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Le concept de «mauvaise foi» est un concept spécifiquement sartrien qui est développé dans L’Être et le Néant. Sartre y explique que la «réalité-humaine» s’efforce de se présenter à elle-même et aux autres comme «en-soi», comme «chose», pour éviter d’assumer la responsabilité de la liberté du «pour-soi», qui est projet, futurisation et donc risque.
Dans un exemple devenu célèbre, Sartre décrit l’attitude d’une jeune femme en situation de « flirt ». Elle abandonne sa main dans la main de l’homme qui lui fait la cour et au même moment elle se met à parler de sujets hautement intellectuels dans le domaine de l’art et de la philosophie. Sartre montre qu’elle chosifie sa main, qu’elle en fait un en-soi dont elle n’est plus responsable. Son moi est au-delà, dans une transcendance spirituelle par rapport à cette main qu’elle transforme mentalement en simple «chose», en simple «en-soi». Pour Sartre, ce comportement est une conduite typique de «mauvaise foi». La jeune femme courtisée, elle, sait très bien que sa main n’est pas un en-soi mais appartient à son être tout entier qui est le pour-soi. Cette opération de mauvaise foi lui permet de temporiser, de ne pas décider parmi les possibles qui se présentent à elle : rompre l’ébauche de flirt, en rester aux préliminaires, s’engager dans une relation charnelle plus étroite avec son partenaire. La mauvaise foi, selon Sartre, est une méthode de protection contre les exigences parfois difficiles de la liberté, qui est l’être même du pour-soi. Être libre et être, c’est, pour la réalité humaine, la même chose.
Dans La Trilogie du Caire, Impasse des deux palais, Le Palais du désir et Le Jardin du passé, Naguib Mahfouz présente, dans la continuité de ces trois romans, le personnage d’Ahmed Abd-El-Gawwad. Ce personnage est une illustration parfaite de « la mauvaise foi » au sens sartrien. Certes, Naguib Mahfouz n’utilise jamais cette expression en propre. La position philosophique et religieuse de Mahfouz par rapport à l’existentialisme sartrien est claire et précise.
Il connaît bien le contenu de l’existentialisme de Sartre, mais il ne partage pas les conclusions essentielles de cette philosophie qui tend vers l’athéisme. Mahfouz reste croyant, musulman, un musulman «éclairé» qui pense que la raison et la science doivent être cultivées à côté des enseignements fondamentaux de l’islam. Ce qui, selon lui, suppose une vision historique et exégétique du Coran. Pour autant, Naguib Mahfouz est assez nourri des textes de l’existentialisme sartrien pour donner, peut-être inconsciemment, la meilleure illustration qui puisse être de la « mauvaise foi » au sens sartrien.
Cette illustration apparaît dans La Trilogie du Caire dans laquelle Mahfouz décrit la vie d’un riche commerçant Ahmed Abd-El-Gawwad qui mène une double vie d’homme respectable et très religieux le jour et de personne très débauchée et corrompue dans la première partie de la nuit («la veillée»), buvant du vin, fumant du haschich et fréquentant des «almées», chanteuses et courtisanes. Abd-El-Gawwad est «hanbaliste». Le hanbalisme est un des quatre madhab du fiqh (droit musulman). Un madhab est une école de pensée religieuse formant le droit musulman. Les trois autres madhabs sont le malékisme, le hanafisme et le chaféisme. Le hanbalisme est l’école de pensée la plus sévère et la plus rigide concernant le droit musulman. Ce courant est le socle du traditionalisme musulman, il est présent aujourd’hui essentiellement en Arabie Saoudite où il a été à la source du wahhabisme.
