44ème anniversaire des évènements du 23 mars 1965 : De la contestation des masses aux attentats terroristes


Aziz Khamliche
Lundi 23 Mars 2009

44ème anniversaire des évènements du 23 mars 1965 : De la contestation des masses aux attentats terroristes
Quand, en mars 1965, Youssef Bel Abbès, ministère de l'Education nationale, a décidé, via une circulaire, d'interdire aux lycéens de plus de 17 ans l'accès au deuxième cycle du secondaire, il ne se doutait pas qu'il venait de déclencher un véritable maelström.
Le 21 mars, les lycéens ont commencé à défiler dans les rues de Casablanca.
Le lendemain, les ouvriers et les jeunes chômeurs ont pris le relais et le mardi 23 mars, le tout Casablanca est descendu dans la rue. Des barricades ont été dressées et de violents combats de rues ont opposé les manifestants aux forces de l'ordre. L'événement s'est transformé en vrai séisme quand la contagion a gagné les autres villes. Le mouvement a alors été mâté dans le sang par le général Oufkir.
Ce drame a annoncé tout un cycle d'émeutes et, aujourd'hui encore, le 23 mars 1965 fait
 partie des traumatismes qui ont marqué l'histoire récente
du Maroc.
  
Le 7 septembre 2007, les citoyens marocains ont exprimé, à leur manière, le rejet de la classe politique dirigeante, en s'abstenant de voter pour les candidats en lice. Le taux d'abstention a atteint 63% et les bulletins nuls furent de l'ordre de 12 % des voix exprimées. 
Ces résultats électoraux, ressentis comme un véritable choc pour bon nombre de partis politiques, constituent le symptôme le plus visible, à ce jour, de la spirale de dévalorisation et d'autodévalorisation qui n'a cessé de se développer depuis deux décennies au sein du mouvement démocratique, qui auparavant organisait et fédérait autour de lui une grande partie des classes populaires.
Les résultats obtenus par les différentes composantes de la gauche ont interpellé l'ensemble des observateurs politiques au Maroc et suscité de vives réactions au sein de certains partis, dont essentiellement l'Union socialiste des forces populaires. L'on connaît les tractations ayant secoué ce parti et précipité la tenue de son huitième congrès national.
Néanmoins, au-delà de ce remue-ménage, rares sont les personnes qui ont analysé cet événement en allant au-delà de ses effets immédiats. A aucun moment, cette forme de contestation sociale et politique n'a été analysée en amont, en décortiquant ses causes et racines. Les positions exprimées, à cet égard, par les uns et les autres, ont abordé les résultats de ces élections en tant qu'effets pervers de la conjoncture. Pourtant, d'aucuns savent que le ver est dans le fruit depuis belle lurette.
La reproduction quasi cyclique des émeutes urbaines et des mouvements de contestation sociale sont de véritables indicateurs du malaise qui couve au sein de la société et du hiatus qui se creuse de plus en plus entre les décideurs politiques et la société.
Les protagonistes politiques partisans, qui croyaient détenir entre leurs mains le sort de la contestation sociale, se sont brutalement vus démunis de leurs forces de mobilisation.
Pour comprendre cette recrudescence de la contestation sociale, à caractère primordialement urbain, de même que pour analyser le vote des classes populaires, lors du scrutin du 7 septembre dernier (abstentionnisme massif, rejet de la gauche de gouvernement, vote aux extrêmes, en faveur des notables et des islamistes), il nous semble essentiel de revenir à l'étude de leurs conditions matérielles et de leurs transformations au cours des vingt dernières années, à ces « fondamentaux » de la vie sociale que sont le travail, le salaire, le logement, le niveau de vie et le mode de vie.
Nous avons choisi d'analyser la contestation sociale dans sa forme spectaculaire qui est l'émeute urbaine ainsi que la désaffection de la politique comme des symptômes d'un ensemble de phénomènes de durée et d'importance variables, situés dans des sphères différentes de la vie sociale, qui affectent en priorité les classes populaires depuis vingt ans: chômage de masse et précarité, affaiblissement des mécanismes de défense collective au travail, effondrement d'une représentation politique proprement ouvrière, effritement des syndicats, déstabilisation des familles populaires, constitution de lieux de relégation spatiale et renforcement de la ségrégation résidentielle. Autant de processus que l'on peut regrouper sous l'expression de déstructuration et de décomposition de ce qu'il convient d'appeler, la société civile.
Au-delà de l'événement du 7 septembre 2007, et des différentes émeutes qui ont secoué bon nombre de « petites » villes du Royaume, telles Sefrou, Laâyoune, sidi Ifni et Khénifra, il faudrait analyser la manière dont le rapport à l'avenir des différentes générations des habitants des cités concernées a été brouillé, dont les conditions d'existence et les modes de vie ont été déstabilisés et dont la précarisation s'est étendue. Il faut aussi analyser la façon dont se sont développées chez les jeunes, au fil du temps, diverses modalités d'autodestruction individuelle (suicides, plongée dans la drogue ou l'alcoolisme) ou collective. On se situera aussi à rebours de la politique sécuritaire en vigueur actuellement qui vise, à des fins électoralistes et démagogiques, à stigmatiser les jeunes des classes populaires. Il s'agira ici tout simplement de chercher à comprendre.
