​Le déconfinement, une opportunité pour réfléchir à un nouveau modèle de développement urbain au Maroc


Mardi 9 Juin 2020

​Le déconfinement, une opportunité pour réfléchir à un nouveau modèle de développement urbain au Maroc
Le déconfinement approchant, l’exploration de toutes les solutions pour relancer la vie sociale et économique des villes marocaines, tout en contenant les risques de propagation du Covid-19, apparaît comme une nécessité. L’équation qui se pose est la même dans tous les pays: dans des espaces publics spatialement contraints, comment assurer une relance de la vie urbaine tout en respectant la distanciation physique entre les personnes ?

La piste d’un urbanisme temporaire 
Pour résoudre cette équation, plusieurs villes de toutes tailles ont décidé de réorganiser temporairement le partage de leurs espaces publics par une nouvelle prise en compte des usages. Elles le font par des aménagements réversibles qui, demain, selon le choix des autorités et la démonstration de leur utilité, seront pérennisés ou démontés. Le principe de cet urbanisme temporaire ? Plutôt que de réduire le nombre d’usagers, il s’agit d’accroître l’espace et de désynchroniser les usages pour repenser les pratiques urbaines contraintes par la distanciation. Et pour cela, la tendance est partout à la réduction de la place accordée aux voitures individuelles, très consommatrices d’espace au regard du nombre de leurs passagers, au profit d’une valorisation des modes de déplacement alternatifs et d’espaces disponibles pour les activités sociales. 
Des pistes cyclables temporaires, aussi appelées « Coronapistes », répondent à un besoin de déplacements alternatifs face à la promiscuité des transports en commun et aux embouteillages. Des droits temporaires d’extension des terrasses sont accordés, parfois sur des places de stationnement, pour conserver une surface commerciale raisonnable malgré les règles de distanciation. Des rues sont piétonisées et des trottoirs élargis sur la chaussée pour faciliter le croisement des piétons, les sociabilités de la rue et les files d’attentes devant les commerces.
La crise sanitaire démontre que les villes ne sont pas figées une fois pour toutes autour d’un urbanisme automobile et de rythmes fixes. Elles peuvent faire évoluer leurs espaces publics en fonction des besoins émergents et des usages changeants. Les règlementations, aménagements, organisations de cet urbanisme temporaire de la rue, dictés par la crise sanitaire, invitent à penser une ville adaptable dans le temps. Il s’agit alors d’aménager le temps pour gagner de l’espace et faciliter la distanciation sociale, là où on a trop souvent aménagé l’espace pour gagner du temps et produire des foules.
Le Maroc a très vite compris le potentiel de changer temporairement l’usage de certains bâtiments pour répondre aux besoins liés à la crise. L’utilisation de gymnases sportifs pour les épreuves du bac et l’installation d’un hôpital de campagne dans le site de l’Office des foires et expositions de Casablanca sont des exemples concrets. L’esprit de ces innovations portées par les besoins d’usages plus que par des considérations techniques, peut être appliqué dans les espaces publics pour soutenir la reprise. Les villes marocaines ont, sûrement plus que dans d’autres pays, tous les atouts pour le faire. 

La rue marocaine sous pression 
Après plusieurs semaines de confinement, le désir de sortir des habitants n’a jamais été aussi grand dans un pays qui possède une certaine culture de la rue. L’envie de terrasse, de trottoirs, de parcs, de souk, de médina, d’extérieur, de vie collective signe de prochaines retrouvailles avec la ville, d’autant plus que les convivialités festives traditionnelles du Ramadan n’ont pas pu avoir lieu. Déjà, de petits groupes discutent à bonne distance au coin des rues, les marchés se remplissent, les voitures reviennent et, avec elles, ceux qui aident à les stationner. Cette vie des rues qui reprend peu à peu, même masquée, doit s’accorder avec le besoin de distanciation.
Très vite, la relance de l’activité commerciale va questionner l’utilisation des espaces publics dans les quartiers anciens denses, dans les quartiers plus récents mais aussi dans les Mall appréciés des Marocains le week-end. Déjà, les files d’attente s’allongent sur les trottoirs devant les épiceries qui ont installé des comptoirs. Devant les restaurants, des dispositifs informels faits de tables et de chaises, facilitent la vente à emporter sur les trottoirs. Demain, la réouverture des magasins va intensifier ce besoin de trottoir car tous les clients ne pourront pas rentrer en même temps. Lors de l’ouverture complète des restaurants, les salles fermées seront boudées au profit de terrasses plus aérées. Ce qui ne peut pas se faire dedans, devra se faire dehors. Dans les médinas, aérer la circulation piétonne sera un défi pour faire revenir, au-delà des habitués, les touristes. Dans les Mall, ce sera la circulation des clients qui devra être régulée et repensée pour éviter les foules.
Le déconfinement va s’accompagner, et on le sent déjà, d’une reprise des déplacements. La voiture est un mode qui risque d’être encore plus privilégié en tant que "cocon protecteur". Pourtant, les villes marocaines sont déjà bien saturées de voitures et la place manque. Déjà, les files d’attente aux stations de tram et de bus dont la capacité d’emport a été réduite intensifient l’utilisation de la rue, tandis que la marche à pied, le vélo et les deux roues motorisées pourraient apparaître comme des alternatives auxquelles il faut donner de la place. 

