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Bien que nous le savions âgé de 84 ans et atteint d’une grave maladie depuis plus de deux ans, la disparition, ce 14 août, de Georges Corm nous a fait l’effet d’un coup de massue, car elle intervient à un moment où triomphe plus que jamais, au Liban et à l’échelle internationale, tout ce qu’il avait en horreur: l’instrumentalisation du religieux à des fins politiques; la ploutocratie et les inégalités; les guerres coloniales et toutes les idéologies radicales, ethnicistes et bellicistes, négatrices de la citoyenneté démocratique, de l’esprit d’ouverture et de la dignité humaine.
Face à ce rouleau compresseur et aux Anti-Lumières, Georges Corm a cherché tout au long de sa vie à allumer des contre-feux. Chacun de ses ouvrages peut se lire comme un manifeste d’autodéfense contre les lectures simplistes, manichéennes, imprégnées de vieux clichés culturalistes et de mythologies ou superstitions ressassées à l’infini.
Sa mort a donc bouleversé ses très nombreux amis, ses milliers d’anciens étudiants et ses lecteurs au Liban, mais aussi dans l’ensemble du monde arabe et en France, où il était l’une des figures libanaises les plus reconnues, étudiées et admirées.
Brillant intellectuel multidisciplinaire, à la fois économiste, historien, politiste, juriste, historien des idées et de la pensée politique, grand mélomane, Georges Corm était l’idéal-type de «l’honnête homme», qui faisait toujours preuve de la plus grande modestie et disponibilité. Ses étudiants l’appréciaient énormément, même lorsqu’ils appartenaient à des courants idéologiques très éloignés. Des plus grandes figures intellectuelles françaises, à ses anciens étudiants de l’Institut des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph, nombreux sont ceux qui témoignent avoir été profondément marqués par ses cours et sa pensée, mais aussi par sa personnalité attachante et son esprit critique. Quatre étudiantes françaises ayant fait de belles carrières me confièrent que leurs meilleurs souvenirs de l’USJ étaient les fameuses «pauses- cigarettes avec le professeur Corm» durant lesquelles il continuait à leur faire l’éloge d’Ibn Khaldoun et de Louis Massignon ou de pester contre Max Weber et Samuel Huntington…
Le traumatisme fondateur de Suez
Il y avait un étonnant contraste entre sa personnalité – avenante, calme, pondérée – et ses opinions politiques – souvent radicales et tranchées – nées de plusieurs désillusions et des nombreuses confrontations avec l’hypocrisie d’un Occident piétinant au quotidien ses valeurs humanistes lyriquement proclamées.
Une citation souvent attribuée à Napoléon Bonaparte (probablement apocryphe) disait que pour comprendre le tempérament d’un homme, son itinéraire et ses positionnements politiques, il faut d’abord se demander à quoi ressemblait le monde lorsqu’il avait 15 ans.
Bien qu’issu d’une grande famille maronite de Ghosta, Georges Corm est né à Alexandrie en 1940, c’est donc surtout l’expédition de Suez en 1956 qui va profondément le marquer et nous donner des clés explicatives de son œuvre. Cette année-là, la Grande-Bretagne, la France et Israël prennent l’initiative de bombarder violemment l’Egypte pour punir Nasser de l’outrecuidance d’avoir voulu nationaliser le canal de Suez. Raymond Aron parlera d’«opération diabolique». Et c’était en effet un parfait exemple d’une expédition coloniale se faisant au mépris de la dignité des peuples et illustrant le sempiternel «jeu des puissances en Orient» … Comme la quasi-totalité des interventions occidentales dans notre région, elle sera contre-productive pour ses initiateurs, qui seront contraints, notamment suite aux critiques du président américain Einsenhower, de reculer.
Généalogie intellectuelle
Après avoir reçu une éducation classique, humaniste et chrétienne très poussée chez les jésuites en Égypte, il est admis à Sciences Po Paris, où il se distinguera par son exceptionnelle maîtrise de l’économie politique et de l’histoire des idées. Pour comprendre Georges Corm, il faut également se pencher sur sa généalogie intellectuelle. Il fut profondément marqué par les œuvres de Karl Popper et de Hannah Arendt. Parmi les figures libanaises, il reconnaissait deux inspirateurs: le journaliste incisif et percutant Georges Naccache et l’érudit père maronite Youakim Moubarac.
