La lumière dans le Bas Moyen Age

La transmission du savoir arabe à l’Europe a provoqué la création dans celle-ci d’une nouvelle mentalité de domination de la nature induisant la science expérimentale et les techniques


Par Abdelkrim Nougaoui
Mardi 12 Mai 2015

La lumière dans  le Bas Moyen Age
Jusqu’au XIème siècle, les intellectuels occidentaux ne disposaient que d’ouvrages hérités des Romains dont le souci n’avait pas été tant d’approfondir la recherche théorique des Grecs, que de s’attacher à un savoir encyclopédique de vulgarisation. L’exploitation de ces documents ne permettait pas de faire avancer l’état des connaissances. Avec l’accès aux textes originaux ou aux traductions, via les documents acheminés par la Sicile ou ceux laissés par les Arabes lors de leur retrait d’Espagne, commença une période de traduction intense des sources. Parmi les auteurs importants, Aristote tient le premier rang, en grande partie grâce au travail d’Albert le Grand (environ 1200-1280). Ce dernier incorpore les modifications de la théorie aristotélicienne d’Ibn Sina (980-1037), contemporaine d’Ibn Al-Haytham, et d’Ibn Rochd (1126-1198), qui visent principalement à rendre compte du cheminement de la lumière dans l’œil. Ceci nous emmène à la période du Bas Moyen Age de l’Europe chrétienne et sa contribution à l’étude de la lumière. Cette contribution s’étendant du XIIème jusqu’au début du XIVème de notre ère, a concerné essentiellement la réalisation de la lentille, un regain d’intérêt pour la réfraction afin d’étudier les couleurs de l’arc-en-ciel, que nous exposons dans ce qui suit.  
  
La naissance de la lentille

La transmission du savoir arabe à l’Europe a provoqué la création dans celle-ci une nouvelle mentalité de domination de la nature induisant la science expérimentale et les techniques. Ces techniques ont permis à l’agriculture de se développer, à l’industrie de se mécaniser et au commerce de s’améliorer. Elles ont permis aussi aux artisans verriers de perfectionner la qualité des verres, étendent énormément les applications de leurs produits, varient les formes des appareils qu’ils soufflent, réalisent ces merveilles qui sont ces verres d’épaisseurs irrégulières grossissant les dessins sur lesquels ils sont posés. Ces observations les amènent à fabriquer de petits disques à bords minces et centres épais : les lentilles de verre, nommées ainsi par analogie avec le légume.
Assemblées par paires, serties au plomb, ces lentilles vont être utilisées pour rendre aux personnes âgées l’acuité visuelle de leur jeunesse. La fabrication systématique de ces lentilles est entreprise à Venise et Florence au XIIIème siècle où elles ne sont perfectionnées que de façon empirique. Ces produits vont circuler bientôt dans toute l’Europe, dans le Bassin méditerranéen et dans toute l’Asie. Des verres creux (concaves) apparaissaient plus tard dans le but d’améliorer la vue faible (myopie). Si Archimède revendique sa paternité du miroir à travers l’histoire de ses miroirs ardents, ces données nous ont appris que personne ne peut donc revendiquer la paternité de cette lentille. Elle est réalisée par étape dès le XIème siècle comme travail d’artisans qui ont mis beaucoup de temps à sa mise au point et à son perfectionnement qui ont duré près de deux siècles.   
Ce développement technique n’a pas laissé indifférents  les savants du Moyen Age, et le premier qui s’est mis à les étudier en Europe médiévale est R. Grossetête (1168-1253) qui a noté : « Si nous comprenons bien cette partie de l’optique, nous pourrons faire apparaître comme toutes proches des choses... très lointaines. Des objets gros et proches pourront paraître très petits et nous pourrons lire incroyablement loin les lettres les plus petites, compter les graines et les grains de sable ou n’importe quel objet microscopique... ».  
De même son disciple R. Bacon (1214-1294) qui va plus loin en s’extasiant : « ... les merveilles de la vision réfractée... Ainsi à une distance incroyable... une armée modeste nous semblera... très près de nous... nous pourrons également obtenir que le soleil, la lune et les étoiles se rapprocher et descendre vers nous... ». C‘est la première fois qu’une observation du ciel au moyen d’un instrument fut décrite (c’est bien ce massage qui a bien été reçu par Galilée). Bacon étudia précisément les propriétés des lentilles, donna de l’œil un diagramme géométrique, conseilla de pratiquer la dissection des yeux de vache et de porc (comme Gallien) pour améliorer la connaissance. Il aborda de manière systématique la réfraction et les couleurs de l’arc-en-ciel mais c’est surtout son disciple Thierry de Freiberg qui trouva une première interprétation scientifique des couleurs de l’arc-en-ciel que nous développons dans un paragraphe qui lui est dédié. 
Les théories d’Ibn Al-Haytham ont donc beaucoup influencé la science de la période médiévale et la période de la Renaissance en Europe, et les historiens avancent que Copernic en a bénéficié pour élaborer la nouvelle théorie sur l’héliostatique. De même pour la vision, ses études que nous venons d’exposer de façon détaillée, sont reprises pour vérification d’abord et pour être critiquées ensuite pendant la Renaissance par Johannes Kepler (1571-1630). 

