Abdellah Hariri : La métaphore du pluriel


Hassan Najmi Rabat, 26 Janvier 2016
Mercredi 2 Mars 2016

Certaines œuvres d’art peuvent être exposées à plusieurs reprises, sur différentes étapes et dans plusieurs galeries et salles, et se prêtent ainsi à des possibilités supplémentaires de nouvelles lectures à même d’en reconstruire le sens. Plus encore, elles deviennent effectivement dotées d’histoire due à la présence massive et l’existence plurielle.
C’est, sans doute, ce à quoi Hariri a pensé précisément en proposant (ou en exauçant une suggestion ou une invocation profonde), car il sait très bien que l’œuvre d’art, digne de ce nom, susceptible d’être qualifiée d’avant-gardiste, regorgeant de sens à force d’être exposée, ici et ailleurs, changeant ainsi de contexte, allant d’un pays à un autre, elle s’ouvre à une nouvelle lecture suivant l’angle de vue tributaire des vicissitudes historiques, politiques et culturelles, et répond, de facto, aux nouvelles transformations théoriques, intellectuelles et esthétiques, ainsi qu’au changement permanent des mécanismes de réception et du public intéressé et esthète.
Nous ne sommes pas sans savoir que l’œuvre d’art s’enrichit toujours des contextes et des circonstances qui l’entourent.  Les circonstances ne cessent, en effet, de changer.
Ainsi, alors que l’œuvre reste fidèle à elle-même, quant aux données physiques, la longueur, la largeur, le volume, l’apparence, la forme, la matière… son identité, elle, se métamorphose au même titre que le contexte, la circonstance et le lecteur.
L’œuvre est un être vivant. Elle ne s’arrête pas à son état initial, tel qu’elle a été conçue à la genèse dans une première exposition, devant son premier public. Elle jouit d’une identité ouverte à même de continuer l’interaction, l’enrichissement et les lectures divergentes. En d’autres termes, l’œuvre d’art ne se contente pas des données spécifiques qui figurent sur la carte d’identité personnelle, soit sa carte nationale ou son passeport, mais elle acquiert de nouveaux éléments de définition à chaque fois qu’elle débarque dans un autre pays ou se déplace à travers les géographies, les cultures et les civilisations, ou qu’elle s’engage dans les débats, les dialogues et les polémiques indéniablement ouverts.
C’est dans ce sens qu’un critique d’art et expert international dans l’organisation des expositions d’arts plastiques, Robert Nickas, a affirmé: «Toute tentative de descriptionmodifie l’œuvre », c’est-à-dire qu’elle lui procure des significations supplémentaires qui lui faisaient défaut auparavant ou qu’elle n’offrait pas à ses anciens lecteurs et regardeurs. Par conséquent, tout nouvel accès à l’œuvre d’art et toute pénétration différente, lui assignent nécessairement des modifications signifiantes. Nous savons, aujourd’hui, pourquoi et comment l’artiste peintre Abdellah Hariri s’est heurté- quand il est rentré d’Italie au milieu des années 70 et a exposé sa séried’œuvres noires- à un entourage théorique, critique et médiatique esthétiquement pauvre. Il s’est trouvé désarmé dans son choix avant-gardiste, artistique et culturel. Le public était, à ce moment-là, « révolutionnaire » sur les plans politique et idéologique, conservateur sur les plans culturel et artistique, et Hariri inaugurait sa véritable entrée dans la vie picturale marocaine, doté d’une formation esthétique et technique aguerrie, et d’une éducation visuelle sobre, et stimulé par l’instinct de liberté, de création et d’aventure.
En 1965, Abdellah Hariri faisait partie des étudiants de l’Ecole des Beaux-Arts de Casablanca qui avaient la chance de vivre l’expérience de « L’école de Casablanca », dans son sens culturel, pédagogique, esthétique et technique, dirigée à l’époque par feu Farid Belkahia, accompagné d’une élite composée de grands artistes et encadrants dont Mohamed Melehi, Mohamed Chebâa, Toni Maraini, Bert Flint, Niâmat Allah Boujibar et, ensuite, Hariri a décroché le prix du ministère de la Jeunesse et des Sports et est parti à Avignon en France, en quittant pour la première fois le Maroc, aspirant ainsi à plus de formation dans les domaines du décor et de la scénographie. Il est allé après à Paris faire des études de graphisme en se rendant aux ateliers de certains artistes français pour maîtriser davantage le dessin et la peinture.