Comme Georges Naccache, Georges Corm avait une très grande admiration pour le président Fouad Chehab et sa volonté d’édifier enfin un État qui soit au-dessus des intérêts privés et catégoriels, de construire des institutions solides, de promouvoir le développement et la justice sociale, conditions nécessaires pour la survie de l’expérience démocratique au Liban. Comme le père Moubarac, Georges Corm refusait de succomber au complexe du minoritaire apeuré, rejetait toute ghettoïsation communautaire et optait ouvertement pour la modernité, le cosmopolitisme et l’universalisme. Il était en cela l’héritier de Boutros el-Boustany et des penseurs de la « Nahda », attachés à promouvoir la citoyenneté, l’éducation et les droits des femmes.
Son attachement à la laïcité ne l’empêchera pas de rester très proche de l’Église maronite et à la demande du patriarche Sfeir, il jouera un rôle-clé comme expert laïque au Synode de l’Église, notamment pour aider à définir des politiques économiques et sociales en phase avec les valeurs de l’Évangile.
Georges Corm était en même temps un homme profondément imprégné des idéaux de la Révolution française, et s’il pouvait se montrer très souvent extrêmement critique de la politique extérieure de Paris, c’est précisément parce qu’il avait le sentiment que les trois grands principes du triptyque républicain (Liberté, Égalité, Fraternité) étaient souvent foulés au pied hors de l’Hexagone. Il regrettait notamment que la laïcité à laquelle il était tant attaché n’ait jamais été aux yeux des élites françaises, selon le propre aveu de Gambetta, « un produit d’exportation ». La France laïque a en effet eu du mal à faire tomber ses œillères et a souvent joué les communautés les unes contre les autres en Afrique du Nord ou au Levant.
Georges Corm laisse une œuvre riche, magistrale et protéiforme. Son tout premier livre portait sur la politique économique et la planification au Liban. Il publiera ensuite sa célèbre «Contribution à l’étude des sociétés multi-confessionnelles» (Revue internationale de droit comparé, 1971) une recherche extrêmement fouillée, qui demeure d’une grande actualité. On y apprend par exemple que dès 1840, plus d’un siècle avant la création de l’État d’Israël, une idée fut étudiée en Grande-Bretagne, visant à encourager la communauté juive à émigrer en Palestine, afin de contrebalancer l’influence de la France sur les maronites. Le projet restera lettre morte mais est néanmoins extrêmement révélateur quant aux attitudes occidentales, 57 ans avant l’émergence du projet sioniste.
Cette instrumentalisation des minorités religieuses du Proche-Orient par les grandes puissances européennes, puis par les États-Unis, sera l’une des grandes hantises de Georges Corm. Il souhaitait que le Liban et que les pays de la région se dotent d’une immunité qui leur permettrait de se préserver des interférences permanentes, mais cela nécessitait à ses yeux de sortir des économies de rente et de devenir enfin des pays productifs, s’appuyant sur l’industrie, sur la science et sur les technologies modernes. Il refusait que des élites prédatrices obnubilées par la spéculation et l’appât du gain à court terme ne mettent en danger la survie du tissu social et l’avenir économique de leur pays.
L’attachement de Georges Corm à la laïcité l’avait conduit à développer une sorte d’allergie viscérale envers toutes les formes d’islam politique, fut-il modéré. Cela lui permet parfois de voir juste avant les autres. Contrairement à d’autres grandes figures comme Adonis ou Michel Foucault, il avait compris dès 1979 que la révolution iranienne serait confisquée par les courants religieux les plus réactionnaires. Il avait également eu raison de dénoncer, très tôt, l’instrumentalisation par les États-Unis, à travers leurs alliés saoudiens, des courants islamistes radicaux pour combattre le nationalisme arabe laïque.
