Edmond Amran El Maleh

Un grand maître de l’écriture


Par Meloudi Belmir
Vendredi 12 Avril 2019

Né au Maroc d’une  famille juive marocaine, dont il possède deux qualités dominantes : respect et honnêteté, il est doté d’une vive intelligence et d’une grande résistance au travail. La profonde culture, l’érudition française, les connaissances littéraires, le talent de l’écrivain, l’amour de l’identité marocaine, l’amour de la musique et de la peinture, la tendance à la réflexion, donnaient à son cerveau le goût et le plaisir de l’envolée dans l’expression et l’écriture. 
El Maleh est un écrivain intégré dans son temps, porteur des contradictions qui marquent le XXe siècle. Homme de lettres avant tout, francophone et patriote à la fois. Juif et marocain convaincu, cet homme de paix, comme on l’appelait, est aussi un missionnaire de la culture marocaine. Militant plus qu’activiste, il se cherche. Ses choix se font pourtant très tôt : il penche vers la gauche. Lorsque viendront le doute et le décentrement, lors de la déroute de la gauche marocaine, ce choix de jeunesse lui semblera avoir été dicté par la raison du siècle.
Comment cet écrivain peut-il être grand à la fois par son talent, par son esprit et par sa conscience ? Certes, ses dons intellectuels furent considérables : mémoire fabuleuse, facilité d’écriture incomparable. Son style, son âme, son élégance, tout faisait de lui l’écrivain le plus lu dans le monde. Toute sa pensée s’exprime dans ses romans et ses articles de journaux et de revues. Donner du corps à ses idées et à ses sentiments, par  la plume, était pour lui un véritable souhait.
Depuis des années, El Maleh a donné des œuvres d’un style soigné, parmi lesquelles nous signalons les plus réputées : (Parcours immobile) ; (Mille ans, un jour) ; (Le retour d’Abou El Haki) ; (La malle de Sidi Maàchou) ; (Le café bleu) ; (Une femme, une mère) ; (Lettres à moi-même), etc. Ses ouvrages sont presque tous consacrés à la vie des Marocains. L’auteur la décrit en témoin ou plutôt en architecte qui dresse l’état des lieux. Il déplore la perte des valeurs éthiques dans la société actuelle et l’abandon des traditions au profit de la modernité. 
Tout le monde connaissait ses œuvres, car El Maleh était un écrivain très lu. Par sa vie, son œuvre, son tempérament, El Maleh représentait idéalement le génie marocain. L’histoire de la culture romanesque vient de confirmer cette vérité absolue : seules les œuvres qui incarnent avec profondeur et audace les phénomènes de la vie d’un peuple, qui reflètent sa mémoire et sa présence, laissent leurs empreintes dans la mémoire des lecteurs.
Tout, chez cet homme naturel, était original. Pas seulement ce qu’il pensait et la façon dont il l’exprimait ; mais aussi la façon dont il le disait d’une révérence profonde. Tel est le tempérament qui donnait naissance aux idées qu’il avait sur les hommes. Tout ce qui est humain le captivait ; sur tout paysage humain, il s’était fait une opinion, et toujours cette opinion s’accordait avec la réalité. Dans ses jugements sur les hommes, il était aimable, mais résolu, et lorsqu’il parlait d’une façon dure d’un détracteur, il devenait l’élément viril et batailleur que l’âge avait atténué. Mais, face aux problèmes, il prenait une attitude interrogative, indécise et investigatrice.
C’est dans le bien-être de l’âme, tel qu’on le trouve sans doute chez la plupart des juifs marocains. El Maleh avait l’air d’un juif marocain, aimable, ayant tiré un trait sous sa vie ne désirant rien ; cette qualité grandiose l’arracha à bien des rêves ambitieux. Chez lui, il n’avait le culte que d’une chose : l’œuvre accomplie, l’effort fourni. Ni le rang, ni l’argent ne comptaient. Ainsi, il reçut de profondes impressions des lecteurs, qui devinrent déterminantes pour sa vie.
Comme on le sait, El Maleh était Marocain pur et dur. Cette marocanité, montre sans doute de la manière la plus éclatante à quel point il aimait le Maroc, Il aimait son histoire et sa culture, il admirait le génie des Marocains et leur hardiesse, sentait le caractère grandiose des transformations qui se produisaient alors dans ce pays, mais avait une opinion de l’atmosphère politique et morale qui les entourait. Cet amour pour le Maroc se transformera au fil des années en attachement, pour finir en identification.  
Le caractère de chaque peuple, disait El Maleh, se forme sous certaines conditions historiques et culturelles. Au Maroc, les Marocains sont habitués à des liens sociaux solides, sont contraints de vivre selon un processus historique de la modernité et la possibilité de  la liberté. Mais pour que cette modernité s’ancre dans les habitudes, et de là dans les mœurs, il faut du temps : « Travaillant dans les profondeurs, sapant les digues du refoulement et n’attendant que l’heure pour éclater au grand jour ».