 La réfraction et les 
couleurs dans l’arc-en-ciel

En étudiant les propriétés des lentilles, R. Bacon  étudia aussi, et de manière systématique, la réfraction les couleurs de l’arc-en-ciel, dont Thierry de Freiberg (mort en 1311) va donner une première explication satisfaisante. Pour la réfraction, l’exemple le plus connu est l’aspect brisé d’un bâton plongé dans l’eau : la lumière provenant de sa partie qui apparaît brisée n’est que le résultat d’une déviation du rayon de lumière à la surface de l’eau, ce qui parvient à l’œil selon une droite est bien son prolongement : c’est un phénomène déjà expliqué par Ibn Al-Haytam. Witelo comme savant de ce Moyen Age (1230-1300), a mesuré les angles de réfraction grâce à un dispositif adapté, pour des rayons traversant l’air, l’eau, le verre en montant qu’ils augmentent moins que les angles d’incidence. En outre, il affirma que ces angles varient comme la densité des milieux traversés. Witelo publia des tables donnant la correspondance entre les angles d’incidence et de réfraction qui vont permettre de construire plus précisément les instruments d’optique et d’expliquer bien des phénomènes.  
Pour les couleurs de l’arc-en-ciel, c’est ce phénomène constaté, qui apparaît chaque fois que la pluie tombe pendant que le soleil brille. Son centre se trouve toujours  dans la position opposée au soleil, les couleurs qu’il peint restent identiques à elles-mêmes, mais plus ou moins visibles. Le rôle de mécanismes de réflexion/réfraction de la lumière par les gouttes d’eau est la plus suspectée dans une telle apparition.    
Le rôle de la réfraction de la lumière sur des gouttelettes d'eau est suspecté en Europe par T. De Freiberg. Des spécialistes de l’histoire des sciences, on apprend que, dans les textes comme dans les images depuis l'Antiquité jusqu'au Moyen Age, les arcs-en-ciel ont trois, quatre ou cinq couleurs, mais jamais sept, car le spectre n'était pas encore connu. 
Robert Grossetête est l'un des premiers à distinguer sept couleurs fondamentales, au début du XIIIe siècle. Son disciple Roger Bacon,  comme nous le savons déjà, a étudié les lentilles et donna de l’œil humain un diagramme géométrique. En parallèle à cette étude, il s’est penché sur le rôle de la réfraction sur les couleurs de l’arc-en-ciel. A ce sujet, il a dit : « Nous avons tous déjà admiré un arc-en-ciel, remarqué que ce phénomène apparaît chaque fois que le soleil brille par temps de pluie, mais avons-nous observé attentivement ses caractéristiques ? Son centre est toujours opposé au soleil par rapport à l’observateur, les couloirs qu’il peint sont invariables mais plus ou moins visibles : rouge à l’extérieur puis orange, jaune, vert, bleu, violet à l’intérieur. Nous pouvons parfois contempler ces mêmes teintes sur le jet d’une fontaine, dans la poussière produite par les roues du moulin ou les avirons». Sur le même sujet il ajoute: «Constatons alors que, toujours, nous tournons le dos au soleil et précisons nos observations. Puisqu’une même couleur apparaît selon un arc de cercle, l’angle sous lequel nous voyons à droite, à gauche, en haut, est constant, il peut être important de le mesurer». Bacon montra que, quel que soit le phénomène considéré (arc-en-ciel ou fontaine), le rouge est toujours le lieu des points faisant avec la direction soleil-œil un angle d’environ 42°, le violet apparaît sous un angle un peu plus faible.
Thierry de Freiberg (mort en 1311) a donné une première interprétation satisfaisante en ayant l’idée d’abord de reproduire les couleurs de l’arc-en-ciel au moyen de vases  sphériques emplis d’eau et de les éclairer par des rayons solaires. Cette expérience lui a permis de faire une observation décisive : «Une fiole aqueuse paraît rouge lorsqu’en la regardant le dos au soleil, on la tient à bout de bras dans une position bien précise, un peu au-dessus de la tête; elle reste rouge si on l’approche, la recule, si on la déplace d’un côté, de l’autre, à condition que l’angle sous lequel on la voit soit toujours conservé, cet angle valant lui aussi approximativement 42° par rapport à la direction soleil-œil. Si nous descendons un peu la fiole, la sphère aqueuse apparaît orange, puis jaune, verte, bleue, enfin violette avant de reprendre son aspect incolore habituel. Précisons donc ces expériences : à l’intérieur d’une sphère aqueuse les rayons subissent deux réfractions séparées par une réflexion, paraissent rouges lorsqu’ils sont vus sous un angle de 42° soleil-objet; ils paraissent orange puis jaunes pour des angles de plus en plus petits. L’interprétation de l’arc-en-ciel est devenue alors immédiate : le phénomène est dû à des réfractions et réflexions successives des rayons du soleil dans les gouttes de pluie. Des couleurs différentes correspondent à des angles de réfractions différents. Tous les phénomènes colorés peuvent être interprétés de manière analogue, et dans tous les cas on peut faire correspondre à chacune des teintes observées un angle de réfraction propre».
Mais que sont les couleurs? De Freiberg tenta de les expliquer par le mélange de deux qualités opposées: l’éclat et l’obscurité, pour lui, «celles-ci donnent, en proportions égales, la lumière blanche. La réfraction provoque un affaiblissement de lumière : l’éclat est réduit et l’obscurité augmente. Plus la déviation du rayon réfracté est grande, moins l’éclat est intense : la couleur la plus vive est le rouge, moins déviée, la plus sombre le bleu, plus détournée par rapport à l’incidence». Dans cette période du Bas Moyen Age, ces belles découvertes basées sur les phénomènes de réflexion et de réfraction sont interprétées de façon géométrique  sans pour autant savoir les mathématiques et les déductions permettant de déterminer pourquoi de tels effets existent : ceux-ci doivent résulter d’une cause unique dont il faut, en appliquant la méthode inductive, déterminer la substance.
A la fin du XIIIème siècle, la qualité des conclusions énoncées en optique sont aussi remarquables que celles concernant toutes les sciences. La question du but de la science fut déjà en discussion : certains esprits soutiennent que l’activité scientifique devait permettre de connaître la nature et de la mettre au service de l’homme, les théologiens leur répondent qu’on ne peut enfermer l’activité de Dieu dans un quelconque système de pensée. C’est l’époque même qui a vu aussi s’accumuler les menaces sur la liberté intellectuelle, avec la réapparition d’un vieux principe : «User c’est abuser». C’est bien ce que vit actuellement la quasi-totalité des pays du monde arabe, et c’est bien la même histoire qui se répète pour ces pauvres pays dont nous faisons partie. 
En Europe et à cette époque, la société se déstabilisa, les tendances autoritaire réémergèrent, l’Eglise s’orienta de plus en plus vers l’exercice d’un pouvoir centralisé, vers la confusion des pouvoirs spirituel et temporel. L’Inquisition pontificale est créée en 1231, la peine de feu stipulée, les écrits de R. Bacon condamnés en 1278. Juste après ce raidissement, des famines et des épidémies ravagent l’Europe, les populations décroissent parfois de moitié (cas de l’Allemagne) et des bourgades complètement rayées de la carte. Ces calamités ont renforcé encore les tendances autoritaires avec des groupes dominants devenus moins entreprenants : l’Europe entre dans une période de vieillissement et de déclin, qui s’étend sur deux siècles noirs (du XIVème au XVème). La guerre des religions crée des ravages; l’Eglise corrompue, affirme toute sa puissance temporelle, le pouvoir de la royauté se renforce, la vie intellectuelle stagne et la culture régresse : c’est l’obscurantisme qui va régner jusqu’au réveil par une cloche qui s’appellera Nicolas Copernic. 