Mais cette hostilité à toute forme de participation des courants religieux à la vie politique a également pu le conduire à mettre en sourdine ses critiques contre certains régimes autoritaires «laïques», comme ceux de Bachar el-Assad en Syrie ou du maréchal Sissi en Egypte. Lorsque nous l’interrogions à ce sujet, il nous reprochait amicalement d’être des «idéalistes, droits de l’hommiste …». Mais comme il préférait les amis sincères aux flagorneurs et aux hagiographes, il ne nous a jamais tenu rigueur de nos divergences sur la Syrie, et il remettait souvent lui-même ce sujet sur le tapis, pour poursuivre la discussion.
L’amertume de l’expérience ministérielle
En 1998, Georges Corm accepte la proposition des présidents Émile Lahoud et Sélim Hoss d’être nommé au ministère des Finances dans un gouvernement qui comportait plusieurs figures indépendantes comme l’économiste Nasser Saïdi ou l’éminent juriste Joseph Chaoul.
Les ambitions réformatrices de Georges Corm se heurteront très rapidement aux obstacles anticipés. Il découvre une caverne d’Ali Baba, un «État profond» déterminé à torpiller la moindre réforme, allergique au changement, voulant à tout prix protéger les élites prédatrices. Cette expérience ministérielle mettra ses nerfs à rude épreuve et lui laissera un profond sentiment d’amertume. Il en tirera un livre sur «L’occasion manquée de la réforme financière au Liban». Cette expérience ministérielle fut toutefois loin d’être inutile : en moins de deux ans, il aura réussi à bousculer certaines habitudes, à nommer à des postes de haute responsabilité des hommes et des femmes sur des critères méritocratiques, à redonner confiance aux fonctionnaires intègres et à empêcher un grand nombre d’affaires marquées par les conflits d’intérêt, la corruption et la concussion.
Lorsqu’il quittera le ministère, deux grandes banques libanaises lui firent des offres alléchantes pour qu’il les rejoigne en tant que consultant. Il décline évidemment, soucieux de toujours préserver ce qu’il avait de plus précieux: son intégrité intellectuelle. Il fut d’ailleurs en 1999 la seule figure à s’être opposée à la reconduction du gouverneur de la banque centrale, Riad Salamé, dont il avait compris que les politiques monétaires allaient conduire à l’effondrement que nous subirons 20 ans plus tard.
Cassandre face à la «bancocratie»
Georges Corm était une Cassandre, qui avait compris que le ver était dans le fruit. Il fut l’un des premiers à avoir mis le doigt sur la plaie en dénonçant ce qu’il a qualifié de «bancocratie», c’est-à-dire les relations incestueuses entre les milieux bancaires et les milieux politiques au Liban. Il fut consulté par de nombreux gouvernements à travers le monde et par les grandes institutions financières, mais rarement entendu par ses compatriotes. «Nul n’est prophète en son pays», comme avait écrit L’Orient-Le Jour dans un portrait consacré… à son grand-père, le peintre Daoud Corm. «Vous voyez, c’est donc un problème hérité de la famille!» me dit-il alors avec un sourire qui cachait une grande tristesse…
Issu d’une grande famille d’artistes et d’homme de lettres, Georges Corm a lui aussi profondément marqué l’histoire intellectuelle de notre pays et ses livres continueront de servir de référence à des milliers d’étudiants. Le Proche-Orient éclaté (1983) est l’une des meilleures synthèses de l’histoire de la région depuis 1956. Son livre sur Le Liban contemporain (2003) constitue une parfaite introduction à l’histoire et à la géopolitique de notre pays. L’un de ses ouvrages les plus importants, son «Magnum Opus» à mes yeux est cependant L’Europe ou le Mythe de l’Occident (2009), brillante et érudite réflexion et déconstruction des idées reçues. Il a publié également Orient-Occident: la fracture imaginaire (2002); La Question religieuse au XXIème siècle (2006); Youakim Moubarac, un homme d’exception (2004); une Histoire du Moyen-Orient de l’Antiquité à nos jours (2007), et bien d’autres ouvrages encore.
Durant les années noires de la guerre civile, Georges Corm prendra des positions proches de celle de son ami Raymond Eddé: une hostilité envers toutes les interférences extérieures et un refus des comportements miliciens. Il saluait la résistance de la société civile libanaise, des secouristes, des infirmiers, de ceux qui continuaient de traverser les lignes de démarcation pour exercer leur métier au péril de leur vie.
