Casablanca mon amour !

La métropole au fil du tramway

Décryptage


Par Mostafa Chebbak Professeur de philosophie et d'esthétique Ecrivain/Critique d'Art
Lundi 27 Juillet 2015

Un patrimoine retrouvé

 
 

Le couloir axial
Boulevard de la Gare hier, boulevard Mohammed V aujourd’hui. Une ligne continue, droite, pérenne, s’étalant sur presque un siècle. «Le Boulevard!», comme on le nommait, sans une fierté jubilatoire, encore dans les années soixante-dix du siècle passé. Abandonné hier, le voici réhabilité aujourd’hui grâce à ce couloir de modernité qu’est le tramway. Tout ici est axial et l’axialité se manifeste dans le primat accordé aux suites spatiales. L’architecture devient ainsi une pure représentation. Elle ne se contente pas d’offrir à l’usager un bâti pour y habiter ou pour s’abriter. Par son ouverture sur l’espace extérieur qu’expriment ses façades stylisées et “artialisées”, l’architecture devient manifestation parlante et ostensible d’un style et d’un mode de vie où les formes visibles dessinent la silhouette de la ville permettant ainsi aux habitants et aux passants de se délecter de toute cette beauté.

L’empreinte mémoriale
 
Le Boulevard de la Gare (actuel Mohammed V) est né ex nihilo à l’orée du XXème siècle, du crayon et de la règle d’un urbaniste visionnaire, Henri Prost, coopté par un résident général, le Maréchal Lyautey, pour qui Casablanca était un défi de toute une vie. Il est à lui seul un résumé condensé de ce que le destin, le bon destin, a décidé en somme : une pléiade de bâtiments à la fois bien articulés et harmonieux, des façades structurées et bien tracées, signifiantes et chargées de mémoire. Peut-on aborder autrement ces bâtis, élancés et exubérants, malgré les séquelles du temps et la témérité désinvolte de quelques habitants…, peut-on les aborder autrement qu’avec cette immense et ineffable émotion qui nous étreint tout en nous rapprochant agréablement de ce qui nous fait et nous constitue, nous subjugue et nous traverse face à la fuite du temps? Pourtant, tout semble clair, comme l’est la lumière du jour qui nous inonde : cette «collection» de bâtiments, qui oscille entre un Art déco, espiègle et chatoyant, un modernisme, épuré et stylisant, et un néo-mauresque, mélancolique et saisissant, est au cœur de ce qui nous fonde et nous porte. Une relation d’homologie structurante existe donc entre spatialité et sociabilité. Plus les formes spatiales sont harmonieuses, mieux les pratiques sociales se portent au niveau de la circulation, du travail, du commerce, du loisir...  
Jusqu’aux années 1970, le Boulevard, comme on disait si bien, était un lieu doté d’une intense vie sociale. Avec son marché, ses bars et ses cafés, ses cinémas et ses dancings, ses magasins et ses hôtels ainsi que ses aires de repos, il n’avait rien à envier à Beyrouth ou à Alger de l’époque. Il était certes réservé à une élite du négoce, des affaires et de l’administration, Français, Pieds-Noirs mais aussi, très vite, autochtones : les El Glaoui, Tazi, Assayag, Bendehan et autres Benjelloun comme en attestent les immeubles dont ils avaient fait commande. Jadis, des âmes aigries prônèrent l’effacement pur et simple de cette “hideuse trace coloniale”. Heureusement personne n’a cautionné l’obscure aventure. Et depuis longtemps, ce legs précieux est entre nos mains. La conservation de ce don et de cet immense patrimoine est une question de mémoire et de repères, de continuité et de survie. N’était la faculté humaine de conserver et de sauver, la vie ne serait plus que dilapidation, gaspillage, dévastation et oubli. Aucune ville au monde n’a été téméraire au point d’effacer son patrimoine pour sombrer dans les méandres d’une amnésie sans repères. Séville, Cordoue, Grenade ont jalousement conservé ce qui vient de nous. Mexico, Santiago, La Havane risquaient l’hémiplégie, n’était la conservation du patrimoine néo-baroque hispanique. 
 