On notera que l’œuvre de cet écrivain, dans sa manière de traiter les faits sociaux ne s’opposait pas à ce qu’il exprimait et pensait. Dans ses ouvrages, même dans son fameux récit épistolaire « Lettres à moi-même », il ne cacha pas au lecteur ce qu’il avait appris au cours de sa vie des choses de la vie. Il voulait s’imprégner d’une vérité générale, et non pas anecdotique ; il cherche à peindre des types, et non des individus. Il est fatal que tout ce qu’il écrit soit nourri de son expérience, et que tous ses portraits contiennent des traits réels empruntés à tel ou à tel être qu’il a connu.
Dès ses premiers essais se manifestaient ceux des aspects du talent qui l’ont défini par la suite en tant qu’écrivain. C’est l’imagination romanesque, c’est le dynamisme né de l’expérience.  C’est, enfin, le caractère romanesque de son écriture. L’écriture d’El Maleh est marquée par ces traits d’un sentiment humain et de cette foi puissante en l’homme, le bien, et la justice : «Et toujours de la même lancée, dans le même ordre de configuration : écrire ! c’est d’abord la possibilité matérielle de le faire,  pas seulement avoir à sa disposition papier et stylo et autre moyen, mais surtout vaincre la rébellion de la main, le refus du corps qui brouille le tracé et menace de l’anéantir dans l’illisible».
L’écriture a produit sur El Maleh l’impression qu’il laisse aux esprits bornés qui ne voient pas en écriture un art authentique, n’y décèlent pas de vrais sentiments. Il a acquis la conviction que l’écriture est un art expressif, plein de profondeur, beau et ennoblissant, qui éveille des sentiments généreux. Son ouvrage « Lettres à moi-même » il l’a écrit pour témoigner d’un exilé, un Marocain candide et fruste, perdu et émerveillé face à cette découverte d’un nouveau monde, mais ce serait d’un exotisme de pacotille. Ce qui lui tenait le plus à cœur, c’est le généreux élan de ce Marocain, son exploit au nom de la liberté des opprimés : « Il aurait eu un passé politique passablement agité, mais on voit mal comment cet adolescent souffreteux, rêveur, et imaginatif à l’en croire, aurait pu devenir un révolutionnaire professionnel selon la formule et le désir naïf consigné sur une page de cahier en guise de journal. Mais enfin, c’était l’ère du grand mythe». 
El Maleh ne s’est jamais senti comme un écrivain en tournée qui s’isole et écrit. Il s’efforce toujours de voir un maximum de choses, d’entrer dans la vie des gens, de l’endroit où il se trouve. Il a toujours envie de connaître et d’apprécier la sincérité des gens envers la réalité, leur fierté pour leur histoire et leur culture, leur joie devant leurs succès et leur peine devant leurs malchances. Ce sont des valeurs authentiques. Ce n’est qu’en possédant ces qualités qu’un maître de talent peut devenir un véritable écrivain.
Ce qui nous intéresse dans l’œuvre d’El Maleh, c’est le point de vue critique sur le devenir de la société marocaine. Il ne fait pas de critique subjective, ne sépare pas l’écriture de la vie. Il cherche où mènent dans la pratique, les tendances sociales qu’il décrit, il sonne l’alarme quand elles lui paraissent mettre en danger la liberté et la fraternité ou craindre un retour de l’obscurantisme qu’il hait. Sa critique est ainsi militante : «Constat ou aveu peu importe, cela révèle une situation éminemment complexe». 
Toute écriture implique une expérience. Mais on dirait que les ouvrages d’El Maleh sont des expérimentations, c’est-à-dire des manières de varier, la plume à la main, son expérience personnelle. Au centre de chacun de ses ouvrages, il y a un personnage qui ressemble plus ou moins à El Maleh, mais qui se développe dans un autre milieu, suit une autre ligne de circonstances. Son roman a pour but la l’identité sociale de son personnage, le milieu dans lequel il vit, et le moment, soit la chronique, dans laquelle il est pris. 
Romans, brillants essais sur le Maroc : le talent d’El Maleh est multiforme. Partout, le même bonheur d’écrire, la même intelligence aiguë. On ne reconnaît pas El Maleh à une technique, ni peut-être à un style, mais à une certaine manière d’être présent dans les histoires qu’il raconte, à une curiosité patiente qui a recours aux moyens d’investigation les plus divers. Qu’il raconte l’histoire d’Isso Imozoghen, un  berbère, originaire d’une tribu au Sud de l’Atlas, qu’il se promène dans les rues de Paris, El Maleh est le même homme : il cherche à comprendre et, parce qu’il est écrivain, de chacune de sa découverte il fait un personnage. 
Entre tous les écrivains marocains d’hier et d’aujourd’hui, El Maleh nous frappe par l’évidence de sa pensée, la qualité littéraire de son écrit et la limpidité de son style. Contrairement à ces écrivains, El Maleh, dans ses écrits, tend toujours à réconcilier la terre, l’histoire et l’homme. Ecrivain de l’événement investi jusqu’à ses racines lointaines et du passé ressaisi dans sa progression vers notre présent : « On sait bien que l’événement en soi importe peu et que tout l’intérêt dans la manière de le relater. Autrement dit, ce qui prime avant tout, c’est la valeur, la qualité littéraire du texte ».