Jusqu’à son dernier souffle, il aura plaidé pour une Lecture profane des conflits (2012), pour un humanisme laïque perçu comme dernier rempart contre la barbarie.
OLJ / Par Karim Bitar
Face à ce rouleau compresseur et aux Anti-Lumières, Georges Corm a cherché tout au long de sa vie à allumer des contre-feux. Chacun de ses ouvrages peut se lire comme un manifeste d’autodéfense contre les lectures simplistes, manichéennes, imprégnées de vieux clichés culturalistes et de mythologies ou superstitions ressassées à l’infini.
Sa mort a donc bouleversé ses très nombreux amis, ses milliers d’anciens étudiants et ses lecteurs au Liban, mais aussi dans l’ensemble du monde arabe et en France, où il était l’une des figures libanaises les plus reconnues, étudiées et admirées.
Brillant intellectuel multidisciplinaire, à la fois économiste, historien, politiste, juriste, historien des idées et de la pensée politique, grand mélomane, Georges Corm était l’idéal-type de «l’honnête homme», qui faisait toujours preuve de la plus grande modestie et disponibilité. Ses étudiants l’appréciaient énormément, même lorsqu’ils appartenaient à des courants idéologiques très éloignés. Des plus grandes figures intellectuelles françaises, à ses anciens étudiants de l’Institut des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph, nombreux sont ceux qui témoignent avoir été profondément marqués par ses cours et sa pensée, mais aussi par sa personnalité attachante et son esprit critique. Quatre étudiantes françaises ayant fait de belles carrières me confièrent que leurs meilleurs souvenirs de l’USJ étaient les fameuses «pauses- cigarettes avec le professeur Corm» durant lesquelles il continuait à leur faire l’éloge d’Ibn Khaldoun et de Louis Massignon ou de pester contre Max Weber et Samuel Huntington…
Le traumatisme fondateur de Suez
Il y avait un étonnant contraste entre sa personnalité – avenante, calme, pondérée – et ses opinions politiques – souvent radicales et tranchées – nées de plusieurs désillusions et des nombreuses confrontations avec l’hypocrisie d’un Occident piétinant au quotidien ses valeurs humanistes lyriquement proclamées.
Une citation souvent attribuée à Napoléon Bonaparte (probablement apocryphe) disait que pour comprendre le tempérament d’un homme, son itinéraire et ses positionnements politiques, il faut d’abord se demander à quoi ressemblait le monde lorsqu’il avait 15 ans.
Bien qu’issu d’une grande famille maronite de Ghosta, Georges Corm est né à Alexandrie en 1940, c’est donc surtout l’expédition de Suez en 1956 qui va profondément le marquer et nous donner des clés explicatives de son œuvre. Cette année-là, la Grande-Bretagne, la France et Israël prennent l’initiative de bombarder violemment l’Egypte pour punir Nasser de l’outrecuidance d’avoir voulu nationaliser le canal de Suez. Raymond Aron parlera d’«opération diabolique». Et c’était en effet un parfait exemple d’une expédition coloniale se faisant au mépris de la dignité des peuples et illustrant le sempiternel «jeu des puissances en Orient» … Comme la quasi-totalité des interventions occidentales dans notre région, elle sera contre-productive pour ses initiateurs, qui seront contraints, notamment suite aux critiques du président américain Einsenhower, de reculer.
Généalogie intellectuelle
Après avoir reçu une éducation classique, humaniste et chrétienne très poussée chez les jésuites en Égypte, il est admis à Sciences Po Paris, où il se distinguera par son exceptionnelle maîtrise de l’économie politique et de l’histoire des idées. Pour comprendre Georges Corm, il faut également se pencher sur sa généalogie intellectuelle. Il fut profondément marqué par les œuvres de Karl Popper et de Hannah Arendt. Parmi les figures libanaises, il reconnaissait deux inspirateurs: le journaliste incisif et percutant Georges Naccache et l’érudit père maronite Youakim Moubarac.
