Hasni Abidi : “Un des dangers de la transition politique restel’impatience. Le citoyen arabe est un être impatient par nature”


Propos recueilles par Hassan Bentaleb
Jeudi 7 Novembre 2013

Hasni Abidi : “Un des dangers de la transition politique restel’impatience. Le citoyen arabe est un être impatient par nature”
Le Printemps arabe
ne fait plus l’actualité. L’enthousiasme des
débuts a laissé place
à une grande prudence et à une crainte de
l’avenir. La transition
se fait désormis dans le chaos et certains
n’hésitent pas à parler d’une dépression
post-révolutionnaire.
En effet, de la Tunisie jusqu’à la Syrie,
en passant par la Lybie et l’Egypte, L’instabilité et l’insécurité demeure
le maître mot.   
Ainsi, si les pourparlers entre les islamistes et l'opposition ont été
suspendus sine die
en Tunisie faute d'accord sur le nom de Premier ministre, le divorce est bel et bien consommé entre les Frères
musulmans et l’armée en Egypte.
Une situation moins chaotique par rapport
à la Syrie qui sombre dans une guerre civile
à l’issue improbable.  
Le Printemps arabe a-t-il atteint ses limites ? Pourquoi le processus
de la transition politique peine-t-il à démarrer ? Le processus
démocratique est-il en danger? Pour faire le point sur la situation,  Libé a interviewé  Hasni Abidi, politologue
et spécialiste du monde arabe dont les travaux portent sur l'évolution politique au
Proche-Orient et au Maghreb, est le
directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen
(CERMAM) à  Genève.  Ses travaux portent sur l’évolution politique
au Proche-Orient
et au Maghreb.
Hasni Abidi a contribué à plusieurs publications, entre autres : «Les ONG entre universalisme et particularisme», CICR, Genava, 1999, «Irak : le dessous des cartes», Éd. Complexe, 2003,
«L'Europe et la Méditerranée : un projet, des enjeux», Edition
Euryapa, Geneva, 1999.



Libé: Deux ans après l’éclatement des révoltes du Printemps arabe, quels enseignements peut-on en tirer?

Hasni Abidi : Il est encore tôt pour faire un bilan définitif du Printemps arabe et tout enseignement à tirer sera d’ordre provisoire puisqu’on a assisté encore à la séquence la plus importante du Printemps arabe, à savoir celle du renversement du régime et qui a été marquée par l’organisation d’élections soldées par l’arrivée au pouvoir d’un mouvement à référent  islamiste. Mais, il en reste deux séquences, en l’occurrence celle de la codification de la transition, c'est-à-dire l’élaboration d’une Constitution et celle de la consolidation de cette transition.
Nous ne sommes donc qu’au début. Toutefois, deux observations s’imposent depuis l’éclatement des révoltes arabes. D’abord, la non-disponibilité de l’offre politique après le renversement des régimes autoritaires. Ce qui a permis aux  anciennes forces de prendre le pouvoir d’une manière démocratique au détriment des autres partis qui ont échoué à avoir la majorité.
Deuxième constat, c’est la difficulté de la mouvance islamiste au pouvoir à gérer le quotidien des citoyens arabes.

Vous parliez de transition, est-ce que ce concept peut-il bien s’appliquer à la situation des pays arabes qui ont connu des mouvements de contestation ?

D’une manière générale, la transologie ou la transition sont des concepts qui ont été élaborés par des politologues et universitaires particulièrement américains et par peu de Français. A noter également que les pays qui ont connu une transition ont développé certaines thèses théoriques à le sujet. Reste à savoir si on peut appliquer ce concept sur la situation actuelle du monde arabe. Disons que cette notion  est appliquée comme un concept opérationnel et non comme un concept définitif.
Si on parle de transition, c’est parce que le monde arabe vient de sortir d’un régime personnalisé et autoritaire vers un régime ouvert. Donc ce passage, on peut l’appeler dans la science politique « transition ».
Pourtant, il reste à préciser que ce terme lui-même ne veut pas dire transition réussie. Et il ne veut pas dire non plus ce qu’on appelle la « consolidation de la transition ». Car une transition peut virer vers la consolidation de l’autoritarisme ou ce que certains analystes appellent « la mise à jour de l’autoritarisme » qui se renouvelle et prend de nouveaux habits.  
Cependant, il est encore tôt pour se prononcer sur le processus de transition en cours dans le monde arabe, s’il s’agit bien d’une mise à jour d’autoritarisme ou une transition démocratique? Mais, il est certain qu’on est dans une phase de transition et j’estime que le Printemps arabe est une opportunité hors pair pour les sciences sociales d’une manière générale pour examiner les concepts qui ont été élaborés dans les années 60 et 80 pour sortir avec de nouveaux concepts.

