De Hassan Al Banna à Abdelilah Benkirane

Les leaders islamistes ne manipulent pas les idées car ils n’en ont pas


Par Abdelkrim Nougaoui *
Jeudi 13 Août 2015

Il s’agit d’attitudes marquées surtout d’un mépris comportemental à l’égard des opposants, d’une arrogance verbale envers eux et une sourde oreille vis-à-vis des revendications syndicales. Un tel type de comportement est constaté aussi dans l’exercice du pouvoir chez le président turc, Recep Tayyip Erdogan. Idéologiquement, les deux responsables gouvernementaux puisent dans la même source, qui les fait nourrir de manque de respect pour leurs opposants en refusant en vrac toute critique et toute proposition comme s’ils étaient les seuls à détenir la vérité et que l’autre n’était que fossoyeur.
Il faut revenir à cette source idéologique semée de narcissisme et de négation de l’autre qu’est l’idéologie des Frères musulmans, qui a commencé par de simples slogans que même nos marchands ambulants ont appris par cœur. Il s’agit de slogans lancés par un jeune instituteur d’une vingtaine d’années, c'est-à-dire à peine sorti de l’adolescence : Hassan Al Banna. Il est le fondateur de la confrérie des Frères musulmans en 1928, alternative à un climat politique de détresse au sein des populations arabes : à la chute du califat ottoman en Turquie avec la proclamation par Atatürk de la république laïque d’une part, et la création d’une grande majorité de pays arabes sous le joug de la domination coloniale, d’autre part. Devant une telle situation, un jeune instituteur exerçant dans la ville d’Al Ismaïlia s’est réuni avec six personnes et ont créé ensemble la Jamaâ (confrérie) sans la moindre hésitation.
A vingt ans, on n’a pas encore la maturité d’esprit nécessaire pour analyser et construire un projet ou un programme de société, mais cela peut être compensé par un discours enflammant les sentiments des foules. La population égyptienne avait besoin de quelqu’un qui soigne ses blessures, ne serait-ce que par la force du verbe. C’est bien cette machine du verbe que H. Al Banna a su manier pour donner de la tonalité à cette organisation montante ayant commencé avec un modeste siège dans la ville de création, qui va passer à un autre plus important au Caire cinq ans après. Sa propagande a bénéficié surtout du manque d’analyse objective, de la dépendance d’esprit qui règne au sein de l’individu et de la société arabe de façon générale et surtout de la soumission à des dogmes d’un patrimoine socioculturel comme terreau à laisser pousser toute sorte de mauvaises herbes.    
L’année 1928 est synonyme pour certains adeptes de la physique moderne, du parachèvement d’une nouvelle physique en pleine gestation qui est la physique quantique. En effet, c’est au cours de cette année que les deux physiciens Davisson et Germer ont réussi l’expérience de la diffraction des électrons, et que ce phénomène de diffraction n’est pas une propriété unique de la lumière découvert par Grimaldi en 1663 ou des rayons X de M. Van Laue en 1913, mais c’est aussi une propriété de particules avec une masse. C’est la confirmation irréfutable du principe de la dualité onde-corpuscule que nos étudiants de licences scientifiques assimilent parfaitement. Voilà une partie de l’humanité qui va au fin fond de la matière pour scruter ses propriétés tous azimuts, et voici une autre qui est la nôtre, qui va tenter de courber la trajectoire de l’histoire en la ramenant à la phase de départ. L’idéologue des Frères Musulmans des années 1950-1960, Sayed Kotb a bien décrit cette courbure dans son œuvre Maâlim Fi Attarik (Jalons sur la route) en allant même jusqu’à traiter toutes les réalisations scientifiques, technique et culturelles de l’humanité de mécréance et de la Jahilya du XXème siècle, quel décalage ! Malheureusement cette œuvre est devenue le livre de chevet de tous les cadres-intellectuels des mouvements islamistes y compris ceux d’Al Isslah Oua Attawhid, le bras de la prédication du PJD. Ils ne peuvent rien faire et rien dire sans se référer au contenu de ce livre. L’objet de cet article n’est évidemment pas ce livre, mais les slogans émis par le fondateur du mouvement des Frères musulmans, H. Al Banna.
Nous donnons ci-dessous un ensemble de slogans qu’on peut qualifier de textes fondateurs de l’intitulé : Moudhakkirat Addaâoua oua Addaiîya que nous pouvons traduire par : Mémoires pour la prédication et le prédicateur, qui remet la courbe de l’histoire à zéro, en s’orientant vers un fondamentalisme rigoureux. La force de l’autorité, le volontarisme, la simplicité des contenus (on ne peut faire mieux à vingt ans) n’ont pu avoir de suite que grâce à l’art de manipuler les foules, ce qui est un gage et un dénominateur communs de tous les leaders islamistes : on ne manipule pas les idées car on n’en a pas mais les foules en attisant leurs sentiments. Voici donc quelques slogans prélevés de ces Moudhakkirat.
