Khalid Chegraoui : Les partis et les ONG doivent intégrer les questions africaines dans leurs agendas


Il est l’un des rares chercheurs marocains spécialisés dans les
affaires africaines.Pour Khalid Chegraoui,
professeur d’études africaines
à l’Université
Mohammed V Souissi, le récent périple Royal en Afrique n’est que la consécration d’une stratégie qui
devrait être
accompagnée de
plusieurs autres
actions. Il estime que l’Afrique est la base
arrière d’un Maroc
ouvert sur le monde. Libé l’a rencontré
pour évoquer avec lui les derniers
développements
des relations
maroco-africaines, leurs atouts et leurs
faiblesses …
Entretien.

Propos Recueillis par Mustapha Elouizi
Lundi 28 Avril 2014

Khalid Chegraoui : Les partis et les ONG doivent intégrer les questions africaines dans leurs agendas
Libé : Peut-on parler d’un temps d’Afrique pour le Maroc de Mohamed VI ?
 
 De nos jours et avec le règne de Mohammed VI, on est effectivement dans une nouvelle ère intra-africaine  / maroco-africaine, où l’accent est mis sur la coopération économique en termes gagnant-gagnant, sans oublier la coopération culturelle, religieuse et sociale qui continue son élan historique, fort appuyé par le Souverain. Ceci a marqué le retour du Maroc sur la scène africaine, où il est en train de reprendre ses positions d’antan, en tant que modèle recherché par les Africains. Il ne reste, bien évidemment, qu’à donner plus d’élan à cette politique et que le gouvernement suive la lancée Royale, chose qui tarde à venir.
 
Ce retour marocain en Afrique suit-il, selon vous, une stratégie  ou n’est-il qu’un sursaut éphémère ? 
 
C’est sûr que ce n’est nullement une action passagère. C’est mûrement réfléchi. D’ailleurs au Maroc d’aujourd’hui, on a plusieurs formes de comportements diplomatiques vis-à-vis du continent : 
- Une diplomatie Royale basée sur des amitiés personnelles, sur la Commanderie des croyants, sur les rapports historiques et surtout basée sur la personne du Roi, en tant que médiateur et émissaire de paix et de coopération entre frères.
- Une diplomatie économique basée sur les grands opérateurs marocains publics et privés, avec de grands succès et quelques échecs, mais qui ne sont pas relayés par les PME et les PMI qui souffrent de leurs structures clientélistes et familiales, sans grande envergure, pire qui sont toujours dans une optique mercantiliste d’antan.
- Une diplomatie parallèle, active, à sa tête l’USFP, quelques universitaires et  ONG. Il reste, cependant, à secouer l’ensemble des partis politiques et syndicats et autres, afin d’intégrer les questions africaines et non seulement marocaines dans leurs agendas.
- Une diplomatie gouvernementale en léthargie, instinctive, sans planification, ni vision, ni coordination avec le reste des acteurs. Il arrive que cette diplomatie gêne parfois les autres acteurs, par des déclarations non mesurées, comme celle faite au sujet du « non  retour au sein de l’Union Africaine du Maroc », pour un diplomate ou un ministre, le mot jamais est à radier du dictionnaire. En plus, rares sont les membres de l’Exécutif marocain,  les diplomates et même les intellectuels qui croient vraiment en l’avenir du Maroc africain.

Et que pouvez-vous dire concernant la diplomatie religieuse ? 
 
La diplomatie religieuse est certes efficace, car elle a sa propre logique et s’intègre à toutes les autres diplomaties. Elle peut même servir de support aux autres formes de diplomatie. Elle constitue le fer de lance de la diplomatie Royale et même universitaire. Seulement, cette dernière, considérée comme parallèle, manque d’encouragement, de moyens, de professionnalisme, au niveau de la prise de décision et d’expertise en études africaines, comme c’est le cas d’ailleurs pour la diplomatie économique et le pouvoir exécutif où en plus d’un manque de coordination, brillent par leur ignorance de l’espace en question.

Comment avez-vous lu personnellement le dernier et long périple Royal dans plusieurs pays africains ? 

Le Roi du Maroc comme ses prédécesseurs est un Roi africain. Et avant d’être un Roi, il était Sultan, avec une position sociale et culturelle qui lui offre une place privilégiée dans ses rapports avec la population marocaine, mais aussi celles de plusieurs pays africains. Il faut se rappeler que le rapport interafricain a mené ce Maghrib et ses cultures au Sud vers des contrées lointaines, telles que les vallées du Sénégal et du Niger. Résultat : une relation composite et organique  entre ces régions et le Maghrib actuel. 
Au fait, le Roi du Maroc, aujourd’hui comme hier, est dans une continuité évolutive. Certes, il gère des rapports politiques interétatiques, mais il gère aussi un espace religieux, culturel et social, mis en place depuis les Almoravides jusqu’à nos jours avec les Alaouites. Chose que l’on peut vérifier lors de chaque visite Royale dans le continent, et la dernière au Mali, où le Roi était le seul chef d’Etat à séjourner trois jours à Bamako, alors que d’autres avaient même peur d’y passer plus de temps qu’il ne faut. L’Etat était en doute. En réalité, ce n’était qu’un retour des choses à leur normalité historique, où le Maroc se devait d’assister un pays frère, en crise. Il ne faut pas du tout oublier que l’un des ancêtres de ce pays, appelé à l’époque Empire du Mali, avait inauguré la première ambassade majestueuse à Fès, selon les usages de l’époque au temps des Mérinides. Bref, le Roi est un acteur clé de cette diplomatie africaine, en la légitimant, et en la libérant des entraves et du legs des crises postcoloniales et des égarements de parcours et de jugements qui l’ont maintenue entre quelques mains sans véritable stratégie, ni vision à long terme, ni moyens conséquents.

