Kenza Cherkaoui, professeur d’économie


Malgré les efforts des autorités compétentes, l’ accès aux services financiers de base demeure en deçà des attentes

Libé
Lundi 14 Décembre 2020

Kenza Cherkaoui, professeur d’économie
Les disparités en termes d’accessibilité et d’usage des services financiers persistent au Maroc. L’objectif des politiques d’inclusion financière est de mettre à la disposition des différents segments de la population des services financiers formels et adaptés, favorisant l’amélioration de leurs conditions de vie. Dans un entretien accordé à la MAP, la professeur à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales-Salé (Université MohammedV de Rabat), Kenza Cherkaoui, rappelle le contexte de l’inclusion financière au Maroc, fait le point sur les catégories les plus touchées par l’exclusion financière et les répercussions de celle-ci sur l’économie nationale, et aborde les objectifs de la stratégie nationale d’inclusion financière et son mode de déploiement.

Quel contexte pour l’inclusion financière au Maroc ?

L’inclusion financière, concept né au début des années 2000, fait l’unanimité des débats sur le rôle assigné au secteur financier dans la lutte contre la pauvreté et l’amélioration du bien-être social et économique de la population. Conçue par les instances internationales comme une condition sine qua non du développement économique etsocial, l’inclusion financière est définie comme étant la généralisation de l’accès aux services financiers, autant en ce qui concerne les particuliers que les microentreprises. L’accès au financement bancaire, la souscription de produits de micro-assurance non obligatoire ou encore la simple ouverture d’un compte courant sont, à cet égard, révélateurs. Au Maroc, l’inclusion financière s’intègre dans la poursuite des réformes financières initiées depuis le milieu des années 90. L’inclusion financière permettrait d’asseoir le développement économique et social en mettant au service des populations à revenu limité, exclues jusqu’alors du circuit financier, des produits et des services adaptés à leurs besoins. L’inclusion financière serait également un moyen de lutte contre l’économie informelle. En assurant une traçabilité des transactions financières, l’inclusion financière serait un appui informationnel pour les banques et un moyen de lutte contre le détournement du fisc. Cependant, malgré les efforts déployés parles autorités compétentes pour améliorer la bancarisation de l’économie marocaine, l’accès aux servicesfinanciers de base demeure en deçà des niveaux enregistrés par des pays ayant un niveau de croissance semblable. Selon une enquête réalisée par Findex et publiée par Bank Al-Maghrib (BAM) en 2017, seuls 29% des adultes possèdent un compte bancaire.

Quelles sont les catégories les plus touchées par l’exclusion financière ?
Quelles répercussions sur l’économie nationale ? L’exclusion financière concerne principalement les jeunes chômeurs, les micro-entrepreneurs et les femmes. Les femmes issues de milieux sociaux défavorisés, travailleuses indépendantes ou encore sans emplois seraient les plus exposées à l’exclusion financière. La disparité d’accès aux services financiers serait accentuée également avec la faiblesse du niveau d’instruction, encore plus dans le milieu rural. L’hétérogénéité est également fonction du milieu socioéconomique. La population pauvre serait assujettie à l’exclusion du circuit de financement plus que la population riche. Plusieurs facteurs expliquent ces disparités. Les difficultés d’accès aux guichets dans des zones enclavées où 75% des communes rurales sont loin d’être desservies, la cherté des services, l’absence de justificatifs ainsi que l’absence d’offres ciblées sont autant d’obstacles qui contrecarrent la généralisation des services financiers les plus élémentaires. Concernant les microentreprises et les autoentrepreneurs, l’exclusion se manifeste par l’absence de souscription des comptes courants ainsi que par l’absence du recours au financement de l’investissement via les crédits bancaires. Le financement de la TPE au Maroc demeure rudimentaire et tributaire du soutien familial et du relationnel fournisseur. La raison principale est l’absence d’offre ciblée qui favorise le financement de la trésorerie de la TPE. Une telle situation contrecarre le développement économique etsocial en favorisant l’alimentation d’une économie parallèle qui échappe au circuit économique officiel et qui risque de biaiser les informations sur les transactions financières. De même, la réticence des banques à financerles TPEs’explique par leur degré d’exposition au risque. Financer les autoentrepreneurs risque d’alimenter le niveau des prêts non performants au moment où la réglementation prudentielle exige des banques des niveaux d’exposition aux risquesrelativement limités, ainsi que des niveaux de couverture fondés sur les engagements en fonds propres.

