Tout cela parce que Pelé avait attaqué publiquement la CBF (Confédération brésilienne de football), dirigée depuis trois ans par le gendre d’Havelange, Ricardo Teixeira. Mais on ne peut pas rayer le nom de Pelé d’un trait de plume. Son éviction donna au magazine Playboy l’occasion de s’intéresser au territoire jusque-là inexploré des origines d’Havelange. Ses reporters fouillèrent dans le passé du président de la FIFA et se penchèrent sur le rôle de son père dans le commerce des armes. Les généraux déchus depuis longtemps, Playboy se sentit en sécurité pour enquêter sur les finances plus qu’opaques de la Confédération sportive brésilienne en 1974, quand elle était dirigée par Havelange.
Voici pourquoi Blatter souriait et faisait des ronds de jambe devant les Africains réunis à Tunis, exhibant ses multiples talents. Ses aides venus de Zurich avaient reçu leurs instructions : « Faites passer le message : je ferai un grand président. » Il rentra ensuite en Suisse, rangea son costume léger dans le placard, en sortit son épais manteau et s’envola pour Nordwijik, dans les dunes de sable, au sud d’Amsterdam, où les huiles du football européen se retrouvaient pour leur réunion exécutive. Ils avaient la mémoire longue et n’avaient jamais pardonné à Havelange d’avoir vaincu Rous, leur homme, en 1974. Ils espéraient voir émerger un bon candidat européen. Et voilà justement qu’apparaissait Sepp Blatter !
Sepp leur dit : « Si vous voulez vous débarrasser d’Havelange, je suis prêt à me présenter contre lui. Avec votre soutien, je peux le faire tomber. » Cela ne se passa pas exactement comme il l’avait espéré. L’Islandais Ellert Schramm quitta la réunion et résuma la chose ainsi devant les journalistes : « Blatter s’est porté candidat à la présidence. Il a dit : « Si vous me soutenez, je serai candidat »… Tout le monde a été sidéré. Sa candidature a été rejetée. J’ai proposé qu’on discute de la déloyauté du secrétaire général plutôt que de celle du président. »
Blatter tenta par la suite de présenter la chose sous un jour plus favorable. Il expliqua aux journalistes qu’il avait abordé la question de sa candidature avec l’UEFA, si celle-ci estimait qu’il était l’homme idoine pour le football… mais que par la suite cette idée s’était perdue dans les sables mouvants.
N’ayant pas perdu tout espoir, Blatter sauta dans sa Mercedes et fila à l’aéroport, d’où il s’envola pour New York. Le secrétaire général assistait toujours aux congrès des confédérations continentales et, en ce printemps de 1994, l’ordre du jour programmait un séjour à l’hôtel Plaza. Y seraient présents les délégués de trente-cinq pays des Caraïbes et d’Amérique centrale, ainsi que ceux des Etats-Unis et du Canada, représentant la CONCACAF. A eux tous, ils pouvaient faire basculer une élection. Blatter était prêt à faire campagne. Havelange s’y trouvait aussi, et ses yeux de braise auraient pu forer un trou béant dans le dos du secrétaire général. Havelange mit un point d’honneur à montrer qu’il était toujours aux commandes.
De retour à Zurich, lors d’une réunion avec les présidents des six confédérations plus un secrétaire général manifestement déconfit, il fit sortir le rapporteur avant de déclarer : « Il y a une chose que je tenais à vous dire depuis quelque temps. J’ai décidé que lorsque nous irons en France, dans quatre ans, il y aurait trente-deux équipes dans le tableau final. » C’était ce que l’Afrique, l’Asie et les Caraïbes souhaitaient entendre depuis longtemps. Davantage de créneaux pour les pays en développement, plus d’argent car plus de télévision et plus de marketing. Alors qu’ils le félicitaient pour les huit places supplémentaires, il ajouta : « Vous vouliez vraiment ma peau à cause de Pelé ? ».
Ça, c’était en avril, et, deux mois avant le congrès de Chicago et le Mondial américain de 1994, les ambitions de Blatter étaient réduites à néant. Allait-il survivre à la colère du vieux ? Déjà on chuchotait une brève liste de candidat potentiels pour son poste. Pourrait-il même retravailler un jour ? Qui engagerait un homme conu pour avoir essayé de piquer sa place à son boss ?
Ce fut peut-être la secrétaire de Sepp qui le sauva. Les employés de Zurich, à savoir l’équipe du secrétaire général, dans leurs uniformes classe, se retrouvèrent à Los Angeles tandis que débutait la Coupe du monde. Helen Petermann, grande, cheveux courts, épaisses lunettes, se désigna elle-même déléguée syndicale : « S’il touche à un cheveu du patron, on se mettra tous en grève ici, aux Etats-Unis, sous le regard des médias. » Havelange comprit le message et préféra concentrer toute son attention à chouchouter les deux cents personnalités brésiliennes qu’il avait invitées.
Mais ce n’était qu’une question de temps. Le vieux attendait, savourant sans doute la peur qu’il lisait tous les jours dans le regard du traître. Blatter serait le plat qui se mange froid.
En attendant, Havelange exerçait ses prérogatives présidentielles et purgeait ses comités. Il prit un plaisir particulier à éliminer les Allemands Gerhard Aigner et Horst R. Schmidt, venus de l’UEFA. Ils n’avaient pas voulu de Blatter, mais ils avaient souhaité le départ du président et à présent ils allaient le payer. Havelange accorda une promotion spéciale à son gendre Ricardo Teixeira, qu’il nomma vice-président de la commission des arbitres et fit entrer dans la commission d’organisation de la prochaine Coupe du monde, en France.
Blatter errait tel un zombie dans les couloirs de l’hôtel particulier de Sonnenberg. Aussitôt après la victoire en finale du Brésil sur l’Italie à Los Angeles, il était rentré directement en Suisse. Le temps allait être long… Un matin maussade du 10 janvier, tandis que Blatter boudait derrière son grand bureau tapissé de cuir, Erwin Schmid, agissant sous les ordres d’Havelange, congédia l’attaché de presse de la FIFA, Guido Tognoni, et le directeur de la division compétitions, le Chilien Miguel Galan. Havelange annonça qu’ils n’avaient plus sa confiance. Blatter défendit sa peau en déclarant qu’il n’avait jamais cherché à détrôner son chef, que ce n’était qu’un ramassis d’inepties inventées par les journalistes.