Edgar Morin. Enseigner à vivre


Najib Allioui
Jeudi 9 Janvier 2025

Edgar Morin. Enseigner à vivre
Publié en 2020 aux éditions ACTES SUD et sous-titré « Manifeste pour changer l’éducation », Enseigner à vivre est un « bon » livre à lire, « bon » car son auteur est très sensible, attentif aux défis qu’affronte l’humanité, et, à le suivre, seule une éducation libre étant à même de la sauver des erreurs dont l’homme lui-même est responsable.

En effet, le titre est déjà profond, car il ne s’agit pas cette fois-ci d’enseigner par exemple à l’intelligence du calcul et de la pensée, mais simplement à vivre ; et, peut-être, et c’est cela qui paraît être subtil dans la pensée qu’Edgar Morin souhaite transmettre à travers son ouvrage, fallait-il enseigner la passion pour la vie de manière à chercher à ne jamais l’abandonner. Aimer tellement la vie qu’on s’y accroche de toutes ses forces !

Ce livre, apparemment simple, est en réalité très politique, nous voudrions dire, éthique, au sens véritable du terme, car le politique ne se dissocie pas à nos yeux de l’éthique. A la fin de cet ouvrage, il y a un constat auquel nous n’avons pas échappé, à savoir qu’il y a derrière les lignes de l’auteur, cette amertume et cette déception à l’égard d’une actualité si brûlante, attestant de la faiblesse de l’homme, ce dernier, toujours sadique et malheureux, ne réussit toujours pas à trouver un bon moyen de se faciliter la vie. Or c’est là où réside la beauté de cet ouvrage, nous avons là une des solutions des plus pratiques, c’est-à-dire des plus politiques : Enseigner à vivre.
Vivre, et non survivre, réclame un minimum de sagesse, une philosophie fidèle à la philosophie au sens littéral,  lorsqu’elle signifie « aimer la sagesse », sans se laisser trahir en se transformant en un « gagne-pain des professeurs de philosophie » (Hegel). 
Or donc, comment enseigner à vivre ? Ou, plutôt, et avant tout, qu’est-ce que vivre ?
Pour vivre et apprendre à vivre, nous faisons face à une « nécessité vitale », elle consiste à introduire dans l’école, et ce dès le primaire, « la connaissance de la connaissance », car « enseigner à vivre n’est pas seulement enseigner à lire, écrire, compter, ni seulement enseigner les connaissances basiques utiles de l’histoire, de la géographie, des sciences sociales, des sciences naturelles. Ce n’est pas se concentrer sur les savoirs quantitatifs ni privilégier les formations professionnelles spécialisées, c’est introduire une culture de base qui comporte la connaissance de la connaissance ».

Vivre, et non survivre, réclame un minimum de sagesse, une philosophie fidèle à la philosophie au sens littéral,  lorsqu’elle signifie «aimer la sagesse», sans se laisser trahir en se transformant en un «gagne-pain des professeurs de philosophie» (Hegel). 

D’autre part, la vie est possible par le mélange de la prose et de la poésie qui sont intimement liées. Tout ce qui est technique et matériel est prosaïque, c’est-à-dire nécessaire à la vie, indépassable, basique, quand bien même insupportable ; tout ce qui est à l’état second est poétique, c’est-à-dire la musique, le chant, la danse, l’amour, la jouissance, l’esthétique. Or l’une n’est possible que par l’autre, l’autre par l’une : « Mais il nous faut de la prose pour ressentir la poésie. Car si nous n’avions qu’une vie en permanence poétique, nous ne la sentirions plus ».

Enseigner à vivre, c’est aussi enseigner à faire face aux incertitudes, comme nous l’apprenons avec la science moderne révélant que la question du déterminisme scientifique est inexacte. La solution serait de changer les paradigmes de la connaissance scientifique, et ce par la voie d’une culture épistémologique. Reposant sur l’incertitude, la science moderne saurait comprendre que la rationalité n’est plus absolue, que l’induction et la déduction, certes fondatrices de la science classique, sont néanmoins limitées. C’est finalement le doute qui fonderait la science moderne, comme il a été déjà traité dans les théories du chaos. Hegel disait dans le même ordre d’idées : «Le scepticisme est l’énergie de l’esprit».

Edgar Morin ajoute ici en particulier qu’on doit douter du doute, car il se peut que «le doute incontrôlé et illimité se transforme en la certitude paranoïaque que tout est faux ou mensonger ». A dire vrai, le doute est à comprendre ici comme un chemin menant à « la part de mystère dans l’Univers ». Refusant cette dimension énigmatique, les théories scientifiques  pourraient se transformer en doctrines s’inscrivant en faux contre toute forme de changement.

Suite à quoi, « l’incertitude est inséparable du vivre », et le meilleur exemple que nous rappelle E. Morin, c’est la vie et la mort : « Toute naissance est incertaine et commence une vie dont aucune certitude ne sera donnée, sauf celle de sa mort, mais dont la date et la cause sont incertaines ». En ce sens, c’est l’incertitude et l’inattendu qu’on doit enseigner, lesquels s’accompagnent du risque et de l’accident. Plein de risques, inattendus, nous attendent. Ils se résument en général dans la menace de la technologie et de l’économie libérale à la biosphère. Et même le progrès qu’on croyait une loi certaine devient de plus en plus incertain. L’incertitude du progrès n’est pas sans avoir une relation étroite avec le futur imprédictible de l’humanité : « Risque et incertitude sont donc liés par  une dialectique  qui les renvoie sans cesse l’un à l’autre ».

Edgar Morin en termine enfin sur le « vivre » avec ceci :
« Il faut comprendre que toute décision est pari, ce qui au lieu  de donner une  certitude illusoire donne de la vigilance.
Il faut apprendre à naviguer dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitude.
Il  faudrait enseigner des principes de stratégie, qui permettent d’affronter les aléas, l’inattendu et l’incertain, et de  modifier leur développement, en vertu des informations acquises en cours de route.
On n’élimine pas l’incertitude, on négocie avec elle ».

Par Najib Allioui


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