Histoire de Mouna


PAR Bichara Khader
Mardi 15 Juin 2010

Mouna  est une Palestinienne de Ramallah, pleine d'entrain, tout en rondeurs et au sourire désarmant. Elle travaille dans une banque,  elle est divorcée et mère de Fadi, un garçon de 16 ans. Mouna ne tire pas le diable par la queue, mais sa vie, au quotidien, est un calvaire : comme tous les Palestiniens, elle  subit les humiliations aux postes de contrôle israéliens  et les vexations de toutes sortes liées à l'occupation. Mouna n'en peut plus : elle est à bout de nerfs, et se préoccupe sérieusement de l'avenir de son fils. Elle se met à penser à l'émigration comme bouée de sauvetage. Elle fait des démarches pour rejoindre sa sœur, mariée à un pédiatre palestinien, installé aux Etats-Unis, depuis les années 70, d'abord au Nebraska, puis en Ohio. Après des mois d'attente, elle obtient un visa et s'envole avec Fadi, vers les Etats-Unis.
Après le bonheur des retrouvailles avec sa sœur et son beau-frère, Mouna comprend vite que l'Eldorado américain est loin d'être doré. Nous sommes en effet dans les années 90 et l'Amérique venait de lancer l'offensive de libération du Koweït pour éjecter l'armée de Saddam Hussein de l'émirat pétrolier. Comme l'on sait, les Arabes avaient mal réagi face à l'empressement occidental de recourir à l'option militaire pour libérer un territoire occupé, le Koweït, qui n'est rien d'autre qu'un drapeau planté sur un puits de pétrole, alors que les Israéliens campent et colonisent, en toute impunité,  les territoires arabes depuis 1967.
Ainsi Mouna débarque aux Etats-Unis à un moment où il n'était pas bon d'être arabe. Comme toujours, l'Amérique est démocratique et ouverte par beau temps, mais à la moindre pluie, à la moindre crise, la sécurité l'emporte sur la démocratie et le racisme refait surface. Mouna en fait l'amère expérience : elle est souvent insultée et son fils, Fadi, est même tabassé par ses camarades de classe. Seul le proviseur de l'école vient à sa rescousse.
Mais Mouna n'est pas du genre à se laisser abattre. Avec sa nature joyeuse et optimiste, elle décide, malgré tout, de prendre la vie du bon côté et s'entête à croire au rêve américain, quitte à vendre des sandwichs, tout en faisant croire à sa sœur et son beau-frère qu'elle travaille dans une banque.
Mouna habite chez sa sœur : maison cossue, grosse bagnole. Mais la déprime ronge le foyer. Le beau-frère, pédiatre renommé, a quasi perdu toute sa clientèle, parce qu'arabe et palestinien. Plus grave encore, il reçoit régulièrement des menaces de mort. Paradoxalement, lui qui avait fait fortune aux Etats-Unis,  commençait à perdre la foi dans le rêve américain, au moment même où Mouna, la jeune rescapée de l'enfer de l'occupation israélienne, voulait y croire.
Je viens de vous résumer, à grands traits, le film "Amreeka",  un petit bijou qui a fait sensation au récent Festival de Sundance,  lauréat du prix de la critique internationale lors de sa présentation à la Quinzaine des réalisateurs et plusieurs fois primé depuis sa sortie. Rien de surprenant : le personnage de Mouna, incarné par Nisreen Faour, est formidablement séduisant et sa sœur, Hiam Abbas de son  vrai nom, est impeccable dans l'interprétation et juste dans le ton.
Mais pourquoi diable je vous parle de cinéma où ma culture est plutôt médiocre? Et pourquoi  tout particulièrement du film "Amreeka"? Pour répondre à cette question, je me permets de vous conter une petite, toute petite, tranche de ma vie.
Il y a 30 ans, j'ai été invité par l'Association des universitaires américains d'origine arabe (Arab-American University Graduates)  pour une tournée de conférences aux Etats-Unis et au Canada. Nous sommes au début des années 80, en pleine guerre froide. A l'époque l'Irak était en conflit avec l'Iran, et l'Amérique était du côté de Saddam Hussein. Tandis qu'en Afghanistan,  les Etats-Unis luttaient contre la présence soviétique par la mobilisation de combattants islamistes, qualifiés à l'époque de "combattants de la liberté". L'Amérique ne paraissait ni anti-arabe, ni, a fortiori, anti-musulmane.
Je profite donc de mon passage aux Etats-Unis pour rendre visite à mon cousin germain, pédiatre palestinien installé dans l'Ohio. Fier comme Artaban, il me montrait sa clinique qui ne désemplissait pas. Le soir, on se retrouvait dans sa maison cossue et on partageait un repas de famille en racontant nos souvenirs d'enfance dans notre Palestine natale. Depuis lors, je n'ai plus revu mon cousin : je ne me suis plus rendu aux Etats-Unis et il faut croire que la Belgique où j'habite n'excite guère sa curiosité.
Mais quel rapport a cette histoire personnelle avec le film Amreeka ? Eh bien c'est simple. Le film “Amreeka” a été produit précisément par ma petite cousine, Chereen Dabis, celle-là même que j'ai portée sur les genoux lors de ma visite  à ses parents dans l'Ohio. La clinique désertée par les clientes, c'est celle de mon cousin pédiatre. Mouna, l'émigrée palestinienne de Ramallah, c'est sa propre tante. C'est donc un film autobiographique sur mon cousin et ses enfants.
Sans rancœur, ma petite cousine, la réalisatrice du film, se rappelle comment ses parents recevaient des menaces de mort après la 2ème guerre du Golfe, comment sa sœur qui avait 17 ans avait été dénoncée par ses camarades de classe qui prétextaient qu'elle voulait assassiner le président Bush et comment les services secrets ont débarqué à l'école pour l'interroger, et comment dans les magasins, on ne voulait plus servir sa mère.
En regardant le film “Amreeka”, je ne pouvais retenir mon émotion. J'y ai retrouvé ma propre interrogation sur l'exil, le déracinement et l'identité. Au-delà de la réussite matérielle,  le pain de l'exil est amer, et, en pays d'exil, le printemps lui-même est sans charme.
Certes le film de Chereen Dabis ne prétend nullement rivaliser  avec les grandes réalisations hollywoodiennes, mais si vous avez la chance de le regarder, vous allez tomber sous le charme et être séduit tant le film respire l'empathie et l'authenticité. "Une touche de candeur dans un monde de brutes, ce n'est pas si désagréable" ai-je pu lire sous la plume d'un critique.
Dernière réflexion, c'est par les arts et la résistance  non-violente que les Palestiniens gagneront leur combat et non par les armes. Et si je m'improvisais poète d'un jour, je dirais : qu'il y ait toujours à notre porte cette aube immense appelée l'espérance.


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