Quels sont les objectifs de la stratégie nationale d’inclusion financière ?
Pour pouvoir assurer un accès généralisé de la population marocaine aux services financiers, une stratégie nationale a été mise en œuvre avec des objectifs de réalisation aux horizons 2023 et 2030. La stratégie d’accélération de l’inclusion financière revient au rôle que pourraient jouer les banques en élargissant le cercle de leurs clients, à traversla conception de produits et de services adaptés. La stratégie de l’inclusion financière a pour objectif d’intégrer, dans une vision stratégique, les attentes et les besoins des populations exclues ainsi que la mise enœuvre de servicesfinanciers adaptés à toute la population. Elle prévoit l’atteinte d’un seuil de pénétration élevé, la lutte contre les disparités quant à l’accès aux services financiers, la transformation de l’épargne informelle en une épargne formelle et la mise en place de solutions de financement. Lesrésultats attendus d’une telle initiative visent la constitution d’une épargne, qui a échappé au circuit formel, la promotion d’une éducation financière et la lutte contre le financement parallèle.

Comment faut-il déployer cette stratégie ?
Trois axes de réflexion sont à mettre en exergue. D’abord, le développement d’un modèle de financement alternatif à moindre coût à travers la promotion du m-Banking et de l’e-Banking. La dématérialisation et la digitalisation des services financiers sont à même de généraliser l’accès aux servicesfinanciers à moindre coût. La stratégie nationale vise ensuite à rendre opportun le rôle des institutions de microcrédit dans le financement de la microentreprise et la promotion de l’auto-entrepreneuriat. Il est clair que la microfinance au Maroc n’a pas atteint les résultats escomptés. Le manque de visibilité, l’absence de scoring et l’opacité informationnelle ont favorisé l’accumulation des prêts non performants et ont rendu difficile le pilotage des projets d’investissement. En permettant aux associations de microcrédit de se transformer en établissement de crédit, en diversifiant leursressources, en élargissant leurssegments de clients et en veillantsur la qualité des emprunteurs, la stratégie nationale permettrait aux associations de microfinance de promouvoir la microentreprise, responsable de la création de la richesse et l’emploi. Enfin, les banques, pilotées par la banque centrale, se verront renforcer leur rôle classique de financement de l’économie en développant des produits financiers adaptés, appuyées par-là par des produits de couverture contre le risque. De même, des produits de financement, qualifiés d’alternatifs, dédiés aux start-up, tel le Crowdfunding ont vu le jour. Ils’agit d’un financement participatif mettant en œuvre des investisseurs et des porteurs de projet à travers une plateforme Internet. A cet égard, le rôle de la CCG dans l’appui de tels projets demeure indéniable. En effet, dansle cadre de la stratégie nationale et en vue de financer les start-up et les entreprises innovantes, un fonds de 700 millions de dirhams a été lancé dans lequel la CCG participe par un apport de 300 millions de dirhams. Force est de constater que la réussite de la stratégie de l’inclusion financière reste tributaire du rôle joué par les instances de régulation, et par les organismes responsables de la gouvernance et du pilotage de l’information. En cherchant à accélérer le modèle de développement financier alternatif, qui permet à la population la plus démunie d’accéder aux circuits de financement à moindre coût et en mettant en avant la promotion du modèle standard de financement de l’économie, la stratégie de l’inclusion financière risque d’accentuer la possibilité d’accumulation des prêts non performants, en exposant lesinstitutions financières au risque d’insolvabilité. Le pilotage de l’information, les pratiques de scoring internes et externes autant que la bonne gouvernance restent les conditions préalables à la réussite d’une telle stratégie.

 


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