Entretien avec Ohanni Brahim, leader de la troupe ''Ahwach Tamanart'' : «L'Ahwach a joué un rôle mobilisateur pour la lutte contre le colonisateur»


ENTRETIEN REALISE PAR IDRISS OUCHAGOUR
Jeudi 23 Septembre 2010

Entretien avec Ohanni Brahim, leader de la troupe ''Ahwach  Tamanart'' : «L'Ahwach a joué un rôle mobilisateur pour la lutte contre le colonisateur»
Libé: Le Festival Tifawine de Tafraout consacre une grande part de son programme artistique à l'art d'Ahwach. Dans quelle mesure cela aidera à promouvoir ce genre artistique ?

Ohanni Brahim: Je trouve que c'est une action bénéfique  en faveur de cet art qui, par ces temps, risque de sombrer dans l'oubli collectif. Tifawine a le mérite ainsi de mettre en exergue ce patrimoine, pour mieux le conserver dans les  mémoires. L'Ahwach, dans toutes ses variétés, a toujours été conçu comme un simple spectacle de divertissement, confiné dans la sphère privée des  villages. Aujourd'hui, cet art se pratique sur les scènes des manifestations publiques. Je trouve que cela a contribué à changer  la manière de l'appréhender comme un exercice collectif de défoulement, en genre artistique à part  entière. On commence ainsi à mieux découvrir ses pratiques et les vraies valeurs artistiques qu'il recèle.

Quelles sont alors les différents types de l'Ahwach Tamanart ?

D'abord, l'Ahwach Tamanart se décline en trois composantes. Le lieu où se tient le spectacle et la participation des  femmes à côté des Imhawchens (hommes en action), sont deux paramètres qui déterminent les genres. On distingue celui dit ''Rchouk'',qui veut dire littéralement la bonne ambiance.  Il s'agit, en fait, de l'Ahwach des hommes, une dizaine au maximum,   jouant de tambourins (Tallount) et un ou plusieurs tambours (Ganga). Généralement, cela se tient dans les patios (Assarag) des maisons. Où les musiciens, en position assis, forment un cercle.  Les spectateurs masculins s'attroupent autour d'Imhawchens, alors que les femmes, elles, suivent le spectacle dans la cour centrale du bâtiment, du toit de la maison. Par ailleurs, ces spectatrices ont un rôle primordial à jouer qui consiste à soutenir et stimuler les rythmes des percussions  entrecoupés de youyous et cris stridents de joie qu'elles lancent de manière   sporadique.  L'autre genre s'appelle Tamdwrt, qui veut dire “cercle” en berbère, dans le jargon d'Ahwach. En raison des formes circulaires des Imhawchens. En effet, six hommes jouant de tambourins dont un de Ganga s'assoient en rond dans la place d'Ahwach ; au moment où les femmes, elles, également formant une  grande boucle, sont debout. Enfin, on distingue l'Ahwach N'Darste. Sa particularité c’est d’être exécuté exclusivement par les hommes. Elle comporte une trentaine de personnes, dont deux raîs, ou chefs d'orchestre. Qui  guident, aux sons des battements aigus de Tallount, la dizaine de musiciens jouant de tabourins. Ils orchestrent également la cadence des  autres danseurs qui font office en même temps de chorale. Outre des Imdiazens, poètes berbères émérites qui se lancent dans des joutes oratoires improvisées. On cite également l'autre genre, appelé «Aâwdou ». Il se distingue de Darst seulement par l'intrusion de la flûte. Darst se tient dans l'Abaraze, place officielle aménagée dans les villages pour accueillir l'Ahwach. Notre troupe exécute par ailleurs un autre Ahwach, dit Ahwach N'Issmganes (Nègres) dont les rythmes et les sonorités s'inspirent de ceux des gnawas. Je dois ajouter une précision: Rchouk et Tamdwrt restent des variétés réservées à l'animation et au divertissement des espaces privés et familiaux des villages de Tamanart. Tandis que Darst se joue à l'honneur des invités  étrangers au cours des cérémonies de mariages et des liesses populaires.

Qu’en est-il des percussions et rythmes de chacune des variétés d'Ahwach ?

C'est pertinent que de poser cette question. En effet, chaque type d'Ahwach cités, a son propre rythme musical.  C'est le fait que les tambours soient frappés avec une baguette (en bois massif) ou deux qui crée des différences. Ainsi, pour ce qui est de Rchouk, son  rythme est soutenu par des frappes avec une seule baguette au début,  avant de s'y mettre à deux pour achever les partitions finales qui mettent les musiciens en transe. Quant à Darst, elle est exécutée en manipulant deux «matraques » pour  percussion. Tamdwrt, quant à elle, son rythme est soutenu par  l'alternance, dans une cadence rapide,  de coups,  à l'aide de deux, puis d'une seule baguette; et ce,  pour freiner et subitement, accélérer la cadence et les piétinements des danseuses, comme l'impose son exécution.

Revenons un peu en arrière dans l'histoire, quand la troupe Ahwach Tamanart a-t-elle été créée ?

Nous ne pouvons pas définir exactement une date. La création de notre  troupe du village remonte à  des générations. On doit dire que c'est un patrimoine, un legs, hérité de nos aïeuls. Et, qui est , ainsi, transmis de génération en génération. Autrement dit, c'est une école communale du village où tout un chacun peut passer pour apprendre l'art de l'Ahwach et de la poésie chantée (Tandamt). Si dans certaines régions, Ahwach est encore perçu comme un domaine exclusif des initiés, chez nous, c'est une institution ouverte à tous. Un atelier de formation continue. Où les enfants dansent, chantent, jouent de Tallount, à côté de leurs parents. Sans gêne aucune. C'est ainsi que Ahwach Tamanart a donné naissance à d'excellents Indamnes (poètes) et manipulateurs de Tallount.

L'Ahwach dans la région de Tamanart, a été, à l'époque de la  colonisation, un vecteur de messages et un moyen de mobilisation des masses pour s'engager dans le mouvement de lutte pour l'indépendance?

Exact. La région de Tamanart a été inaccessible pendant longtemps aux troupes françaises qui ont réussi à envahir les autres contrées limitrophes. En raison de la forte résistance armée des habitants organisés sous la houlette du militant feu Lcaîd Outmanart. Qui, pour ne pas se rendre, a préféré se donner la mort. Donc, ce n'est qu'après sa mort que les Français ont pu pénétrer à Tamanart. Les habitants  ont difficilement accepté la défaite. Ahwach a joué un rôle mobilisateur et de sensibilisation des habitants à la nécessité de l'action armée pour recouvrer l'indépendance et la dignité. L'Abaraze était devenu à l'époque un lieu de contestation et de désobéissance au régime des envahisseurs. Il a servi, par ailleurs, de prétexte pour rassembler les masses et faire passer des messages   codés permettant la communication d’informations secrètes entre les militants. Beaucoup des Imdiazenes se sont illustrés à l'époque dans cet art. C'est dire qu'ils ont rendu de grands services au  mouvement national. 


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