Ahmed Abd-El-Gawwad, au nom du hanbalisme, interdit à son épouse de sortir de la maison, oblige ses fils à l’accompagner à la prière du vendredi à la mosquée Al-Hussein proche de son domicile, interdit à l’un de ses fils de demander en mariage la fille d’une voisine dont il juge que la famille n’est pas assez respectable et marie ses deux filles avec des hommes issus d’une famille hanbaliste comme lui. Un jour, comme il s’est absenté une semaine de son foyer pour voyage d’affaires, Amina, son épouse, poussée par ses fils, décide de se rendre à la mosquée Al-Hussein où se trouve le tombeau présumé d’Al-Hussein lui-même. Par malheur, Amina, en revenant de la mosquée, peu habituée qu’elle est à la circulation automobile, est renversée par une voiture. Elle est ramenée chez elle mais souffre d’une blessure à la jambe qui l’oblige à boiter. Ses fils lui conseillent de mentir et de dire qu’elle est tombée dans l’escalier. Mais Amina est la fille d’un cheikh, un homme très religieux, qui lui a appris à ne jamais mentir. Quand son mari rentre à la maison, elle lui avoue donc la vérité. Ahmed Abd-El-Gawwad, fort de la tradition juridique hanbaliste, chasse sa femme qui doit se réfugier chez sa mère. C’est seulement au bout de six mois, sous la pression de la famille entière, qu’il l’autorise à réintégrer le domicile familial.
Ahmed Abd-El-Gawwad est un homme de «mauvaise foi» au sens sartrien. Il a totalement bonne conscience. Il se voit comme un bon musulman, bon père de famille, honnête commerçant, observateur fidèle des obligations de l’islam.
Il fait comme si ses veillées de débauche n’appartenaient pas au pour-soi qu’il est (pour parler comme Sartre), mais à une espèce d’en-soi, à des espèces de choses qui ne le concernent pas. Des psychiatres pourraient dire qu’il est atteint de schizoïdie, c’est-à-dire de division de la personnalité. En fait, Abd-El-Gawwad joue sur l’opportunité universelle que la Fatiha peut donner à tout musulman de mauvaise foi, lorsqu’il invoque pour se dédouaner de ses débauches et de ses mauvaises actions la miséricorde infinie d’Allah. La mauvaise foi sartrienne d’Ahmed Abd-El-Gawwad lui permet de chosifier la partie débauchée de sa vie pour ne conserver que son pour-soi de croyant et d’homme pieux.
Dans un exemple devenu célèbre, Sartre décrit l’attitude d’une jeune femme en situation de « flirt ». Elle abandonne sa main dans la main de l’homme qui lui fait la cour et au même moment elle se met à parler de sujets hautement intellectuels dans le domaine de l’art et de la philosophie. Sartre montre qu’elle chosifie sa main, qu’elle en fait un en-soi dont elle n’est plus responsable. Son moi est au-delà, dans une transcendance spirituelle par rapport à cette main qu’elle transforme mentalement en simple «chose», en simple «en-soi». Pour Sartre, ce comportement est une conduite typique de «mauvaise foi». La jeune femme courtisée, elle, sait très bien que sa main n’est pas un en-soi mais appartient à son être tout entier qui est le pour-soi. Cette opération de mauvaise foi lui permet de temporiser, de ne pas décider parmi les possibles qui se présentent à elle : rompre l’ébauche de flirt, en rester aux préliminaires, s’engager dans une relation charnelle plus étroite avec son partenaire. La mauvaise foi, selon Sartre, est une méthode de protection contre les exigences parfois difficiles de la liberté, qui est l’être même du pour-soi. Être libre et être, c’est, pour la réalité humaine, la même chose.
Dans La Trilogie du Caire, Impasse des deux palais, Le Palais du désir et Le Jardin du passé, Naguib Mahfouz présente, dans la continuité de ces trois romans, le personnage d’Ahmed Abd-El-Gawwad. Ce personnage est une illustration parfaite de « la mauvaise foi » au sens sartrien. Certes, Naguib Mahfouz n’utilise jamais cette expression en propre. La position philosophique et religieuse de Mahfouz par rapport à l’existentialisme sartrien est claire et précise.