«Je crois que toute chose revient à Dieu, que notre maître Mohammad, que la bénédiction de Dieu soit sur lui…, je m’engage à m’appliquer à moi-même une partie du noble Coran, à m’en tenir à la Sunna purifiante, et à étudier la vie du Prophète et l’histoire de ses nobles disciples …».
« …Je crois que le musulman est responsable de sa famille, qu’il est de son devoir d’en préserver la santé, les croyances et les mœurs ; je m’engage à faire tout mon possible dans ce sens ; à insuffler les enseignements de l’islam aux membres de ma famille, à ne pas mettre mes fils dans n’importe quelle école qui n’enseignerait pas leurs croyances et leur morale, à boycotter tous les journaux, publications, livres, organisations, groupes et clubs qui s’opposent aux enseignements de l’islam».
Je crois que le musulman a pour devoir de faire revivre la gloire de l’islam en restaurant sa législation (la Chariaâ et la Khilafa) ; je crois que le drapeau de l’islam doit dominer l’humanité et que le devoir de tout musulman consiste à éduquer le monde selon les règles de l’islam ; je m’engage à lutter tant que je vivrai, pour réaliser cette mission, et à lui sacrifier tout ce que je possède ».
«Je crois que le secret du retard des musulmans réside dans leur éloignement de la religion, que la base de la réforme consistera à un retour aux enseignements de l’islam et ses jugements (c’est ce que nous avons appelé courber la trajectoire de l’histoire), que ceci est possible, si les musulmans œuvrent dans ce sens, et que la doctrine des Frères musulmans réalise cet objectif. Je m’engage à m’en tenir fermement, à rester loyal envers quiconque travaille pour eux, et à demeurer un soldat à leur service, voire à mourir pour eux» (on voit le caractère sanguinaire et guerrier de cette dernière phrase qu’on trouve dans les discours jihadistes actuels).  
La loi des Frères musulmans s’inspire de la règle même établie par le Prophète. Il n’est pas un seul mot, dans la foi des Frères musulmans, qui ne se fonde sur le Livre d’Allah, la Sunna de son Prophète et l’esprit de l’islam authentique : c’est une appropriation déclarée de l’islam par les Frères musulmans.
Ceux qui doutent des Frères musulmans, après que leur proposition a été ainsi rendue claire et malgré la pureté de leur foi, sont, soit ceux qui n’ont pas étudié l’islam d’une manière authentique qui les mette en mesure d’en assimiler l’esprit, d’en pénétrer les objectifs et les intentions; soit ceux qui possèdent un cœur malade et de mauvaise foi : c’est du takfir de l’autre qui n’adhère pas à ces slogans, et donc l’abolition de la diversité qui est une autre forme de fascisme.
....Les musulmans ne pourront réussir, aujourd’hui, qu’en suivant la même voie que notre Messager ... En effet, depuis que les nations orientales ont abandonné les enseignements de l’islam pour tenter de leur substituer d’autres qu’elles ont cru à même de réformer les sociétés, on les voit se débattre dans les sentiers de l’incertitude et subir l’amertume des échecs, payant cher le prix de cette déviation, dans leur dignité, leur morale, leur fierté et leur administration... Que les dirigeants de l’Orient se préoccupent donc de fortifier son âme, de lui restituer sa morale perdue, car telle est l’unique voie pour promouvoir une renaissance véritable ; et ils ne réussiront qu’en retournant à l’islam et en s’attachant à ses enseignements.
   .... Les événements politiques et sociaux ont creusé entre les musulmans et leur foi un fossé profond, les moyens employés par les ennemis de l’islam pour éloigner les musulmans de l’islam à notre époque sont efficaces, et les musulmans eux-mêmes font la guerre à leur religion, brisant leur épée de leur propre main, coopérant avec ceux qui démolissent leur religion, qui est le fondement même de leurs régimes et la base de leur force. Tout cela les Frères musulmans le savent... Ils n’ont jamais cru, quand ils ont décidé d’agir, que l’entreprise serait aisée mais, prévoyant les obstacles, ils s’y sont préparés et y ont préparé leurs biens.... Tout cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à l’action. Au contraire, les obstacles ne feront qu’intensifier notre énergie et les difficultés accélérer notre marche vers la lutte....