Comme Georges Naccache, Georges Corm avait une très grande admiration pour le président Fouad Chehab et sa volonté d’édifier enfin un État qui soit au-dessus des intérêts privés et catégoriels, de construire des institutions solides, de promouvoir le développement et la justice sociale, conditions nécessaires pour la survie de l’expérience démocratique au Liban. Comme le père Moubarac, Georges Corm refusait de succomber au complexe du minoritaire apeuré, rejetait toute ghettoïsation communautaire et optait ouvertement pour la modernité, le cosmopolitisme et l’universalisme. Il était en cela l’héritier de Boutros el-Boustany et des penseurs de la « Nahda », attachés à promouvoir la citoyenneté, l’éducation et les droits des femmes.
Son attachement à la laïcité ne l’empêchera pas de rester très proche de l’Église maronite et à la demande du patriarche Sfeir, il jouera un rôle-clé comme expert laïque au Synode de l’Église, notamment pour aider à définir des politiques économiques et sociales en phase avec les valeurs de l’Évangile.
Georges Corm était en même temps un homme profondément imprégné des idéaux de la Révolution française, et s’il pouvait se montrer très souvent extrêmement critique de la politique extérieure de Paris, c’est précisément parce qu’il avait le sentiment que les trois grands principes du triptyque républicain (Liberté, Égalité, Fraternité) étaient souvent foulés au pied hors de l’Hexagone. Il regrettait notamment que la laïcité à laquelle il était tant attaché n’ait jamais été aux yeux des élites françaises, selon le propre aveu de Gambetta, « un produit d’exportation ». La France laïque a en effet eu du mal à faire tomber ses œillères et a souvent joué les communautés les unes contre les autres en Afrique du Nord ou au Levant.
Georges Corm laisse une œuvre riche, magistrale et protéiforme. Son tout premier livre portait sur la politique économique et la planification au Liban. Il publiera ensuite sa célèbre «Contribution à l’étude des sociétés multi-confessionnelles» (Revue internationale de droit comparé, 1971) une recherche extrêmement fouillée, qui demeure d’une grande actualité. On y apprend par exemple que dès 1840, plus d’un siècle avant la création de l’État d’Israël, une idée fut étudiée en Grande-Bretagne, visant à encourager la communauté juive à émigrer en Palestine, afin de contrebalancer l’influence de la France sur les maronites. Le projet restera lettre morte mais est néanmoins extrêmement révélateur quant aux attitudes occidentales, 57 ans avant l’émergence du projet sioniste.
Cette instrumentalisation des minorités religieuses du Proche-Orient par les grandes puissances européennes, puis par les États-Unis, sera l’une des grandes hantises de Georges Corm. Il souhaitait que le Liban et que les pays de la région se dotent d’une immunité qui leur permettrait de se préserver des interférences permanentes, mais cela nécessitait à ses yeux de sortir des économies de rente et de devenir enfin des pays productifs, s’appuyant sur l’industrie, sur la science et sur les technologies modernes. Il refusait que des élites prédatrices obnubilées par la spéculation et l’appât du gain à court terme ne mettent en danger la survie du tissu social et l’avenir économique de leur pays.
L’attachement de Georges Corm à la laïcité l’avait conduit à développer une sorte d’allergie viscérale envers toutes les formes d’islam politique, fut-il modéré. Cela lui permet parfois de voir juste avant les autres. Contrairement à d’autres grandes figures comme Adonis ou Michel Foucault, il avait compris dès 1979 que la révolution iranienne serait confisquée par les courants religieux les plus réactionnaires. Il avait également eu raison de dénoncer, très tôt, l’instrumentalisation par les États-Unis, à travers leurs alliés saoudiens, des courants islamistes radicaux pour combattre le nationalisme arabe laïque.
Mais cette hostilité à toute forme de participation des courants religieux à la vie politique a également pu le conduire à mettre en sourdine ses critiques contre certains régimes autoritaires «laïques», comme ceux de Bachar el-Assad en Syrie ou du maréchal Sissi en Egypte. Lorsque nous l’interrogions à ce sujet, il nous reprochait amicalement d’être des «idéalistes, droits de l’hommiste …». Mais comme il préférait les amis sincères aux flagorneurs et aux hagiographes, il ne nous a jamais tenu rigueur de nos divergences sur la Syrie, et il remettait souvent lui-même ce sujet sur le tapis, pour poursuivre la discussion.