Il connaît bien le contenu de l’existentialisme de Sartre, mais il ne partage pas les conclusions essentielles de cette philosophie qui tend vers l’athéisme. Mahfouz reste croyant, musulman, un musulman «éclairé» qui pense que la raison et la science doivent être cultivées à côté des enseignements fondamentaux de l’islam. Ce qui, selon lui, suppose une vision historique et exégétique du Coran. Pour autant, Naguib Mahfouz est assez nourri des textes de l’existentialisme sartrien pour donner, peut-être inconsciemment, la meilleure illustration qui puisse être de la « mauvaise foi » au sens sartrien.
Cette illustration apparaît dans La Trilogie du Caire dans laquelle Mahfouz décrit la vie d’un riche commerçant Ahmed Abd-El-Gawwad qui mène une double vie d’homme respectable et très religieux le jour et de personne très débauchée et corrompue dans la première partie de la nuit («la veillée»), buvant du vin, fumant du haschich et fréquentant des «almées», chanteuses et courtisanes. Abd-El-Gawwad est «hanbaliste». Le hanbalisme est un des quatre madhab du fiqh (droit musulman). Un madhab est une école de pensée religieuse formant le droit musulman. Les trois autres madhabs sont le malékisme, le hanafisme et le chaféisme. Le hanbalisme est l’école de pensée la plus sévère et la plus rigide concernant le droit musulman. Ce courant est le socle du traditionalisme musulman, il est présent aujourd’hui essentiellement en Arabie Saoudite où il a été à la source du wahhabisme.
Ahmed Abd-El-Gawwad, au nom du hanbalisme, interdit à son épouse de sortir de la maison, oblige ses fils à l’accompagner à la prière du vendredi à la mosquée Al-Hussein proche de son domicile, interdit à l’un de ses fils de demander en mariage la fille d’une voisine dont il juge que la famille n’est pas assez respectable et marie ses deux filles avec des hommes issus d’une famille hanbaliste comme lui. Un jour, comme il s’est absenté une semaine de son foyer pour voyage d’affaires, Amina, son épouse, poussée par ses fils, décide de se rendre à la mosquée Al-Hussein où se trouve le tombeau présumé d’Al-Hussein lui-même. Par malheur, Amina, en revenant de la mosquée, peu habituée qu’elle est à la circulation automobile, est renversée par une voiture. Elle est ramenée chez elle mais souffre d’une blessure à la jambe qui l’oblige à boiter. Ses fils lui conseillent de mentir et de dire qu’elle est tombée dans l’escalier. Mais Amina est la fille d’un cheikh, un homme très religieux, qui lui a appris à ne jamais mentir. Quand son mari rentre à la maison, elle lui avoue donc la vérité. Ahmed Abd-El-Gawwad, fort de la tradition juridique hanbaliste, chasse sa femme qui doit se réfugier chez sa mère. C’est seulement au bout de six mois, sous la pression de la famille entière, qu’il l’autorise à réintégrer le domicile familial.
Ahmed Abd-El-Gawwad est un homme de «mauvaise foi» au sens sartrien. Il a totalement bonne conscience. Il se voit comme un bon musulman, bon père de famille, honnête commerçant, observateur fidèle des obligations de l’islam.
Il fait comme si ses veillées de débauche n’appartenaient pas au pour-soi qu’il est (pour parler comme Sartre), mais à une espèce d’en-soi, à des espèces de choses qui ne le concernent pas. Des psychiatres pourraient dire qu’il est atteint de schizoïdie, c’est-à-dire de division de la personnalité. En fait, Abd-El-Gawwad joue sur l’opportunité universelle que la Fatiha peut donner à tout musulman de mauvaise foi, lorsqu’il invoque pour se dédouaner de ses débauches et de ses mauvaises actions la miséricorde infinie d’Allah. La mauvaise foi sartrienne d’Ahmed Abd-El-Gawwad lui permet de chosifier la partie débauchée de sa vie pour ne conserver que son pour-soi de croyant et d’homme pieux.