En revenant au Maroc, il a collaboré avec feu Mohamed Chebâa dans les domaines de l’architecture intérieure, le design, la maquette et la réalisation technique. Il a également enrichi son répertoire par plusieurs participations dans des œuvres d’imprimerie, dans l’écriture des banderoles, la réalisation des affiches, les couvertures de livres et les logos. En un moment donné, il a préféré partir en Italie afin de découvrir un horizon nouveau en termes d’art, de présence esthétique aux galeries et dans les espaces publics. Des cours d’art et de création se passent quotidiennement, sans arrêt, en puisant infiniment dans les couleurs, les formes, les volumes, les scènes, les voix, les odeurs et les rythmes, et une connaissance large avec de grands artistes italiens. Mieux encore, il a eu la chance de rencontrer les grands génies de l’art dans le monde, en l’occurrence, le réalisateur Fellini, le cinéaste et poète Pier Paolo Pasolini, le grand photographe Man Ray, le grand romancier Aberto Moravia, la romancière Dacia Maraini, en plus de sa relation directe avec l’artiste Carla Accardi et les peintres Giuseppe Cappogrossi,Aberto Burri, Giulio Turcato, Nedda Guidi, Marisa et Mario Mertz, Mario Nigro, et le Grec Yannis Kounellis, Fagiolo, Filiberto Menna, et les grands critiques d’art dont Palma Bucarelli, Giovani Carandente, et le Français Pierre Restany, Achille Boneto Oliva, Boneto Liba et bien d’autres.
Hariri passera six mois en Pologne, à Lodz, en 1980, à approfondir son expérience dans les techniques d’imprimerie et de gravure (lithographie et sérigraphie). Il a également organisé une exposition de ses œuvres qui ont suscité un intérêt remarquable surtout de la part du doyen de l’Institut supérieur des Beaux-Arts.
Nous sommes amenés à mettre l’accent particulièrement sur un moment primordial de son itinéraire. Quand il est rentré de Rome, il a surpris tout le monde par son exposition avant-gardiste, celle où il a présenté ses carrés noirs ô combien fascinants (que nous revoyons aujourd’hui dans cette belle galerie). Ce jour-là, quelqu’un de l’assistance a plaisanté en disant : « Hariri est revenu de nouveau à l’ardoise ! », avant que d’autres artistes le rejoignent en s’essayant à la noirceur.
Il a été consolé, à ce moment-là, par feu Miloud Labied, avec sa bonté hors pair et sa sensibilité ouverte sur l’avenir, et deux artistes lui ont remonté le moral (dont un est critique d’art), à savoir Hassan Slaoui et Khalil Mrabet. Ces derniers étaient les seuls à avoir fait preuve de compréhension précoce, voire avancée, de l’enjeu de cette expérience et d’appréhension de la perspective qu’elle a ouverte dans le parcours des arts plastiques au Maroc.
En réalité, l’idée de la mise en œuvre des travaux noirs était présente dans l’esprit du jeune artiste plasticien quand il poursuivait ses études à l’Ecole des Beaux-Arts à Casablanca. Il se souvient du travail mené durant six mois uniquement sur le noir. C’était dans le but de s’apercevoir de la valeur esthétique, rythmique et équilibrée de cette couleur et de sa présence en tant que masse dans l’espace. Autrement dit, l’idée a vu le jour à Casablanca et, puis, elle a évolué et mûri le long du séjour italien.
Dans tous les cas, on ne doit pas réduire le parcours de Hariri uniquement à l’expérience des lettres, car il n’est pas calligraphe. Il est, toutefois, calé en termes de souplesse, d’expérimentalisme, de pratique et de diversité quant à ses choix, ses suggestions, ses styles et ses techniques, même s’il s’est toujours distingué par ses tendances vers une performance artistique minimaliste.
Bien que cette exposition célèbre essentiellement des travaux des années de « l’exil artistique volontaire » en France, en Italie et en Pologne, il ne s’agit pas d’une exposition rétrospective du parcours de Hariri, comme il peut sembler, mais c’est une exposition qui renouvelle l’œil marocain, les questions et la lecture. Elle nous fait revenir au premier carré dans un nouveau contexte, dans un nouveau cadre culturel et théorique, avec une nouvelle présentation que notre amie, Mouna Hassani, a préparée avec beaucoup de soin, dans l’enceinte de son élégante galerie, La Porte, à Casablanca.
J’espère que nous nous arrêtons sur ces œuvres dans leur nouvelle naissance avec une nouvelle subjectivité, perpétuellement renouvelable, et une conscience autre à même d’inventer le sens, d’ouvrir l’horizon et d’accorder à Hariri d’autres noms et d’autres titres.


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