Remarque en relation 
avec le sujet 

En ces moments pénibles du XXIème siècle, le monde arabe se trouve dans un décor similaire à celui que nous venons de décrire, un monde déchiré entre deux tendances principales : une première regardant vers l’avenir et faisant de l’esprit rationnel un moyen de conduire vers la modernité ; une deuxième tirant vers le passé et faisant du terrorisme physique ou verbal, un moyen de pouvoir de régression et de stagnation. Dans tous ces pays, il y a au moins un genre de terrorisme; s’il n’est pas physique, il est alors verbal, sinon les deux!  Les guerres et les bains de sang que nous vivons actuellement dans plus d’un pays arabe, remettent devant nous l’image des deux siècles d’obscurantisme qui ont sévi en Europe. Tous les mouvements intégristes, sans distinction entre ceux qui sont qualifiés de modérés ou d’extrémistes, courent vers un même objectif mais à des vitesses différentes : C’est bannir la liberté intellectuelle, ressusciter des lois autoritaires, en résumé plonger ces pays dans l’obscurantisme. L’espoir, c’est de voir nos populations tirer la leçon du passé européen et des événements dramatiques actuels pour exclure ces mouvements de nos sociétés.    

* Professeur et directeur 
de laboratoire de recherche 
en physique à l’Université 
Mohammed 1er d’Oujda
Membre du Bureau 
administratif de la 
Fondation Machroue ERF


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