Technologie et politique Le grand chamboulement 1/2


Par Grégoire Lesprit *
Mardi 4 Avril 2017

Au fur et à mesure que le smartphone se démocratise, cette fantastique technologie de poche, dont les capacités s’améliorent en permanence, accompagne au plus près nos journées, nos émotions et fait déjà de nous des «hommes augmentés». Ce nouvel outil est perçu avec une telle bienveillance que nous dévoilons d’innombrables données en échange de services qui nous sont utiles. C’est désormais un fait : les entreprises technologiques vont de succès en succès et leurs applications sont de plus en plus plébiscitées. Partout dans le monde, les citoyens les adoptent et leur usage s’amplifie. Pourquoi ? La raison est très simple : ces applications simplifient notre vie. Echange d’idées, de photos ou d’informations, mobilité, alimentation, logement ou services financiers : tout y passe et les impacts sur notre quotidien sont réels et immédiats.
Mais ce foisonnement technologique engendre de nombreux questionnements, car les entreprises de nouvelles technologies suscitent autant d’espoirs que d’interrogations. Récemment, l’élection de Donald Trump a été propice à toutes les polémiques. Médias, politiques, élites : nombreux sont ceux qui y auraient concouru. Les entreprises de technologie n’y ont pas échappé. Pour certains, les mécanismes de recommandation de contenus de Facebook, Google et Twitter (on vous propose ce qui va dans le sens de ce que vous aimez/lisez déjà) seraient responsables d’une sorte «d’isolement intellectuel», empêchant de voir d’autres vérités que la sienne. Pire, ces entreprises laisseraient sciemment de faux contenus prospérer, qui rapporteraient autant en publicité à leurs auteurs qu’ils nuiraient à la démocratie du fait de leur caractère mensonger. Pour d’autres, ce sont les plateformes favorisant le travail indépendant, telles Uber, qui fourniraient du même coup une base électorale individualiste particulièrement sensible aux discours poujadistes.
Toutes les questions méritent d’être posées et débattues. Mais elles mettent surtout au grand jour une réalité préoccupante : l’impression d’un décalage entre décideurs politiques et entreprises de technologie dû à une réalité étrangère à nombre d’entre nous. Les entreprises de technologies sont peu structurées pour répondre aux questions sur leur responsabilité sociale, tandis que certains responsables politiques méconnaissent parfois le fonctionnement de ces entreprises.
En effet, quand on interroge Mark Zuckerberg sur les responsabilités de Facebook dans l’élection de Donald Trump via la propagation de fausses informations, dans un premier temps, il ne sait pas quoi répondre. De même pour Travis Kalanick quand on lui parle de l’impact d’Uber sur une «fin du salariat», ou Brian Chesky à propos d’une responsabilité d’Airbnb sur la hausse des prix des loyers en centre-ville. Ces questions les dépassent, et peuvent même parfois être perçues comme injustes par ces entrepreneurs, car elles leur sont a priori étrangères, en ce sens qu’elles sont totalement éloignées du processus à l’origine de la création de leur start-up (l’identification d’un besoin, le développement d’une technologie y répondant, la modification permanente de cette technologie en fonction des retours des utilisateurs). En parallèle, on constate qu’enquête d’opinion après enquête d’opinion, les Français n’ont jamais semblé aussi défiants envers leurs responsables politiques. Selon le baromètre de la confiance politique publié par Sciences Po et le Cevipof en janvier 2017, 89% des personnes interrogées considèrent que les responsables politiques ne se préoccupent pas des gens comme eux; 44% disent ne pas s’intéresser à la politique, et seuls 11% disent faire confiance aux partis politiques (contre 24% pour les médias, 29% pour les syndicats, 43% pour les grandes entreprises privées et 81% pour les PME). Les citoyens en arrivent alors à se poser régulièrement une question simple : qui change réellement leur quotidien aujourd’hui ? Les innovations technologiques et les entreprises qui les incarnent ? Ou bien tel ou tel responsable politique, qui, quels que soient ses engagements, devra une fois élu nécessairement composer avec un monde dont l’économie et les régulations dépassent la plupart du temps son champs de compétence ?
Pourquoi ce décalage entre décideurs politiques et entreprises de technologie? Est-il indépassable et comment créer le lien ? Plutôt que subir cet état de fait, décideurs politiques et entreprises de technologie ne devraient-ils pas co-construire un futur où la cohabitation sera inévitable et requise pour le bien de tous?