L'entreprise est ardue, le propos des sociologues difficilement audible dans l'espace public tant l'attente sécuritaire est grande. A tel point que ce souci de comprendre, précepte de base des sciences sociales, est le plus souvent interprété -et disqualifié !- comme relevant d'une entreprise visant à « excuser » les fauteurs de troubles, les « voyous » (selon une dénomination citée dans un discours officiel). Ce qui suppose, pour un temps, que l'on réserve son jugement, que l'on écoute les uns et les autres, que l'on tente de saisir la manière dont se sont constituées dans le temps, les personnalités sociales des jeunes des cités, les raisons de leur agressivité et de leur violence.
Il s'agit fondamentalement de tenter de comprendre la logique de constitution de leurs dispositions. Par exemple, l'agressivité de certains jeunes du quartier n'est pas une donnée sui generis ou réductible à sa seule dimension écologique, mais le produit d'une histoire plus large qui englobe diverses sphères de l'existence sociale : le marché du travail des jeunes, le mode de scolarisation, les formes de logement dans le quartier et le mode de constitution de la population habitante, les formes locales d'encadrement de la jeunesse, etc. (Beaud et Pialoux, 2003)
La déstructuration des villes, la fragmentation urbaine, l'informatisation et la globalisation de l'économie nous obligent à travailler sans filets théoriques à la compréhension des violences urbaines. Pour comprendre ce qui arrive, il faut entendre également ceux que l'on tient pour l'instant à l'écart de leur propre vie, sous prétexte qu'ils sont dangereux.
Les attentats terroristes, le hooliganisme et le vandalisme masquent le plus souvent la violence de la globalisation et celle de ses acteurs les plus puissants. Il est donc important de redonner de la visibilité à ces acteurs, non pas pour qu'ils rejoignent le rang des accusés, mais au contraire, pour que l'on analyse correctement à qui profite la marginalisation croissante de larges franges de la société.
Les territoires de la pauvreté ne sont violents que parce qu'ils sont, comme les autres territoires de la ville, des territoires exposés aux rayonnements de la globalisation et à la violence qu'elle déverse sur l'urbain. Ils ont, moins que d'autres, les instruments et le pouvoir de tirer des avantages individuels ou collectifs des nouvelles dynamiques et des changements globaux. La ville n'est presque jamais ce projet d'architecte dans lequel les formes sont choisies et bâties pour convenir à de « bonnes pratiques » des habitants, en leur offrant de vraies possibilités de s'approprier leur habitat et en favorisant leur insertion. La plupart du temps, la ville est une bataille qui fait rage dans la routine des journées.
Les violences commises dans les villes sont normalement perçues comme étant uniquement violentes ; leur caractère subversif, créatif, sacré, rituel, révolutionnaire étant de moins en moins analysé. Pourtant, sans  en réfuter le caractère précisément violent, une part de la violence de  ces actions est due à  leur nouveauté. En ne voyant que la violence  dans  le geste des classes pauvres - les restes fumants d'une Mercedes -, nous nous  interdisons  de  comprendre le monde  tel qu'il est et de le transformer tel  que nous  souhaitons. (Pedrazzini 2005)
Le discours de la violence urbaine, qu'il soit tenu par les représentants  des institutions (police, justice, école) ou par les politiques, s'attache presque toujours à la recherche et à la désignation des « coupables » - ceux qui ont participé directement aux événements (les « casseurs » ou les « voyous », comme on dit aujourd'hui) - qu'il conviendrait de neutraliser au plus vite.
A entendre les innombrables commentaires qui sont faits autour de ce type d'événements, on a l'impression que, pour rétablir le calme et pacifier le quartier, il suffirait de cibler les « microgroupes » qui se constituent autour des meneurs (les bandits ou les activistes ») et de les isoler durablement.
Ce discours sécuritaire a pour particularité d'occulter la genèse des attitudes et des groupes étiquetés comme déviants. Il se nourrit d'une étiologie sommaire du phénomène de violence qui repose, au fond, sur une dichotomie rassurante : il y aurait, d'un côté, un noyau de « violents », d'«irréductibles », de « sauvages », dont on n'ose pas dire qu'ils sont irrécupérables et, de l'autre, les jeunes « non violents », qui se « laisseraient entraîner » et qu'il conviendrait donc de protéger contre la contamination des premiers.
