Rachid Khaless : Le calcul de l’écrivain est tout autre : il aspire à faire œuvre d’une matière qu’est la vie


Libé
Mardi 30 Juillet 2024

Le privilège de l’écrivain est de nous entraîner là où il veut et où nous ne serions pas allés sans lui. Et comme le lecteur disposant d’outils de recherche, il va d’aventure en aventure pour pouvoir solliciter les plis et replis du texte afin d’en dégager un sens et en déguster sa part du plaisir qu’il lui offre.
Nos écrivains sont là pour nous ouvrir, nous lecteurs, quelques pistes de lecture et même des outils, un avant-goût de ces jouissances amenant la satisfaction, voire la satiété, étant leurs complices.
Artiste et écrivain, Rachid Khaless est enseignant à l’université Mohammed V, à Rabat. Il a notamment publié en 2004, chez l’Harmattan, le recueil de poésie Cantique du désert, préfacé par Abdellatif Laâbi.

 
Libé : Quel a été votre premier texte, nouvelle ou roman, que vous avez publié, que vous avez soumis au lecteur ?

Rachid Khaless : J’ai soumis deux fictions à deux éditeurs marocains : Pour qu’Allah aime Lou Lou et Quand Adam a décidé de vivre. Le hasard a voulu que ces deux romans soient publiés la même année, 2015, successivement par Marsam et La Croisée des chemins.
J’avais auparavant été révélé au public à travers deux recueils de poésie publiés en 2004 et 2009 à Paris. Il s’agit de Cantiques du désert et de Dissidences. Les lecteurs ont découvert le poète avant le romancier ! Vous l’aurez remarqué, le temps de la création n’est pas le temps de la publication ! L’Eden de grand-mère est un roman de jeunesse qui pourrait être publié dans un an ou deux.

Quels sont alors les auteurs ayant influencé votre manière de regarder les faits et de les écrire ?

Le romancier est d’abord lecteur. Jeune étudiant, j’ai lu des classiques : Balzac, Flaubert ou Proust. L’émerveillement que je ressentais devant une page de Flaubert n’avait pas d’égal. La phrase bien frappée, la puissance de l’image, la rigueur de la composition : tout ça me laissait sans voix. Mais le créateur que j’admire le plus est, sans conteste, Baudelaire. Ce poète a changé ma façon de voir le monde et la littérature. Il y a moins d’une décennie, j’ai découvert d’autres magiciens de la narration : Zweig et Murakami. Plutôt que de parler d’influence, j’évoquerais la notion de confluence.  

Pour écrire, faudrait-il se faire imposer un cérémonial quelconque, se soumettre à ses contraintes ? En est-il de même pour tous vos romans ?

Il est des écrivains qui ont développé ces rituels, une discipline. Je n’en fais pas partie. J’ai développé un autre instinct : écrire partout où je me trouve ! Cette façon de faire est la fille de la nécessité. J’écris très rapidement. Absoluthob, mon troisième roman a été écrit en 25 jours ! Cela dit, je pars toujours d’une idée. Dès que j’ai l’idée, j’exécute le travail de rédaction de façon rapide. C’est ma façon de faire.

 «Ecrire, c’est le double plaisir de raconter et de se raconter une histoire, et c’est aussi le plaisir d’écrire, qui est inexplicable», dit Françoise Sagan dans un entretien accordé au Magazine littéraire en juin 1969.

Le roman est l’échec de la vie, ai-je toujours dit. La narration magnifie la vie. Nos ancêtres ont toujours veillé à relater les faits et gestes de leur vie. Le romancier ne fait que cela : il se raconte des histoires ! Certes, il en tire du plaisir mais toute histoire naît de la nécessité. Un roman achevé est d’abord un texte nécessaire ! Le plaisir que j’éprouve à publier un texte romanesque ou poétique est la conséquence d’un travail acharné sur les mots. Il y a jubilation à écrire, mais avant tout ça, il y a injonction d’écrire. Le premier lecteur d’un romancier ou d’un poète se trouve être lui-même !  

Pour Proust, la vie écrite est plus intense que la vie vécue. Qu’en pensez-vous ?

En réalité, j’ai un peu répondu à ça dans la réponse précédente. Le récit, qu’il corresponde à un genre ou un autre ; c’est-à-dire la fiction ou l’autobiographie, réenchante la vie. De l’auteur au lecteur, a lieu une «arnaque» double. Devant le récit autobiographique, le lecteur cherche à retrouver le «mensonge» et devant le récit fictif, il espère retrouver la vérité des faits et la vraisemblance des personnages. Le calcul de l’écrivain est tout autre : il aspire à faire œuvre d’une matière qu’est la vie. Dans cette perspective, je suis peu proustien.
Cependant, la littérature, œuvre de l’imagination, peut procurer au lecteur comme à l’auteur, une jouissance, voire un voyeurisme, qui brouille les cartes. L’arnaque en question pourrait s’énoncer dans cette formule : faire de la vie une fiction consentie et du récit une vérité admise. Telle ambiguïté est le propre même de la littérature. En effet, toute littérature émane de l’être et tend vers la beauté, là où elle existe et là où elle pourrait croître.  

Le critique et écrivain Milan Kundera dit que le roman est le lieu de l’ambiguïté, le lieu où les choses ne sont jamais tranchées de manière définitive, le lieu de l’absence d’une morale manichéenne. Est-ce que cela pourrait s’appliquer à vos romans ?

La certitude est la fille légitime du discours. Or, le roman, à rebours de cette certitude, opère dans une région féconde : celle de l’interrogation, de la crise, de l’ambigüité. Le discours est la maladie de toute littérature, la nôtre en l’occurrence. Certains jeunes écrivains (par l’âge et par l’expérience) se réclament du réalisme le plus cru. J’essaie de comprendre leur motivation mais j’ai du mal à la justifier. La vérité, relative ou manichéenne, n’est pas la chasse gardée de l’écrivain. On en ferait un prophète, ce qu’il n’est pas ! Cette idée est aussi vieille que l’est le romantisme. J’incline à soutenir l’idée d’un écrivain artisan. Le menuisier travaille sur du bois ; le romancier ou le poète sur des mots. Si l’artisan produit à l’identique ses modèles, le créateur, qui façonne les mots, son véritable matériau, en renouvelle la forme et la fin, constamment. Cette région de l’entre-deux, du jamais-fini, de l’indécis même est, sans conteste, ce qui fait la qualité d’une œuvre littéraire. L’œuvre littéraire (belle) est son horizon, le chemin, fondamentalement ambigu, est son pèlerinage, si j’ose dire. 

Propos recueillis par Abdelkrim Mouhoub
 


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