Deux modes de
fonctionnement  opposés


La façon de penser, de construire et d’analyser des responsables politiques et des entrepreneurs diffère grandement. Les responsables politiques ont une « idéologie politique », à l’aune de laquelle ils analysent les faits. Ce n’est pas le cas des startups.
Emergence des idées les plus folles

Dans la technologie, les fondateurs d’entreprises sont souvent dotés de ce «grain de folie» qui les pousse à prendre des risques et à croire que les gens vont massivement adhérer à leur idée (un trombinoscope en ligne avec Facebook, partager sa voiture ou son logement avec Blablacar et Airbnb, abandonner son véhicule personnel avec Uber, etc.). Leur logique créative part d’une «feuille blanche», où tout est possible puisqu’il s’agit avant tout de répondre à un besoin, sans tenir compte des circonstances exogènes.
Ensuite, le processus de développement de l’application est empirique. Les meilleurs ingénieurs, scientifiques rationnels épris de la culture de l’efficacité, expérimentent, mesurent, recueillent les résultats et adaptent sans cesse. L’objectif est simple : répondre au mieux au besoin des utilisateurs, mais non pas dans une logique verticale (je sais ce dont tu as besoin et te l’apporte), mais dans une logique horizontale (le besoin n’est pas défini ab initio : il est constaté peu à peu, en fonction des retours). Aucune conscience politique particulière dans ce processus de création : ce qui importe, c’est de solutionner un problème et d’améliorer l’expérience utilisateur.

Un environnement évolutif

Dans l’univers politique, les prérogatives sont définies de facto sur un territoire restreint, avec un mandat limité dans le temps. Les responsables publics se retrouvent donc eux, face à des «feuilles déjà bien noircies», limitant souvent drastiquement leurs marges de manœuvre. De plus, leur fonction s’inscrit pour certains dans un cadre général de culture «administrativiste» qui peut inhiber toute prise de risque ou capacité de réinvention.
Surtout, il est très complexe d’appréhender le fonctionnement et de définir des règles pour des entreprises qui sont dans un mécanisme d’évolution perpétuelle et très rapide. On reproche souvent aux responsables politiques de ne pas assez adapter les règles, mais il ne faut pas oublier que ceux qui «disruptent» sont les premiers à ne pas savoir exactement où ils vont ! Victime de ce carcan, le personnel politique se retrouve parfois dépassé par des innovations technologiques porteuses d’importants changements sociétaux.

Un décalage grandissant

Le décalage entre ces deux mondes s’accélère au même rythme que la technologie avance. C’est à la fois extrêmement intéressant et inquiétant car les deux parties sont dépassées. Alors que les responsables politiques se pensent encore acteurs du changement, ils perdent peu à peu pied face à des processus d’innovation qui les dépassent en termes de vitesse d’apparition comme de vitesse de déploiement à l’échelle planétaire. A l’inverse, alors qu’ils développent des innovations qui bouleversent le monde, les startuppers voient peser sur eux des responsabilités qu’ils n’ont bien souvent pas du tout envisagées. Pour résumer, comme le disait Barack Obama dans une interview à Wired sur l’intelligence artificielle en août 2016 : «Gouverner un Etat, ce n’est pas simplement comme gérer une start-up».
Comment éviter que le fossé ne continue de se creuser ? Comment arriver à faire le lien entre ces deux univers ? Cela est nécessaire pour éviter que tout une partie des citoyens ne se sente et ne se fasse déclasser par manque de vision, de compréhension et d’adaptation de la part des responsables politiques ; c’est également nécessaire pour accompagner les start-ups dans la structuration de réponses aux changements structurels qu’elles créent incidemment, et auxquels on leur demande légitimement de réagir.