Si on se réfère à la littérature scientifique sur les transitions, il s’avère que ces derniers apparaissent comme des situations historiques ouvertes au cours desquelles la nature et la direction des changements dépendent en premier lieu des stratégies des acteurs politiques adoptées par les divers groupes d’acteurs impliqués dans le processus. A ce propos, qui sont, selon vous, les acteurs de transition en cours et sur quelle légitimité se positionnent-ils en tant qu’acteurs du champ politique?

Un des avantages pédagogiques du Printemps arabe, c’est qu’il a permis l’émergence d’une nouvelle opposition.  Le hic, c’est que cette dernière n’a pas été préparée pour se positionner en tant qu’acteur de transition puisqu’il s’agit de formations politiques récentes.
Il s’agit d’acteurs qui ont acquis une certaine légitimité qui n’est pas démocratique mais plutôt révolutionnaire ou d’opposition puisqu’ils étaient les opposants de toujours et bénéficient d’une certaines virginité politique du fait qu’ils n’ont jamais été associés à la prise du pouvoir ni en Tunisie, ni en Egypte encore moins en Libye.
Je rappelle que la transition est un processus stratégique de négociation entre des acteurs pas forcément démocratique et c’est là où réside le nœud du problème dans les pays arabes où on exclut les acteurs non démocrates. Car si on négocie avec des acteurs issus du Printemps arabe ou de la révolution, on ne serait plus dans un passage du régime autoritaire à des régimes ouverts. La transition ne peut pas se faire qu’avec des acteurs neufs, issus du Printemps arabe. Elle se fait également avec les anciens qui doivent répondre à deux conditions: ne pas avoir les mains entachées de crimes de sang ou impliqués dans des délits de dilapidation des biens publics.
 Donc, un des grands problèmes ou plutôt l’un des dérapages de la transition en cours aujourd’hui dans le monde arabe, demeure à mon avis, l’exclusion injuste des hommes du passé qui ne sont pas responsables ni des crimes de sang et qui ont aujourd’hui tout leur place sur la scène politique nationale. Notamment en ces temps où les islamistes sont confrontés à cette difficulté qui est le déficit du personnel administratif compétent capable de gérer la transition sur le plan économique.

Aujourd’hui, on a le sentiment que l’enthousiasme des débuts a laissé place à une grande prudence et à la crainte de l’avenir. Vous-même, vous avez affirmé que la transition se fait dans le chaos et vous avez même parlé de la dépression post-révolutionnaire, peut-on déduire que le processus est en danger ?

 Un des dangers de la transition et je dirais le plus important restera l’impatience et je reviens à une lecture culturaliste qui voit dans le citoyen arabe un être très impatient par nature. Alors que les effets positifs du changement de régimes ne peuvent se traduire en termes de concert et matériel dans l’amélioration de la vie de citoyens arabes d’un jour à l’autre.
Une situation qui risque de se compliquer davantage à cause des erreurs commises par le mouvement islamiste et que l’on peut même qualifier de fautes ainsi que la démission de la démocratie occidentale qui a souhaité qu’un processus démocratique se joue dans le monde arabe.
Aujourd’hui, la transition se fait dans un ordre dispersé et chaotique selon les logiques internes de chaque pays.  Mais, il reste un processus normal dans une transition d’un régime autoritaire qui a duré longtemps.
Le grand absent, à mon sens, c’est cette dynamique de négociation entre les acteurs. On a déjà des préjugés sur les islamistes, sur les laïques et vice-versa alors que la transition ne peut se faire sans dynamique de négociation et de concession.
Les régimes autoritaires ont tout fait pour priver les acteurs de la société de cette capacité de négocier ou de devenir un acteur dans la transition. Nous avons de nouveaux  acteurs qui n’ont jamais expérimenté la dynamique de la transition. Il faut rappeler que le parlement tunisien, le congrès général libyen et l’assemblée égyptienne n’ont été que de simples Chambres d’enregistrement. Donc, comment voulez-vous que ces acteurs convertis à la démocratie deviennent de véritables acteurs démocratiques,  convaincus par la logique de négociation, de concession et de compromis ? Donc, c’est une question de temps.

