Entretien avec Pr Ismail Elalamy, chef du service d'hématologie biologique de l'Hôpital Tenon à Paris : Cancer et thrombose, une dualité infernale


Propos recueillis par Narjis Rerhaye
Vendredi 24 Décembre 2010

Au Maroc, le monde médical en prend encore difficilement conscience. Le risque vasculaire chez les malades atteints
de cancer est très important. Thromboses,
phlébites et infarctus du myocarde sont
les principaux
dangers auxquels sont exposés les patients souffrant d'un cancer.
Le constat
scientifique
est pourtant là:
le lien entre cancer
et thrombose est aussi ancien qu'avéré.
Force est de
le reconnaître, un tel risque vasculaire pose chez nous un véritable problème
de santé publique d'autant que la thrombose constitue un facteur majeur
de mauvais pronostic et, plus grave encore, représente
la deuxième cause
de mortalité au cours du cancer. C'est ce que explique Pr Ismaïl Elalamy, chef du service
d'hématologie
biologique de l'Hôpital Tenon
à Paris, venu
au Maroc pour
sensibiliser les
praticiens -oncologues, internistes
et réanimateurs
à l'importance
de la prise en charge du risque vasculaire chez de tels patients. Entretien.

Libé: Pourquoi peut-on développer une thrombose ?

Ismail Elalamy: La thrombose est responsable de l'occlusion du flux sanguin au sein d'un vaisseau engendrant une phlébite par exemple s'il s'agit d'une veine des membres inférieurs, ou d'un infarctus du myocarde s'il s'agit d'une coronaire. Elle ne survient pas de façon inopinée, mais elle est généralement le résultat d'un phénomène plurifactoriel combinant trois types d'acteurs. On pourrait ainsi parler d'un « drame en trois dimensions ». Tout d'abord, le terrain prédisposant, avec la notion d'antécédents familiaux soulignant le caractère héréditaire de cette thrombophilie avec des particularités génétiques transmises de génération en génération. Puis, l'existence de conditions acquises par notre mode de vie, telles un diabète, un surpoids, des varices ou le tabagisme qui vont majorer ce risque. Un individu qui fume s'expose non seulement au risque de développer une thrombose artérielle mais il double aussi la probabilité de faire une phlébite. Ajouté à cela, il y a enfin les conditions dites environnementales, comme la grossesse (une femme enceinte a dix fois plus de malchance de faire une thrombose qu'une femme qui ne l'est pas), l'existence d'un cancer, le fait de subir une chirurgie (la chirurgie orthopédique est particulièrement thrombogène), ou l'immobilisation par un plâtre « sans appui » constituent des circonstances précipitantes et des contextes pourvoyeurs de thrombose.
Voilà pourquoi, la prise en charge des patients doit d'abord passer par une prise de conscience de ces dimensions multiples et l'évaluation d'un terrain familial particulier, d'éventuelles circonstances favorisantes acquises et/ou en rapport avec un contexte « à risque ». On parle donc de « facteurs intrinsèques » liés au patient et de « facteurs extrinsèques » liés à ce qui est autour du patient pour déterminer un niveau de risque vasculaire plus ou moins élevé. A partir de là, le praticien pourra opposer à cette menace potentielle une stratégie préventive adaptée.

La relation entre le cancer et la thrombose est-elle établie depuis longtemps ?

