Un patrimoine retrouvé
-
Meknès: remise d'un lot d'équipements et de chaises roulantes au profit de personnes à besoins spécifiques
-
SOS Villages d'Enfants Maroc organise une soirée caritative mercredi prochain à Casablanca
-
La Rencontre régionale des villes créatives de l'UNESCO à Tétouan
-
Fès: Des chercheurs veulent combler le fossé entre recherche et pratiques managériales
-
L’autonomisation économique des femmes au centre d’une rencontre régionale à Casablanca
Le couloir axial
L’empreinte mémoriale
Jusqu’aux années 1970, le Boulevard, comme on disait si bien, était un lieu doté d’une intense vie sociale. Avec son marché, ses bars et ses cafés, ses cinémas et ses dancings, ses magasins et ses hôtels ainsi que ses aires de repos, il n’avait rien à envier à Beyrouth ou à Alger de l’époque. Il était certes réservé à une élite du négoce, des affaires et de l’administration, Français, Pieds-Noirs mais aussi, très vite, autochtones : les El Glaoui, Tazi, Assayag, Bendehan et autres Benjelloun comme en attestent les immeubles dont ils avaient fait commande. Jadis, des âmes aigries prônèrent l’effacement pur et simple de cette “hideuse trace coloniale”. Heureusement personne n’a cautionné l’obscure aventure. Et depuis longtemps, ce legs précieux est entre nos mains. La conservation de ce don et de cet immense patrimoine est une question de mémoire et de repères, de continuité et de survie. N’était la faculté humaine de conserver et de sauver, la vie ne serait plus que dilapidation, gaspillage, dévastation et oubli. Aucune ville au monde n’a été téméraire au point d’effacer son patrimoine pour sombrer dans les méandres d’une amnésie sans repères. Séville, Cordoue, Grenade ont jalousement conservé ce qui vient de nous. Mexico, Santiago, La Havane risquaient l’hémiplégie, n’était la conservation du patrimoine néo-baroque hispanique.
Ces monuments juchés de chaque côté de l’emblématique boulevard ainsi que sur les rues et places adjacentes, là devant nos yeux soudain dessillés, ne sont en rien des champignons sauvages éparpillés au gré du hasard sur des terrains vagues. Ils sont enracinés dans un sol et nimbés de mémoire. Ils évoquent des événements, heureux ou malheureux, des figures, altières et généreuses, des manières de voir et de rendre visible, une certaine façon d’aimer et de servir Casablanca, de l’embellir et d’en faire peut-être une œuvre parlante, de la rendre habitable, viable et donc pleinement humaine. En voici quelques-uns, rappelés pêle-mêle comme des exemples vivants : l’immeuble du groupe de presse le Matin du Sahara, ancien Maroc Soir, La Vigie et autre Petit Marocain (style néo-mauresque); l’immeuble de la Compagnie maritime transatlantique (architecte Edmond Gourdain, 1929), le Marché central et son entrée inspirée de l’architecture arabo-andalouse, l’Immeuble Moret sis au 308 du Bd Mohammed V qui exhibe une des plus belles et emblématiques coupoles de la ville (architecte Hyppolite Delaporte, 1932), l’Immeuble El Glaoui et son fameux passage, l’Immeuble Villa Paquet, sur la place hyponyme dont les façades épurées de style Esprit nouveau s’inspirent des formes paquebot pour faire signe à l’encrage maritime de Casablanca (architecte Jacques Gouyon, 1952)… Devenu artère piétonnière, grâce au tramway qui a libéré l’espace de la main-mise automobile, le Boulevard est déjà réhabilité et redevient séduisant. Un signe qui ne trompe jamais : les terrasses des cafés retrouvent leur allure d’avant.
Que l’on aborde le boulevard Mohammed V du côté centre (place des Nations unies) ou du côté sud (place Prince Sidi Mohammed, siège de la gare Casa-Voyageurs), notre entrée commence et s’achève par un vide au sens architectural (deux places à chaque bout). Le plein, marqué par l’enchaînement des bâtis, est lui-même ponctué par l’irruption heureuse d’un ensemble de vides réservés à des places publiques : place al-Yassir, Place Général Patton, place Aknoul (ancienne Guynemer), place Paquet (ancienne Georges Mercié). Ces places sont autant de stations ou d’arrêts qui invitent le piéton ou le voyageur du tramway à marquer une ou plutôt des pauses pour contempler, à partir de l’espace vide qu’offre la place, la plénitude signifiante d’une architecture parlante qui enserre et embellit ce lieu. La place Paquet se présente alors comme un enclos, tel un bijou dans son écrin. L’enchaînement spatial ainsi déplié fait que formes, façades et silhouettes des bâtis sont constamment au coeur du champ visuel quelle que soit la position ou le type de mobilité de celui qui regarde. Et plus encore depuis que le boulevard est réservé aux piétons et au tramway, le legs patrimonial nous fait signe à chaque instant. Cette façon de voir et de rendre visible doit beaucoup à l’urbanisme de régularisation cher à Prost qui l’a lui-même hérité du Baron Hausmann. Cette façon de réguler et de structurer l’espace urbain repose sur une vision d’ensemble où les impératifs d’hygiène et de modernisation technique épousent harmonieusement des valeurs d’esthétique et d’embellissement. Ici le tramway devient un emblème qui pérennise d’une manière synthétique cette démarche au double niveau technique et esthétique.