Ô Frères musulmans, la victoire appartient à la patience. Le salut et la récompense attendent les pieux.
Après toutes ces déclarations, Al Banna passe à l’action en prêchant  dans des lieux populaires, comme les cafés, et en exigeant le retour à la chariaâ et à la pratique religieuse. De ce contact direct avec les gens, il marque le véritable trait d’action des Frères musulmans. D’après lui, la formation des militants selon les enseignements de l’islam doit être accompagnée de formations pratiques de communication, c'est-à-dire mener à bien le discours pour manipuler les foules. Rien que lors de la première année, plus de soixante personnes ont été bien forgées pour en assurer la propagande. En 1948, le nombre d’adhérents atteint 2 millions.
L’action de Hassan Al Banna ne s’arrête pas uniquement à la propagande, mais tend à asseoir une plateforme économique pour assurer une indépendance dans les moyens d’action. Il fonde des écoles, des associations caritatives, des bibliothèques comme centres de savoir et des entreprises.  
En plus de ces actions civiles, Al Banna crée la branche armée des Frères musulmans dont la responsabilité est attribuée à un proche collaborateur Assindi, qui va s’engager dans  des actions meurtrières surtout après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les actions les plus spectaculaires sont l’assassinat du Premier ministre égyptien Mahmoud Annakrachi en 1948 par un jeune militant des Frères musulmans et d’un juge la même année sur ordre d’Al Banna. Suite à ces actions, la confrérie est officiellement dissoute le 8 décembre 1948, mais Al Banna a choisi l’entente avec le nouveau gouvernement en réprouvant tous les actes de violence commis; la loi de la Taquia oblige mais c’était trop tard !
En février 1949, Al Banna s’est rendu avec un collaborateur pour la rencontre d’un émissaire du Roi Farouk afin de trouver une solution politique. Dans le lieu du rendez-vous, il n’y avait pas d’émissaire, et en le quittant, ils ont trouvé en face d’eux deux hommes armés tirant sur eux, les tuant sur le champ. Son gendre Saïd Ramadan (le grand-père de Tarik Ramadan) poursuit son projet panislamiste que nous vivons actuellement avec le PJD au pouvoir. Il faut dire que Tarik Ramadan garde bien l’héritage de son grand-père, pour se comporter comme le fer de lance de la propagande idéologique des Frères musulmans, qui profite de toutes les failles de la démocratie occidentale pour mener un double langage et parfois même un triple langage.  
Même Nasser a subi leur violence. Son assassinat commandité par les Frères musulmans a été évité de justesse dans l’événement connu sous le nom d’Al Manchia. Ce qui a conduit les chefs des Frères musulmans y compris Sayed Kotb à la pendaison en 1965. Après ces exécutions, il y a eu la guerre des six jours de 1967, qui a fini par la défaite sanglante des pays arabes face à Israël, et certains esprits prétentieux ont estimé que cette défaite n’est que vengeance et punition d’Allah de Nasser pour l’exécution des leaders des Frères musulmans, quel miracle! Pour Al-Sissi, on attend le même genre de punition qui, à notre connaissance, n’a pas encore eu lieu, mais il y a la récompense d’un second canal de Suez qui fera le bonheur des Egyptiens grâce à la création d’un million d’emplois. Que la jeunesse du PJD continue à faire signe des quatre doigts en référence aux victimes de la mosquée de Rabiâa Al Aâdaouya, mais l’Egypte s’est lancée dans la politique des grands chantiers.        
Les textes d’Al Banna ont commencé  sous forme de simples slogans pour finir en discours survolant l’espace et le temps. C’est un discours qui est repris par tous les orateurs, les imams des mosquées d’obédience Frères musulmans au point de devenir un discours stéréotypé et repris à satiété. C’est un discours que certains de nos marchands ambulants ont appris par cœur sans se faire une idée sur son origine et dans quelles circonstances il a été prononcé. Le PJD en tire profit certainement et tous les autres mouvements islamistes, qui tentent de garder ces textes en guise de dogmes qui pérennisent l’islamisation de la société entreprise dans notre pays depuis plus de deux décennies. Cette idéologie est considérée comme un sursaut islamique qui, en fait, n’est qu’un refrain d’une fausse note qui va montrer ses limites à l’épreuve du pouvoir.                              

 * Enseignant-chercheur
Membre du Bureau administratif de la Fondation  Machroue


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