Ismail Elalamy: La notion de ce lien entre le cancer et la thrombose est ancienne. Dès la moitié du 19ème siècle, un brillant sémiologue français, Armand Trousseau, a été le premier à relater à ses élèves que la survenue de thromboses veineuses, récidivantes ou bilatérales signaient la nature néoplasique chez un patient se plaignant d'épigastralgies et que dans ce cas la lésion gastrique traduisait la présence d'un cancer. Ironie du sort, deux ans après cette communication, Trousseau est décédé d'un cancer de l'estomac alors qu'il avait lui-même présenté des phlébites à répétition. Il a donc ainsi confirmé et validé sa constatation de médecin : c'était un homme d'expérience !
La relation entre le cancer et la thrombose, c'est, par analogie, le phénomène de l'iceberg. On ne voit que ce qui dépasse au-dessus du niveau de la mer qui semble évident, mais en fait le plus gros du problème est caché au fond, sous l'eau. La thrombose contribue au développement du cancer et le cancer profite de la thrombose pour progresser. Le risque vasculaire associé au cancer est tout aussi sournois et l'embolie pulmonaire peut survenir brutalement avec des conséquences dramatiques : on parle de la « mort silencieuse ». Ce traitement antithrombotique permet aussi d'éviter au patient la survenue d'une embolie pulmonaire qui est mortelle une fois sur deux. Je ne dis pas que donner un traitement anti-thrombotique permet de traiter le cancer, mais cela pourrait d'une part limiter la prolifération tumorale en inhibant la génération du caillot qui protégeait la tumeur de l'action cytotoxique des lymphocytes, tueurs naturels de cellules étrangères, et, d'autre part, favoriser l'impact du traitement anti-cancéreux.

Pourquoi un patient atteint de cancer développe-t-il une thrombose ?

Tumeur et cancer est un pléonasme. La tumeur génère et libère naturellement des facteurs pro-coagulants qui « mettent le feu » dans le compartiment vasculaire et qui favorisent la fabrication de thrombine, enzyme clé de la coagulation à l'origine de la constitution du caillot. En fait, le patient cancéreux a déjà un important syndrome inflammatoire qui exacerbe les relations intercellulaires. C'est comme si l'inflammation rajoutait du bois sur ce feu. La paroi vasculaire est de plus en plus adhésive et toutes les cellules interagissent pour que le sang du patient atteint de cancer soit hypercoagulable, moins fluide et plus prompt à former des caillots. Il faut donc prendre conscience du risque encouru par un malade cancéreux qui serait également diabétique, en surpoids et grand consommateur de tabac. Il a alors quatre-vingt fois voire plus de malchance de développer une thrombose. Si par malheur c'est le cas, alors ses chances de guérison ou de survie seront considérablement réduites.

Quelle est la prévalence de la thrombose chez le patient cancéreux?

La thrombose est intimement associée au développement tumoral. Le cancer profite de la thrombose pour grossir, croître et se disséminer. C'est véritablement un Janus, un phénomène à deux faces. Le risque thrombotique est en général associé au type de tumeur et à son stade évolutif. C'est pourquoi en pratique, on dit que 20% des patients atteints de cancer (tous cancers confondus) développent une thrombose. Chez le cancéreux, le risque de récidive thrombotique est trois à quatre fois supérieur par rapport à un non-cancéreux. En cas de chirurgie, le sujet atteint de cancer a trois à quatre fois plus de risque de faire une thrombose post-opératoire qu'un individu non cancéreux.

Estimez-vous que les praticiens prennent suffisamment en considération le risque thrombotique chez un patient cancéreux ?

Malheureusement, en dépit de l'amélioration de nos connaissances physiopathologiques sur ce lien entre le cancer et la thrombose, la prise de conscience dans le monde médical est particulièrement limitée. Par opposition aux patients chirurgicaux qui sont protégés par la prescription post-opératoire d'anticoagulants dans plus de 85% des cas, les études révèlent que moins de la moitié des patients médicaux à risque de thrombose reçoivent une prophylaxie. Ainsi, malgré les recommandations internationales et les avis concordants d'experts, près de 70% des patients atteints de cancer et hospitalisés ne reçoivent pas de traitement préventif anti-thrombotique.

Certains cancers sont-ils plus thrombogènes que d'autres?

Comme je l'ai précisé, le risque thrombotique est associé au type histologique et au degré d'évolutivité du cancer. On sait que les tumeurs dites solides (poumon, pancréas, colon, estomac, les adénocarcinomes en général) sont particulièrement pourvoyeuses de problèmes vasculaires ainsi que les glioblastomes (tumeurs cérébrales).
Par contre, le cancer qui est réputé pour être le moins thrombogène de tous, est le cancer du sein ou le cancer de la prostate sauf s'ils sont métastatiques. Dans ce cas, le risque thrombotique est 4 à 6 fois supérieur.