Le souffle des lieux
Prenons congé un instant de l’étalement linéaire. Ayons une vision plus élargie qui englobe les deux côtés du corridor avec leurs artères animées (Emile Zola, Résistance, Diouri, Mohamed Smiha, Allal Ben Abdallah, Chaouia…). Derrière l’Hôtel Lincoln, promis à une majestueuse rénovation, apparaissent tour à tour le cinéma Rialto, la rue du Prince Moulay Abdallah, première rue piétonne à l’échelle de tout un pays et Derb Omar. Qui au Maroc, du fin fond de la campagne profonde aux villas cossues des hauteurs d’Anfa, de Marrakech ou de Fès, n’a-t-il pas entendu des étoffes raffinées aux plis soyeux qu’expose en exclusivité Derb Omar ? Aucun tailleur, moderne ou traditionnel, aucune femme élégante éprise de caftans fantasques, aucune maîtresse de maison quelque peu attachée à cette tradition séculaire du salon marocain. Derb Omar habille et embellit, rappelle à quiconque que la vie est là, à la portée des mains et des corps, là proche et palpitante, pour être vécue et célébrée comme une fête. Il souffle sur ces lieux une authenticité et une énergie qui aident à résister à la fadeur qui règne ailleurs. Le voisinage du Parc de la Ligue arabe, ancien Parc Lyautey, réalisé dès 1919 pour être le poumon de la ville, confère au centre historique une saveur paysagère unique matinée de quelques découvertes historiques impromptues comme ces vestiges d’une prison portugaise très bien conservée au cœur du Parc.
La place axiale et pérenne
Sur des photos prises vers la fin du XIXème siècle, l’actuelle place des Nations unies n’était qu’un vaste terrain vague semé de cailloux et d’herbes folles. Les quelques traces humaines visibles se réduisaient aux silhouettes presque spectrales de caravaniers venus de loin avec leurs dromadaires et leurs mules chargés de marchandises. Le tout saisi à l’ombre rassurante des murailles usées de la médina. Cet aspect humble et pittoresque est un indice de ce que l’inscription dans le flux moderne signifie et révèle. Rien que l’histoire de la toponymie de ce lieu emblématique de Casablanca résume ce que le basculement dans les temps modernes signifie.
Nommée place de l’Horloge au début du siècle dernier, elle est place de France avec le Protectorat, pour devenir aux premières heures de l’indépendance place des Nations unies. Cette place emblématique a été très tôt perçue comme un point de jonction entre la ville ancienne (médina) et la ville moderne naissante. Deux bâtiments marquants symbolisent la coexistence des deux modes de construire et d’habiter : la Tour de l’Horloge, côté médinal; l’immeuble BMCI-PARIBAS, côté ville européenne. Ce face-à-face n’aurait pas été possible si le lieu n’avait constitué, pour les aménageurs du Protectorat, une valeur axiale dans le tracement et l’aménagement de la grande métropole qu’on connaît de nos jours.
Prost la conçoit dès le départ comme le Centre, l’axis mundi, le point de transit central entre les quatre zones cardinales de toute la structure urbaine casablancaise et la relie, dès 1915, aux deux «organes nourriciers» que sont le port et la gare. C’est dire à quel point la place des Nations unies rayonne sur la totalité urbaine tant au niveau de sa valeur spaciale que de sa structure architecturale. Commençons par sa valeur spaciale. A partir de la place des Nations unies, nous pouvons atteindre le sanctuaire de Sidi Belyout, le port, la gare de Casa Port et la Marina. Il suffit de suivre l’ancien boulevard du 4ème Zouaves, devenu un certain moment boulevard El-Hansali puis, de nos jours, boulevard Houphouët-Boigny. On peut rejoindre le nord de Casablanca en empruntant deux itinéraires : l’avenue des Forces Armées Royales et le boulevard Mohammed V. A partir de la place des Nations unies, l’ouverture vers le sud de Casablanca est assurée par l’avenue Hassan II, l’avenue Moulay El Hassan 1er ou le boulevard d’Anfa. On le voit bien, cette place joue un rôle crucial dans le désenclavement et le décloisonnement de Casablanca. Sa dimension architecturale est tout aussi grande. Cette place concentre à elle seule bien des fleurons architecturaux casablancais. Trois styles s’imposent d’emblée au regard : Art déco, Modern Style et néo-mauresque. De l’hôtel Excelsior, de l’immeuble BMCI, du Café de France ou du Hyatt Regency, il est possible de saisir d’un seul coup d’œil la valeur esthétique, économique et culturelle que revêt la place des Nations unies au fil des années. Place incontournable du paysage urbain casablancais, cette place va connaître un succès fulgurant auprès des habitants dès 1914 avec l’ouverture des magasins Paris-Maroc en 1914 et l’hôtel Excelsior en 1916. Ce succès ne sera jamais démenti…
Ce qui confère sens et puissance aux bâtiments et aux lieux, au-delà de leur valeur d’usage somme toute incontournable, c’est surtout leur valeur expressive. Pour Paul Valéry en effet : «Les uns sont muets, les autres parlent; et d’autres enfin, qui sont les plus rares, chantent» Chantent certes, mais enchantent aussi ! Et à vrai dire la redécouverte du familier boulevard crée un bel enchantement puisqu’ici tram de ville rime, comme dans une jôyeuse symphonie, avec trame urbaine. “L’écho répond à l’écho; tout se répercute”, écrivait très pertinemment le poète René Char.