L’amertume de l’expérience ministérielle
En 1998, Georges Corm accepte la proposition des présidents Émile Lahoud et Sélim Hoss d’être nommé au ministère des Finances dans un gouvernement qui comportait plusieurs figures indépendantes comme l’économiste Nasser Saïdi ou l’éminent juriste Joseph Chaoul.
Les ambitions réformatrices de Georges Corm se heurteront très rapidement aux obstacles anticipés. Il découvre une caverne d’Ali Baba, un «État profond» déterminé à torpiller la moindre réforme, allergique au changement, voulant à tout prix protéger les élites prédatrices. Cette expérience ministérielle mettra ses nerfs à rude épreuve et lui laissera un profond sentiment d’amertume. Il en tirera un livre sur «L’occasion manquée de la réforme financière au Liban». Cette expérience ministérielle fut toutefois loin d’être inutile : en moins de deux ans, il aura réussi à bousculer certaines habitudes, à nommer à des postes de haute responsabilité des hommes et des femmes sur des critères méritocratiques, à redonner confiance aux fonctionnaires intègres et à empêcher un grand nombre d’affaires marquées par les conflits d’intérêt, la corruption et la concussion.
Lorsqu’il quittera le ministère, deux grandes banques libanaises lui firent des offres alléchantes pour qu’il les rejoigne en tant que consultant. Il décline évidemment, soucieux de toujours préserver ce qu’il avait de plus précieux: son intégrité intellectuelle. Il fut d’ailleurs en 1999 la seule figure à s’être opposée à la reconduction du gouverneur de la banque centrale, Riad Salamé, dont il avait compris que les politiques monétaires allaient conduire à l’effondrement que nous subirons 20 ans plus tard.
Cassandre face à la «bancocratie»
Georges Corm était une Cassandre, qui avait compris que le ver était dans le fruit. Il fut l’un des premiers à avoir mis le doigt sur la plaie en dénonçant ce qu’il a qualifié de «bancocratie», c’est-à-dire les relations incestueuses entre les milieux bancaires et les milieux politiques au Liban. Il fut consulté par de nombreux gouvernements à travers le monde et par les grandes institutions financières, mais rarement entendu par ses compatriotes. «Nul n’est prophète en son pays», comme avait écrit L’Orient-Le Jour dans un portrait consacré… à son grand-père, le peintre Daoud Corm. «Vous voyez, c’est donc un problème hérité de la famille!» me dit-il alors avec un sourire qui cachait une grande tristesse…
Issu d’une grande famille d’artistes et d’homme de lettres, Georges Corm a lui aussi profondément marqué l’histoire intellectuelle de notre pays et ses livres continueront de servir de référence à des milliers d’étudiants. Le Proche-Orient éclaté (1983) est l’une des meilleures synthèses de l’histoire de la région depuis 1956. Son livre sur Le Liban contemporain (2003) constitue une parfaite introduction à l’histoire et à la géopolitique de notre pays. L’un de ses ouvrages les plus importants, son «Magnum Opus» à mes yeux est cependant L’Europe ou le Mythe de l’Occident (2009), brillante et érudite réflexion et déconstruction des idées reçues. Il a publié également Orient-Occident: la fracture imaginaire (2002); La Question religieuse au XXIème siècle (2006); Youakim Moubarac, un homme d’exception (2004); une Histoire du Moyen-Orient de l’Antiquité à nos jours (2007), et bien d’autres ouvrages encore.
Durant les années noires de la guerre civile, Georges Corm prendra des positions proches de celle de son ami Raymond Eddé: une hostilité envers toutes les interférences extérieures et un refus des comportements miliciens. Il saluait la résistance de la société civile libanaise, des secouristes, des infirmiers, de ceux qui continuaient de traverser les lignes de démarcation pour exercer leur métier au péril de leur vie.
Jusqu’à son dernier souffle, il aura plaidé pour une Lecture profane des conflits (2012), pour un humanisme laïque perçu comme dernier rempart contre la barbarie.
OLJ / Par Karim Bitar