Des formes signifiantes
 
Ce legs précieux est donc là, érigé face à nous, comme en attente d’un simple signe et, si affinité, d’un regard attentionné, d’un cœur aimant, prêt à écouter ses complaintes et ses infinis espoirs. Là gît autre chose qu’il faut approcher avec aimance et délicatesse. Alors, sans attendre, suivons le fil, levons les yeux, apprenons à voir, soyons patients et prêtons l’oreille. Evoquons, le temps d’un passage de tram, ce que les façades disent et signifient, les figures historiques qu’elles incarnent et rappellent, les échos de ce mode de vie émaillé de joie et parfois de tourments qu’ils tiennent en latence. Prenons le temps d’admirer cet insoupçonnable héritage qui est venu vers nous, pensons un instant à ce à quoi nous devons demeurer fidèles et accueillants. 
Ces monuments juchés de chaque côté de l’emblématique boulevard ainsi que sur les rues et places adjacentes, là devant nos yeux soudain dessillés, ne sont en rien des champignons sauvages éparpillés au gré du hasard sur des terrains vagues. Ils sont enracinés dans un sol et nimbés de mémoire. Ils évoquent des événements, heureux ou malheureux, des figures, altières et généreuses, des manières de voir et de rendre visible, une certaine façon d’aimer et de servir Casablanca, de l’embellir et d’en faire peut-être une œuvre parlante, de la rendre habitable, viable et donc pleinement humaine. En voici quelques-uns, rappelés pêle-mêle comme des exemples vivants : l’immeuble du groupe de presse le Matin du Sahara, ancien Maroc Soir, La Vigie et autre Petit Marocain (style néo-mauresque); l’immeuble de la Compagnie maritime transatlantique (architecte Edmond Gourdain, 1929), le Marché central et son entrée inspirée de l’architecture arabo-andalouse, l’Immeuble Moret sis au 308 du Bd Mohammed V qui exhibe une des plus belles et emblématiques coupoles de la ville (architecte Hyppolite Delaporte, 1932), l’Immeuble El Glaoui et son fameux passage, l’Immeuble Villa Paquet, sur la place hyponyme dont les façades épurées de style Esprit nouveau s’inspirent des formes paquebot pour faire signe à l’encrage maritime de Casablanca (architecte Jacques Gouyon, 1952)… Devenu artère piétonnière, grâce au tramway qui a libéré l’espace de la main-mise automobile, le Boulevard est déjà réhabilité et redevient séduisant. Un signe qui ne trompe jamais : les terrasses des cafés retrouvent leur allure d’avant.
 
 

Des pleins et des vides

Que l’on aborde le boulevard Mohammed V du côté centre (place des Nations unies) ou du côté sud (place Prince Sidi Mohammed, siège de la gare Casa-Voyageurs), notre entrée commence et s’achève par un vide au sens architectural (deux places à chaque bout). Le plein, marqué par l’enchaînement des bâtis, est lui-même ponctué par l’irruption heureuse d’un ensemble de vides réservés à des places publiques : place al-Yassir, Place Général Patton, place Aknoul (ancienne Guynemer), place Paquet (ancienne Georges Mercié). Ces places sont autant de stations ou d’arrêts qui invitent le piéton ou le voyageur du tramway à marquer une ou plutôt des pauses pour contempler, à partir de l’espace vide qu’offre la place, la plénitude signifiante d’une architecture parlante qui enserre et embellit ce lieu. La place Paquet se présente alors comme un enclos, tel un bijou dans son écrin. L’enchaînement spatial ainsi déplié fait que formes, façades et silhouettes des bâtis sont constamment au coeur du champ visuel quelle que soit la position ou le type de mobilité de celui qui regarde. Et plus encore depuis que le boulevard est réservé aux piétons et au tramway, le legs patrimonial nous fait signe à chaque instant. Cette façon de voir et de rendre visible doit beaucoup à l’urbanisme de régularisation cher à Prost qui l’a lui-même hérité du Baron Hausmann. Cette façon de réguler et de structurer l’espace urbain repose sur une vision d’ensemble où les impératifs d’hygiène et de modernisation technique épousent harmonieusement des valeurs d’esthétique et d’embellissement. Ici le tramway devient un emblème qui pérennise d’une manière synthétique cette démarche au double niveau technique et esthétique.  

Le souffle des lieux

Prenons congé un instant de l’étalement linéaire. Ayons une vision plus élargie qui englobe les deux côtés du corridor avec leurs artères animées (Emile Zola, Résistance, Diouri, Mohamed Smiha, Allal Ben Abdallah, Chaouia…). Derrière l’Hôtel Lincoln, promis à une majestueuse rénovation, apparaissent tour à tour le cinéma Rialto, la rue du Prince Moulay Abdallah, première rue piétonne à l’échelle de tout un pays et Derb Omar. Qui au Maroc, du fin fond de la campagne profonde aux villas cossues des hauteurs d’Anfa, de Marrakech ou de Fès, n’a-t-il pas entendu des étoffes raffinées aux plis soyeux qu’expose en exclusivité Derb Omar ? Aucun tailleur, moderne ou traditionnel, aucune femme élégante éprise de caftans fantasques, aucune maîtresse de maison quelque peu attachée à cette tradition séculaire du salon marocain. Derb Omar habille et embellit, rappelle à quiconque que la vie est là, à la portée des mains et des corps, là proche et palpitante, pour être vécue et célébrée comme une fête. Il souffle sur ces lieux une authenticité et une énergie qui aident à résister à la fadeur qui règne ailleurs. Le voisinage du Parc de la Ligue arabe, ancien Parc Lyautey, réalisé dès 1919 pour être le poumon de la ville, confère au centre historique une saveur paysagère unique matinée de quelques découvertes historiques impromptues comme ces vestiges d’une prison portugaise très bien conservée au cœur du Parc. 