En fait, ce discours essentialiste qui a des visées pratiques - empêcher « les jeunes » de nuire - est fondé non seulement sur l'ignorance de la genèse des attitudes et des comportements violents mais aussi sur une certaine forme de dénégation de cette genèse sociale. (Beaud et Pialoux, idem)
Dans un autre contexte, on aurait dit que le grand problème de l'Etat est qu'il a laissé la technologie décider de la stratégie, au lieu de laisser la stratégie déterminer la technologie. (Toffler, 1994) 
Le sécuritaire l'emporte sur toute autre considération. Or, dans un contexte d'extension du chômage et de montée de la précarité et du paupérisme, des sous-groupes nouveaux ont pris forme dans les milieux populaires et sont porteurs d'une expérience nouvelle : « familles monoparentales », « jeunes issus de l'exode rural », « diplômés-chômeurs», « familles disloquées », etc. Pour certains de ces sous-groupes, le risque de tomber dans la pauvreté et/ou la déchéance s'est considérablement accru. Il s'est ainsi développé de véritables processus de paupérisation liés souvent à une régression vers la marginalisation géographique et la ségrégation résidentielle. La fragilisation familiale s'est considérablement accrue, du fait du chômage, des licenciements, de la maladie, de l'invalidité, mais aussi des divorces, des séparations, de l'éclatement des familles. (Beaud et Pialoux, ibid)
D'un autre côté, le déplacement du champ de la lutte des classes, gravitant autour de la propriété des moyens de production, vers un champ de luttes pour des statuts, centré sur des questions de souveraineté, s'observe quotidiennement. Il arrive que des patrons abandonnent même leur entreprise. C'est vers l'Etat souverain que se tournent alors les travailleurs, les paysans, les petits commerçants et les chômeurs.
Ce glissement qui s'est opéré depuis plus de deux décennies, apparaît de plus en plus comme une « stratégie de tension » visant directement la souveraineté de l'Etat, et se  traduit souvent par des actes meurtriers ou de vandalisme indifférenciés sur la voie publique.
Finalement, la violence semble au fil des ans quitter l'usine ou l'entreprise pour devenir sit-in ou terrorisme et s'exercer dans l'espace public, celui qui représente la capacité de l'Etat à assurer par sa souveraineté la sécurité des gens et des personnes.
Or, ce principe semble se généraliser et devenir un mode d'action protestataire. Dans la plupart des cas, il s'agit moins de commettre des actes meurtriers, que d'exprimer des revendications par la remise en cause de la souveraineté publique. Au lieu de contester la propriété de moyens de production et les droits qu'elle confère, voilà que des travailleurs d'une usine ou des pêcheurs menacent de saborder toute l'entreprise publique.
Dans le même ordre, des jeunes incendient sur la voie publique des véhicules et des biens publics. Toutes ces actions visent la souveraineté de l'Etat et les patrons «exploiteurs » en sont étrangement absents. On se représente l'Etat comme souverain sur une manne à redistribuer. Il s'agit moins, de ce fait, de réclamer contre un patron, que d'exercer une pression au titre de la souveraineté de chacun sur la souveraineté publique et se voir reconnaître un statut particulier dans la redistribution. (Henni  2008).
L'économie de rente a finalement créé sa propre culture.
Les temps ont changé. On n'est plus dans une logique de mouvements de masse, mais devant des groupes microscopiques, mobiles et violents qui agissent dans le sous-sol et annoncent la fin d'une époque, à savoir celle des grands blocs et des grands mouvements de masses.
Cela dit, au-delà de la riposte sécuritaire, force est de constater que derrière la guerre déclarée au terrorisme, il y a, comme disait un journaliste américain, « une guerre cachée, plus sale que la guerre elle-même, une guerre où le Bien ressemble au Mal qu'il prétend combattre, où l'inhumanité devient la règle et le crime la norme, où la terreur répond à la terreur ». (Seymour 2006)
Plus grave encore, nous sommes en danger d'ignorance. En péril d'aveuglement, comme disait Edwy Plenel, dans un texte fort et poignant, intitulé « La solitude du guetteur ». Menacés de ne plus savoir ce qu'il nous arrive, ce que l'on fait de nous, du monde, de l'humanité. De ne plus saisir ce qui est arrivé au monde d'après, d'après la chute du Mur et des Tours, d'après 1989 et d'après 2001. Spectateurs-zappeurs, passant d'une catastrophe à un désastre, d'une guerre à un massacre, d'une terreur à l'autre, privés d'espérance et saisis d'inquiétude, nous risquons de perdre le fil. De perdre pied. De ne plus comprendre.
Or, comprendre, c'est apprendre à vivre. C'est ne plus être étranger à sa propre histoire. C'est ne plus se sentir exclu du monde tel qu'il va, tel qu'il nous mène et nous entraîne. C'est entrevoir la possibilité d'agir. Echapper à la fatalité. Sortir de la passivité. Reprendre sa part de liberté. Oui, comprendre, c'est-à-dire ne pas faire semblant de savoir, mais savoir vraiment. Ne pas se rassurer à bon compte. Ne pas refuser, ou seulement effleurer, la réalité. Ne pas prendre le mensonge pour la vérité. Préférer la connaissance à la croyance. Faire face à l'événement, dans sa cruauté et sa brutalité. (Seymour, idem)
C'est pourquoi il nous faut des journalistes et des sociologues. Et des bons de préférence.



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