Politiques et entreprises
de technologie


Le politique doit comprendre ce qu’est une entreprise de technologie et comment elle fonctionne
Tout d’abord, nos responsables publics doivent prendre conscience des raisons du succès de ces entreprises technologiques : leurs innovations répondent à nos besoins d’une manière plus efficace et plus précise que cela n’a jamais été fait, grâce à une approche horizontale d’appréhension des besoins et d’amélioration perpétuelle. «Le produit, tout le produit, rien que le produit», telle est la mentalité des dirigeants de ces entreprises. L’important n’est pas de savoir à la place des autres, mais de mettre en place les capteurs permettant de recueillir les retours afin de pouvoir les analyser et modifier en conséquence. On est très loin ici de la logique française traditionnelle de l’apprentissage vertical (le maître sait, l’élève apprend) et de la gouvernance par une élite issue des grandes écoles et grands corps de l’Etat, qui savent pour les autres.
Dès lors, les responsables politiques devraient se positionner en facilitateur et en accompagnateur de ces innovations. Accompagner pour permettre au plus grand nombre d’en bénéficier tout d’abord. Accompagner aussi en transcendant l’approche purement utilitariste de «plus d’efficience grâce à la technologie», afin de réfléchir au devenir de ces innovations, à leur insertion dans notre modèle social et aux conséquences de l’efficience technologique sur l’équilibre global de nos sociétés.
Mais cela implique que les responsables politiques réalisent à quel point il est compliqué de créer une plateforme et de faire bouger l’ordre établi. Créer une plateforme, ce n’est pas simplement des geeks dans un garage qui créent «uniquement un logiciel», et ensuite «les startups n’auraient plus rien à faire si ce n’est jouir de leur position d’intermédiaire pour engranger de colossaux bénéfices en se tournant les pouces». Avant même de créer l’application, il faut d’abord convaincre. Convaincre des talents de rejoindre la start-up (souvent pour peu voire pas d’argent, mais en échange d’actions qui pourraient avoir une valeur dans le futur, si le projet marchait). Convaincre des financiers de la pertinence du projet, pour lever les fonds (parfois très importants) requis pour investir en recrutement, technologie, marketing, communication… Et cela afin d’être capable de convaincre des utilisateurs de télécharger l’application, puis de la conserver (alors que la capacité de stockage de leur smartphone est bien souvent déjà saturée, et que la concurrence est rude puisque les applications foisonnent).
En parallèle, et d’autant plus dans notre vieille Europe, il est très compliqué de faire bouger l’ordre établi. Il faut souvent se battre contre des entreprises installées de longue date, parfois en situation de monopole de fait. C’est le cas dans tous les secteurs et cela a pour conséquence l’incapacité française à faire grandir ses startups, malgré la création de nombreux incubateurs. On peut le constater lorsque l’on compare l’âge moyen des entreprises du CAC 40 (105 ans) à celui des entreprises du Nasdaq aux Etats-Unis (15 ans). Les grandes entreprises sont souvent considérées comme légitimes, peu importe leurs éventuels dysfonctionnements, par le fait de leur seule préexistence. On a parfois l’impression que c’est forcément le nouveau qui perturbe, qui dérange, et doit solutionner les questionnements engendrés par son émergence. Enfin, la grille de lecture ne doit pas être politique, sous peine de quoi l’analyse des faits tombe à plat : non, aucune idéologie particulière ne sous-tend le déploiement de ces innovations. Par exemple, Uber n’a pas d’idéologie quant au statut que doivent avoir les chauffeurs qui utilisent son application ou Airbnb sur le nombre de nuitée annuelle de location touristique d’un logement. En fonction des pays et des choix des régulateurs, les chauffeurs peuvent-être particuliers ou professionnels, indépendants ou salariés, bénéficier de plus au moins de protections sociales, et un appartement peut être loué plus ou moins souvent… C’est à chaque Etat de décider. Seul importe le fait qu’il soit possible de devenir chauffeur dans des conditions raisonnables, sans d’artificielles barrières à l’entrée visant uniquement à contingenter un marché dont la croissance est pourtant plébiscitée par les citoyens. Et qu’il soit possible pour des habitants de mettre à profit une chambre vide ou d’amortir le coût d’un logement.
(A suivre)


 * Avocat français travaillant dans
le secteur des nouvelles technologies

Article publié en collaboration
avec la Fondation Jean-Jaurès


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