La place axiale et pérenne 

Sur des photos prises vers la fin du XIXème siècle, l’actuelle place des Nations unies n’était qu’un vaste terrain vague semé de cailloux et d’herbes folles. Les quelques traces humaines visibles se réduisaient aux silhouettes presque spectrales de caravaniers venus de loin avec leurs dromadaires et leurs mules chargés de marchandises. Le tout saisi à l’ombre rassurante des murailles usées de la médina. Cet aspect humble et pittoresque est un indice de ce que l’inscription dans le flux moderne signifie et révèle. Rien que l’histoire de la toponymie de ce lieu emblématique de Casablanca résume ce que le basculement dans les temps modernes signifie. 
Nommée place de l’Horloge au début du siècle dernier, elle est place de France avec le Protectorat, pour devenir aux premières heures de l’indépendance place des Nations unies. Cette place emblématique a été très tôt perçue comme un point de jonction entre la ville ancienne (médina) et la ville moderne naissante. Deux bâtiments marquants symbolisent la coexistence des deux modes de construire et d’habiter : la Tour de l’Horloge, côté médinal; l’immeuble BMCI-PARIBAS, côté ville européenne. Ce face-à-face n’aurait pas été possible si le lieu n’avait constitué, pour les aménageurs du Protectorat, une valeur axiale dans le tracement et l’aménagement de la grande métropole qu’on connaît de nos jours.  
Prost la conçoit dès le départ comme le Centre, l’axis mundi, le point de transit central entre les quatre zones cardinales de toute la structure urbaine casablancaise et la relie, dès 1915, aux deux «organes nourriciers» que sont le port et la gare. C’est dire à quel point la place des Nations unies rayonne sur la totalité urbaine tant au niveau de sa valeur spaciale que de sa structure architecturale. Commençons par sa valeur spaciale. A partir de la place des Nations unies, nous pouvons atteindre le sanctuaire de Sidi Belyout, le port, la gare de Casa Port et la Marina. Il suffit de suivre l’ancien boulevard du 4ème Zouaves, devenu un certain moment boulevard El-Hansali puis, de nos jours, boulevard Houphouët-Boigny. On peut rejoindre le nord de Casablanca en empruntant deux itinéraires : l’avenue des Forces Armées Royales et le boulevard Mohammed V. A partir de la place des Nations unies, l’ouverture vers le sud de Casablanca est assurée par l’avenue Hassan II, l’avenue Moulay El Hassan 1er ou le boulevard d’Anfa. On le voit bien, cette place joue un rôle crucial dans le désenclavement et le décloisonnement de Casablanca. Sa dimension architecturale est tout aussi grande. Cette place concentre à elle seule bien des fleurons architecturaux casablancais. Trois styles s’imposent d’emblée au regard : Art déco, Modern Style et néo-mauresque. De l’hôtel Excelsior, de l’immeuble BMCI, du Café de France ou du Hyatt Regency, il est possible de saisir d’un seul coup d’œil la valeur esthétique, économique et culturelle que revêt la place des Nations unies au fil des années. Place incontournable du paysage urbain casablancais, cette place va connaître un succès fulgurant auprès des habitants dès 1914 avec l’ouverture des magasins Paris-Maroc en 1914 et l’hôtel Excelsior en 1916. Ce succès ne sera jamais démenti… 
Ce qui confère sens et puissance aux bâtiments et aux lieux, au-delà de leur valeur d’usage somme toute incontournable, c’est surtout leur valeur expressive. Pour Paul Valéry en effet : «Les uns sont muets, les autres parlent; et d’autres enfin, qui sont les plus rares, chantent» Chantent certes, mais enchantent aussi ! Et à vrai dire la redécouverte du familier boulevard crée un bel enchantement puisqu’ici tram de ville rime, comme dans une jôyeuse symphonie, avec trame urbaine. “L’écho répond à l’écho; tout se répercute”, écrivait très pertinemment le poète René Char.


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