En évoquant les islamistes, vous avez ardemment critiqué le courant culturaliste qui voit dans l’Islam une incompatibilité avec la démocratie. Est-ce que vous pensez encore la même chose ?

Au lendemain du Printemps arabe, j’ai signé une tribune dans le journal «Le Monde» sur la fin de l’exception arabe en réponse à beaucoup de sociologues et politologues qui disent que le monde arabe n’est pas solvable dans la démocratie en évoquant la culture musulmane et la spécificité du monde arabe alors que l’un des enseignements de ces révoltes est que le monde arabe s’inscrit dans cette démarche universelle ou cette quête universelle de dignité et de démocratisation.
Pour moi, l’éclatement de ces révoltes a été la fin de certaines logiques. Je dirais même l’échec de certains paradigmes concernant la démocratie et le monde arabe. Nous avons oublié ou plutôt sous-estimé la dynamique  de ces sociétés. Une dynamique importante et positive portée par les jeunes, les réseaux sociaux et les déçus qui ont construit le fer de lance du changement dans cette aire géographique.
Donc, nous avons des démocrates. Mais ce qui nous fait défaut aujourd’hui, c’est la construction de ce passage d’un régime autoritaire à celui démocratique et la grande question, c’est comment sécuriser ce passage.

A ce propos, faut-il avoir peur des islamistes ?

Moi, je dirai qu’il ne faut pas avoir peur parce que la peur est un mauvais conseiller. Ceci d’autant plus que ce sentiment est plutôt subjectif. Mais je pense que c’est la gestion de certains dossiers par la mouvance islamiste  qui effraie la société.  A cela il faut ajouter la mauvaise communication des islamistes qui ne savaient pas se vendre ni améliorer leur image en restant toujours victimes de cette idée ou plutôt ce cliché de double discours et d’un agenda occulté. Il ne faut pas avoir peur mais il faut être prudent et pragmatique.
 Il est vrai que la mouvance islamiste est plurielle avec un double discours et un agenda caché.  Je le reconnais. Mais c’est de notre devoir  de ramener les islamistes à plus de transparence, à la participation démocratique et à les désassocier de ce côté obscur. Si on ne jette pas ces passerelles, les islamistes seuls ne peuvent pas gouverner.  
Cependant, il reste un élément important, à savoir comment rassurer la mouvance islamiste? En effet, son avenir réside dans ce qu’on appelle le consensus et je crois qu’il y a suffisamment de voix sages dans le monde arabe qui ne sont pas forcement partisanes et qui peuvent jouer ce rôle pour rapprocher entre les points de vue.

Un mot sur l’avenir du Printemps arabe ?

Personne ne peut prédire l’avenir. C’est une nouvelle page qui s’ouvre devant le monde arabe porteuse de beaucoup d’espoir mais aussi d’inquiétude et de risques. Tout dépendra de la gestion de la mouvance islamiste et des Constitutions en cours d’élaboration. Je dirais simplement : attention  à la troisième phase de transition, celle de la codification et la consolidation. Sinon on risque de connaître ce qu’on appelle soit une pause dans la transition ou un retour vers un régime autoritaire. Mais la volonté de se défier des régimes autoritaires, est toujours présente. Certes, il y a une certaine dépression post Printemps arabe qui peut être passagère si les  acteurs au pouvoir se saisissent de cette opportunité.


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