Il exerce l’écriture comme une fonction sérieuse. C’est pourquoi, au départ, comme les meilleurs écrivains d’après l’indépendance, il refuse que l’écriture soit un divertissement dans un monde de conventions où nous déléguons nos rêves. Par ce refus, il entend la dégager de la médiocrité et la mystification : « Nous voici donc confronté de plein fouet avec la mort du récit  et par suite l’imposture de ceux qui, se parant de ses vertus, prétendent continuer la même veine. La mort du récit, car l’expérience qui en est l’âme, la source où tous les narrateurs ont puisé cette expérience est tombée au degré zéro avec le cours du temps ».
El Maleh a toutes les qualités intellectuels requises ; grande culture (il parle le français, l’arabe, l’amazigh et en connait les littératures), immense mémoire, volonté opiniâtre, patience inébranlable, dans le calme et la maîtrise de soi, imagination poétique alliée à un sens de la simplification des termes et sensibilité beaucoup plus vive qu’en apparence. Cette profonde culture, cette érudition juive et arabe, ces connaissances littéraires et le talent donnaient à El Maleh le plaisir de l’envolée dans l’art de l’écriture.
De profondes attaches idéologiques reliaient El Maleh à la gauche. Très jeune, il se considérait comme un intellectuel de gauche. L’attrait d’El Maleh pour le communisme ne signifie en aucune façon qu’il eut honte d’être un homme de gauche. Face à la dérive droitière de la gauche, qu’il méprisait, il s’est toujours conduit en grand militant. Dans le milieu politique qui fut le sien au début de sa carrière politique, comme dans le milieu littéraire où il vécut plus tard : « Maintenant voici le secrétaire du PC qui monte à la tribune pour le discours d’usage, palimpseste de plus d’une page retraçant les avatars de la gauche. Il n’est pas possible de mettre au jour le texte premier que cette écriture de circonstance venait recouvrir sous forme d’hommage officiel et amical tout à la fois. Je ne sais si j’étais seul ou non pour savoir ce qu’il en était, ayant en mémoire ce qui s’est joué à l’échelle d’un grand drame de l’histoire quand tout immense idéal se mue en mythe et amorce son déclin, son effondrement».
Deux noms ont mérité de survivre littérairement : Edmond Amran El Maleh et, Ahmed Sefrioui, soit un narrateur et un conteur. Au contraire de Sefrioui, El Maleh ne devint écrivain qu’après un âge avancé. On se rend compte en le lisant qu’il est entré dans la vie littéraire par la grande porte. C’est surtout par l’immense influence de ses écrits qu’El Maleh marque sa présence. Il a fourni une conscience, une vision et un style. Depuis un demi-siècle, ses œuvres ne cessent de trouver un public ; ils restent les grands ouvrages de la littérature marocaine. Enfin, il a représenté avec Ahmed Sefrioui une génération qui a cru au plein avenir de la littérature marocaine.
Comme le temps passe et se hâte ! L’inoubliable Edmond Amran El Maleh nous a quittés voici de longues années déjà. Et pourtant toutes ces années riches en événements n’ont pas estompé l’image de ce grand écrivain, de cet homme aux rares qualités morales. Il vit dans notre mémoire. Bien plus, avec le temps nous sentons avec toujours plus de force le souffle de son écriture sage et merveilleuse, découvrons en elle avec émotion des profondeurs secrètes que nous ne remarquions peut-être pas auparavant.
Des drames qu’il rencontre dans sa mission d’écrivain, El Maleh tire une leçon majeure et finalement optimiste : «Ainsi la signification du roman ne tient pas à ce qu’il nous présenterait sur un monde instructif, le destin d’un étranger, mais à ce que ce destin même, de par la flamme qui le consume, éveille en nous une chaleur que nous ne saurions jamais puiser dans  notre propre destin». Le destin lui semble toujours optimiste. Et les hommes sont meilleurs.
L’héritage de cet écrivain est immense : nombreuses œuvres romanesques et brillants essais critiques, archives, notes, lettres. Sa vie et son activité littéraire sont inséparables de toute l’histoire de la littérature marocaine. Ecrivain de talent, humaniste, personnalité publique, il incarnait le type de l’écrivain marocain vivant la vie de son peuple, de son pays, de son temps.
Edmond Amran El Maleh est mort depuis dix ans, et le cours de l’histoire offrant d’autres prétextes, son œuvre perd pourtant peu à peu de son actualité, cédant la place à la médiocrité ambiante. On peut regretter que, dans les dernières années de sa vie, il avait dédaigné celle-ci : «Je m’arrête là, je ne veux pas en dire davantage, car déjà je m’ennuie à le faire et je crains de ne pas être le seul à éprouver ce sentiment».
 


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