Les atouts des villes marocaines 
Les villes marocaines ont tout intérêt à prendre le chemin de l’urbanisme temporaire pour réorganiser leurs espaces publics à l’aune de la crise. Elles en ont pour cela beaucoup d’atouts :
Elles disposent souvent de grands boulevards à plusieurs voies de circulation automobile. L'une d’entre elles pourrait être temporairement réservée aux bus pour améliorer leur vitesse commerciale et soutenir l’envie des habitants de les emprunter. Les vélos et dans certains cas les deux roues motorisées auraient le droit d’emprunter ces pistes pour venir temporairement en aide aux transports en commun à la capacité réduite, voire réduire le nombre d’automobilistes pour les courtes distances. Autre piste temporelle, la désynchronisation des horaires des grandes administrations, entreprises et universités. L’idée est de décaler les heures d’entrée et sortie de ces lieux très fréquentés pour étaler l’afflux des voyageurs aux heures de pointe du matin et du soir et satisfaire alors autant de voyageurs malgré une capacité d’emport réduite des Tramway et des bus. 
Beaucoup de quartiers marocains disposent de trottoirs et de places assez larges pour expérimenter sans encombre des extensions de terrasses (restaurants et cafés), la création officielle de zones pour la vente à emporter ou pour les files d’attente devant les commerces. Et lorsque les trottoirs sont étroits, les rues sont souvent bien pourvues en places de stationnement. La neutralisation de certaines d’entre elles pour agrandir les trottoirs assurerait la fluidité et le croisement à distance des piétons et la possibilité d’y installer des terrasses temporaires, voire du commerce ambulant. 
Ces installations temporaires visant à faciliter le retour des clients et la distanciation des piétons nécessiteraient une autorisation officielle, sur une période prédéfinie, acceptée par le demandeur. Elles seraient réversibles dans leur aménagement, organisées par les forces de l’ordre et gérées par des personnes assermentées recrutées pour l’occasion. Elles ne pourraient se déployer partout et pour tout motif, au risque que le déconfinement marque un envahissement de l’espace public. Il s’agit bien d’actions temporaires qui peuvent, à la limite, être évaluées pour servir de test et aider à la décision des autorités  dans l’organisation de la ville. 
Dans les quartiers historiques denses, l’enjeu est d’agrandir l’espace marchable de la chaussée. Si les médinas sont un modèle de la ville piétonne, la question va se poser de dégager au maximum le sol de ses ruelles pour éviter de trop grandes densités piétonnes. Déjà des réglementations imposent le dégagement des étals du centre des ruelles des médinas et encadrent leur surface. Dans d’autres quartiers anciens, des villes ont piétonisé temporairement des zones entières pour extérioriser les activités commerciales : les rues deviennent alors de nouvelles places accueillant les activités. La piétonisation peut aussi s’appliquer à certaines rues particulièrement fréquentées, voire se limiter aux heures des prières à proximité des mosquées ou aux moments des entrées et sorties des établissements scolaires. Le passage à une vitesse réduite de 30 ou 20 km dans ces rues est une autre alternative pour faciliter la distanciation sociale des piétons tout en leur garantissant une plus grande sécurité. 
Pour organiser ces actions, des plans de déplacement temporaires sont à envisager pour redistribuer les flux automobiles, par exemple lors de la piétonisation d’une rue .Elles nécessitent aussi des signalisations spécifiques et du matériel léger (peinture au sol, barrières, plots, planchers bois, etc.) facilement déplaçables. Si certains y voient des dépenses inutiles, d’autres envisagent ces actions comme des expérimentations qui peuvent ouvrir la voie à de nouvelles manières de concevoir l’espace public, en partant des usages et des besoins, plus que des considérations en termes seulement techniques et d’infrastructures. 

Repenser la ville par les usages à l’aune de la crise ?
La rue marocaine est un espace de vie intense où se joue la construction de tout un pan de la société. Cette vie ne peut être indéfiniment cloitrée entre les murs des maisons. Elle va s’exprimer de plus belle dans les semaines à venir et poser des questions aux villes qui doivent, dès maintenant, anticiper pour trouver un équilibre entre règles sanitaires et activités urbaines.
La piste de l’aménagement du temps et de la prise en compte des usages est féconde pour accompagner cette vie sociale à venir, entre bienveillance et règlementation. Elle est une piste concrète pour prolonger les efforts exemplaires et payants qui ont été déployés jusqu’alors pour faire face à cette crise sanitaire.
Au-delà de l’urgence du déconfinement, les aménagements temporaires peuvent aussi être envisagés comme autant de tests qui, dans la droite ligne d’un pays en plein mouvement, représentent des opportunités pour commencer à réfléchir et tester un autre modèle de développement urbain.
La voiture dessine les villes marocaines depuis plusieurs décennies maintenant. Mais les villes marocaines ont d’autres atouts recherchés, ailleurs, par des urbanistes qui réfléchissent aux modèles de la ville de demain : une « ville du quart d’heure », où tout ou presque serait accessible à l’habitant en 15 mn de déplacement en privilégiant les modes actifs et transports en commun, où les espaces publics accueillent une vie sociale intense et des mobilités alternatives à la voiture et où les commerces de proximité fleurissent. 
Déjà, les médinas sont un modèle historique inspirant pour cette ville, mais le tissu des petits commerces, la vente ambulante, l’intense utilisation de la rue, le développement des transports en commun, la vie de quartier, la gestion locale du quotidien, l’autopartage que sont les taxis collectifs ou partagés, sont autant d’atouts dont disposent les villes marocaines pour penser cette ville des proximités.
Alors que les villes marocaines se développent rapidement, le pays possède un passé inspirant et un souffle fort de modernité qui, s’ils sont associés, sont capables de préfigurer la ville de demain. 
Par Benjamin Pradel 
Docteur en sociologie urbaine, installé à Rabat en tant que consultant spécialiste de la ville et des mobilités.  


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