches et on lui inculquait toutes les fausses vertus prônées par le capitalisme : frugalité, humiliation, obéissance. Le sort de l’humanité se jouait là».
La classe ouvrière engage le combat contre les capitalistes, car elle sait que sa misère n’a cessé de la suivre comme l’ombre suit le corps. Elle est convaincue de l’injustice du système capitaliste. L’exploitation de l’homme par l’homme, la tyrannie du capital et le principe de l’égalité semblent mis à l’oubli parce que les capitalistes n’en parlent plus. D’autre part, la classe ouvrière n’est pas la seule couche à supporter les conséquences du capitalisme en expansion. L’artisan, le boutiquier sont eux aussi victimes des premiers développements de la concentration du poids des impôts, de la cherté des denrées, du prix des loyers. Pour maintenir leur domination, pour garder leur pouvoir, les capitalistes devaient avoir un appareil qui réunit sous leur dépendance un grand nombre d’hommes. Qui les assujettissent à des lois, à des règles déterminées ; et toutes ces lois se résumaient au fond en une seule chose : maintenir le pouvoir.
Avec un langage qui lui est propre, Sinclair arrive à des conclusions concluantes : «On peut supporter de vivre dans une caserne, en contemplant les ombres, pourvu qu’une fois dans une existence, on puisse briser ses chaînes, sentir ses ailes pousser, voir le soleil ; pourvu qu’une fois au moins, on puisse proclamer qu’après tout, la vie, malgré ses soucis et ses terreurs, n’est rien qu’une bulle à la surface d’une rivière, une petite balle dorée qu’on lance en l’air à la façon des jongleurs, un verre de vin vieux qu’on avale d’un trait. S’étant un jour senti le maître des choses, l’homme peut reprendre son labeur et vivre sur ce souvenir jusqu’à la fin de ses jours».
Dans (Le Monde) du 14 novembre 2019, Jean Paul Pollin présente le capitalisme comme la seule doctrine politique incompatible avec l’exigence fondamentale de la morale, qui nous commande de traiter l’homme comme un moyen, et non comme une fin. Pollin résume à peu près les grandes lignes de sa pensée dans cette phrase : «Crise climatique, répétition des crises financières, accroissement des inégalités. Les constats sur les dysfonctionnements du capitalisme semblent faire consensus, mais les solutions à y apporter sont variées et parfois contradictoires». Dans ce contexte, Sinclair écrivait il y a quelques décennies : «Un homme qui a passé toute sa vie à crier sa haine de la richesse, et de tous les maux dont la richesse est cause. L’orgueil, le luxe, la tyrannie ; un homme du peuple, un mendiant, un vagabond, un homme qui a dit de la façon la plus explicite : serpents, comment pouvez-vous espérer échapper au feu de l’enfer ?».
Ces dernières années ont vu grandir, plus que toute autre, l’œuvre de Upton Sinclair. Dès le début, ses écrits ont été dominés par le pressentiment pessimiste. De (La jungle) aux derniers romans, ses œuvres ont changé d’expérience et de voix, et non de fonction. Sinclair a donné à la littéraire contemporaine l’un de ses romans (La jungle), en 1906.Ce roman est assuré de ne pas perdre son rayonnement. Il est l’un des cris les plus farouches, il annonce et domine le désespoir contemporain. Seul parmi tous les noms de la littérature universelle, Upton Sinclair porte en lui l’étoffe d’un grand écrivain au sens classique du mot. Plus qu’un penseur, les contenus de ses œuvres révélaient un penseur ; plus qu’un romancier, (La jungle) révélait un grand romancier.
Upton Sinclair a marqué de son talent toute la littérature de notre temps. Sa fertilité en écriture a été aussi remarquable que sa vogue littéraire et mondaine. Si son œuvre est une œuvre d’opposition, c’est en sens bien différent. Sans doute lui aussi s’écarte. Il condamne le monde actuel fondé sur l’idolâtrie de l’histoire, contaminé par l’idéologie capitaliste. Chez lui, il y a sans doute l’expérience de la vie et devant la souffrance, il a décidé de ne pas mentir.
Mais la clé de son œuvre n’est pas dans le ressentiment, car il n’a jamais écrit un mot de haine. Certes, Sinclair est un grand écrivain engagé, et (La jungle) dans son extraordinaire puissance d’attaque, est sans égal dans la littérature contemporaine. Après un siècle, que reste-il encore de vivant dans (La jungle) ? Ce roman peut-il avoir encore une utilité quelconque pour la génération d’aujourd’hui ? Ou bien, au contraire, n’est-il pas universel et actuel ? La critique répond à ces deux questions. Elle affirme que l’œuvre de Sinclair est plus vivante aujourd’hui qu’il y a un siècle parce que si la forme extérieure de notre existence a changé, il ne s’est pas manifesté de profondes modifications dans l’esprit des individus et des peuples : «Mes paroles seront comme l’éclair qui illumine le chemin du voyageur dans les ténèbres».
Upton Sinclair, décédé depuis cinquante ans, le cours de l’histoire offrant d’autres prétextes, son œuvre perd pourtant peu à peu son actualité, s’obscurcissant au profit de l’œuvre nouvelle. On peut regretter que, dans les dernières années de sa vie, il ait dédaigné celle-ci. Avec l’éloignement, elle révèle de plus en plus sa charge de réalité et d’expérience intellectuelles.
Choisie parmi tant d’autres, cette citation de Sinclair peut assurément être entendue : « Un miracle s’accomplissait en lui. Il était trop abasourdi pour pouvoir penser. Il savait pourtant que le bouleversement phénoménal qui s’était produit dans son âme avait fait de lui un autre homme, l’avait délivré de l’anéantissement, arraché à l’emprise du désespoir. Le monde entier s’était transformé à ses yeux. Il était un homme libre, oui, libre ! Dût-il recommencer à souffrir, à mendier, à mourir de faim, rien ne serait plus pareil car, désormais, il comprenait les raisons de son malheur et pourrait le supporter plus facilement. Il ne serait plus le jouet des circonstances ; il serait résolu, tendu vers un objectif. Il combattrait pour une cause et mourrait pour elle s’il le fallait ! ».