Ce risque thrombotique peut-il être aussi lié aux différents traitements anti-cancéreux?

En dehors des facteurs personnels, génétiques ou acquis qui favorisent le développement d'une thrombose, il faut souligner l'importance des facteurs environnementaux, et notamment des agents anti-tumoraux proposés pour la prise en charge thérapeutique. Il s'agit des facteurs extrinsèques comme la chirurgie, la radiothérapie, la chimiothérapie, l'hormonothérapie, etc. En agressant et en détruisant les cellules tumorales, la paroi vasculaire et les autres cellules circulantes, puis en stimulant la coagulation, ces traitements vont logiquement majorer le risque thrombotique.
C'est pour cette raison qu'il existe des recommandations internationales pour les patients atteints de cancer traités en ambulatoire par chimiothérapie. Le myélome, hémopathie lymphoïde sévère, a vu son pronostic nettement amélioré par les traitements dits anti-angiogéniques mais qui, couplés à la chimiothérapie et à la corticothérapie à forte dose, majorent significativement le risque thrombotique. Les patients bénéficiant de cette combinaison thérapeutique doivent alors recevoir systématiquement une prévention anti-thrombotique adaptée pour limiter ce risque.

Chez le patient atteint de cancer, le traitement oral par anti-vitamines K, AVK,  a-t-il encore sa place au vu des dernières recommandations?

 Les AVK sont des médicaments qui ont rendu de grands services aux patients vasculaires et qui ont été les premiers anti-thrombotiques oraux utilisés dès 1945. Par contre, on sait que ces cousins chimiques des raticides sont d'authentiques poisons. A ce sujet, il faut savoir qu'en médecine, on se sert souvent de poisons tels que l'arsenic, utilisé pour certaines leucémies et qui en a révolutionné le pronostic. Tout n'est qu'une question de dose !
Effectivement, les AVK à un dosage adapté, avec une surveillance régulière du niveau d'activité anticoagulante ont rendu un grand service aux patients. Le souci majeur est que ces médicaments ont une fenêtre thérapeutique très étroite. Ils ont des interférences médicamenteuses très nombreuses, et des interférences alimentaires multiples. Les patients oscillent continuellement entre un niveau d'hypocoagulation très élevé, donc un risque d'hémorragie grave et un niveau d'hypocoagulation insuffisant, donc un risque de récidive thrombotique majeur. Véritable cauchemar en termes de fluctuations d'impact pharmacologique, première cause d'accidents iatrogènes et responsables de plus de 17000 hospitalisations annuelles en France, les AVK ne sont plus éthiquement acceptables.
C'est pourquoi l'on préfère des thérapeutiques dont l'effet est plus prédictible, indépendamment de l'âge, du poids, de la taille et de l'environnement thérapeutique du patient : les héparines de bas poids moléculaire (HBPM) qui sont des molécules tout aussi anciennes, injectables par voie sous cutanée.
Les recommandations nord-américaines, françaises, italiennes proposent les HBPM comme outil thérapeutique de première ligne pour la prévention et le traitement anti-thrombotique chez le patient atteint de cancer avec le grade d'évidence de niveau le plus élevé (1A).
Il faut prévenir la thrombose chez ces malades aussi longtemps que le risque persiste. Si elle survient au cours d'un cancer, on doit la traiter durant trois à six mois par HBPM à dose curative. Puis, si le risque de récidive persiste et reste élevé ou que le cancer est toujours évolutif ou à un stade avancé, il est recommandé de proposer une prévention prolongée en le laissant sous HBPM pour maîtriser le risque vasculaire. Le niveau de risque n'étant plus aussi important au cours de l'évolution, il est nécessaire d'adapter le bouclier à l'agression qu'il y a en face, tout comme un chasseur adapterait le calibre de ses munitions au gibier qu'il espère rapporter.
Les HBPM, anticoagulants aux propriétés multiples, sont les véritables « couteaux suisses » de la stratégie antithrombotique. Leurs propriétés renforcent tout particulièrement leur usage chez les patients atteints de cancer car elles pourraient ainsi influencer l'évolution voire le pronostic de certains cancers.


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