Peut-on faire montre de ce profond enracinement en Afrique, à la faveur des relations économiques et militaires ? 

Beaucoup plus que cela. Il suffit de revoir l’histoire de la période moderne de ces relations pour y voir un véritable encrage africain du Maroc. Historiquement, le Maroc s’est toujours tourné vers ses frontières africaines. L’intérêt qui fut porté, et l’est toujours, au continent africain est non seulement stratégique pour le Maroc, mais plus que vital. Il est tout à fait naturel de privilégier cet axe de par l’africanité du Maroc sur tous les plans : géographique, humain, culturel et économique…L’Etat marocain, depuis sa naissance, est resté lié à ses racines africaines, depuis la période des grands empires africains, et bien sûr avec l’islamisation, que ce soit durant la période des dynasties amazighes ou avec l’avènement des dynasties chérifiennes à partir du XVI° siècle ; toutes sont issues d’ailleurs des confins sahariens du Sud. Avec l’indépendance, le Maroc s’investira de plus en plus dans son environnement africain, à cause principalement de ses problèmes frontaliers et des choix politiques et des partis nationalistes. En supportant l’unité africaine avec la Conférence de Casablanca en 1961, le Maroc, pays considéré comme pro-occidental à ce moment-là, a réussi à réunir le gotha du progressisme africain, contre le groupe de Monrovia qualifié de pro-occidental, si ce n’est pro-colonial. 
Les récentes positions panafricaines y voient seulement des divergences stratégiques en nommant le groupe de Casablanca de camp des maximalistes et celui de Monrovia de camp des minimalistes, ce qui a fait de l’action vers l’Afrique, à l’époque, un choix plus que stratégique avec un ministre des Affaires africaines à sa tête, Dr Al Khatib qui restera l’homme du palais en termes de contacts avec les mouvements d’indépendance africains et certains gouvernements de l’indépendance, sans que cela apparaisse toujours comme un tracé diplomatique bien réfléchi. 
Après 1961, cette politique va être beaucoup plus dans le giron de l’Occident, guerre froide oblige, ce qui fera du Maroc un fer de lance de cet Occident, via des interventions et supports militaires, déclarés ou non dans le continent, hors cadre onusien bien sûr, si on ne compte pas l’énigmatique intervention des forces des Nations unies au Congo en 1961. 

Et l’affaire du Sahara dans tout cela ? 

L’affaire du Sahara sonnera le glas de ce qui a été conçu historiquement comme un prestige du Maroc en Afrique. La réalité, c’est que la guerre froide est passée par là aussi, le Maroc s’est coupé de ses contacts africains avec les indépendances qui ont choisi le giron de l’Est. Les mouvements de libération, une fois arrivés au pouvoir, ont oublié leurs rapports avec le Maroc. Ce dernier s’est limité à conserver son aura en Afrique de l’Ouest francophone ou musulmane et subsaharienne, oubliant le reste du contient. Et mis à part le Roi, les partis et syndicats nationalistes traditionnels (Istiqlal, UNFP/USFP, PPS, UMT, et Al Khatib avec son parti en somnolence), personne ne s’intéressait au continent.  Tout le monde était à l’heure européenne, si ce n’est parisienne.
Sans parler de l’absence de stratégie nationale claire et pragmatique en ce qui concerne un moment historique où l’affaire du Sahara est devenue un tabou politique et une chasse gardée Royale et du ministère de l’Intérieur, qui ne sera décrié que récemment par le Roi Mohammed VI, lui-même. Ceci dit, le Maroc est resté fidèle au continent. En général, l’on peut affirmer que plus de 50% des activités diplomatiques Royales et gouvernementales sont dédiées au continent africain. Quantitativement, c’est logique et même très respectable ; qualitativement on a encore besoin d’une évaluation de parcours et des séquences.
En comparaison avec le reste du monde, on va briller par notre absence en Amérique latine, à l’exception de la période du gouvernement El Youssoufi. Avec l’Asie, on a pu, récemment, maintenir un équilibre fragile, grâce aux intérêts économiques et quelques actions diplomatiques comme le gel de la reconnaissance de la RASD par l’Inde. Pour l’Europe, on avait longtemps cru que seul ce continent existe dans le monde, et encore juste sa partie méditerranéenne. Or on avait « perdu le Nord », la Scandinavie principalement, quand le reste de cette Europe joue ses cartes, sans vouloir étaler en augmentant les mises. Pour le monde arabe, on a réussi à garder quelques alliés, Feu Hassan II disait qu’il ne voulait point envenimer les relations interarabes avec l’affaire du Sahara, en évitant de la mettre à l’ordre du jour de la Ligue arabe, mais les Arabes n’ont pas toujours été reconnaissants.
D’ailleurs, ils ne maîtrisent pas très bien la problématique, et ne réagissent aucunement face au choix algérien et aux  allégations de la prétendue RASD. Ce que Feu Hassan II a bien fait en faveur de la Ligue arabe, c’est qu’il l’a prémunie d’un dangereux précédent de territorialisation d’une identité, dans un monde tribal et archaïque. Cela aurait constitué le déclenchement d’avalanches à l’infini dans des pays où il ne neige pas ou presque. Tout cela explique que Rabat prend de plus en plus soin de ses racines pour ne pas dire de ses « pieds ».



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