La représentation du « Nouveau Maroc » dans le monde diplomatique

(1999-2024) production, catégories, déterminants


Nabyl Eddahar
Dimanche 19 Janvier 2025

La représentation du « Nouveau Maroc » dans le monde diplomatique
I—Un aboutissement

Il y a environ cinq semaines a eu lieu à la FLSH Benmsik (Université Hassan II de Casablanca) la soutenance d’une thèse pour l’obtention du doctorat présentée par Camélia Wahib. La candidate a choisi de mener sa longue recherche dans le champ de la littérature journalistique/médiatique en travaillant sur la question de la représentation du Maroc dans Le Monde Diplomatique, entre 1999 et 2024.

L’ayant moi-même encadrée dans un travail antérieur pour clore son cycle de master, j’ai entrepris cette tâche avec enthousiasme, étant donné l’intérêt que je porte moi-même en tant que politologue à l’étude de l’idéologie de manière générale. Lors d’une soutenance, l’usage veut que l’on commence par exprimer sa satisfaction de voir une recherche doctorale aboutir, loin de l’expression d’une satisfaction banale ou de bienséance.

Personnellement, je considère qu’il s’agit du résultat d’un engagement moral envers ceux et celles qui prendront la relève de l’enseignement et de la recherche dans nos universités. En outre, j’ai saisi cette occasion pour dénoncer un usage réglementaire/administratif qui consiste à interdire aux enseignants universitaires retraités de continuer à encadrer des thèses de doctorat. Alors que sous d’autres cieux, la pratique est autrement plus intelligente et tire le meilleur de leur expérience. Disposition à la fois stupide et scandaleuse qui confond la mission de l’intellectuel dont l’agilité intellectuelle croit avec le travail à la chaîne de l’ouvrier dont la force musculaire dépérit !

Durant cette phase de «formation», il s’agissait de faire passer la candidate de «perspectives héritées» du passage par un département classique de langue et de littérature vers des perspectives plus riches et plus prometteuses qui permettent d’exercer un regard critique sur la littérature (de toute littérature en fait) grâce à la prise en considération des «processus de production», des conditions sociales de production si l’on préfère. J’entends par là le croisement des «enjeux sociaux» et des «épreuves individuelles» qui déterminent toute production idéelle. Une sorte d’imagination sociologique » pour faire référence à Charles Wright Mills.

D’ailleurs, c’est ici que réside la principale raison académique de se réjouir : l’entrée des recherches doctorales (de quelques-unes en réalité, on ne peut généraliser, hélas) dans le champ des sciences humaines et sociales, en érigeant une liaison solide avec les productions littéraires (médiatiques, en l’occurrence). Cette tendance à « sociologiser » les approches (dans les études, les formations, les recherches, etc.) permet de corriger la pétrification des études supérieures et de produire davantage de sens.

Etant donné l’importance et la spécificité de ce travail de recherche, je voudrais dans ce papier exprimer un certain nombre de réflexions en rapport avec le sujet et sa perception par le jury qui l’a évalué.
 
II—Une trajectoire « particulière »

J’ai connu la candidate Camélia Wahib il y a environ sept ans, à la FLSH Benmsik, à l’occasion de mon séminaire de « Géopolitique de la Francophonie » dans le mastère des Littératures Francophones et Comparées. Tout travail académique « exige » des qualités telles que l’humilité devant le savoir, le doute positif de soi, le partage, etc. Qualités toutes remplies selon l’avis des sept membres du jury, venus de divers champs de la connaissance : langue, littérature, droit, anthropologie, sociologie et politologie. La thèse se penche sur une littérature spécifique/spécialisée produite par les médias et les organes de presse, la littérature jounalistique publiée par un journal « atypique », Le Monde Diplomatique (ci-après désigné par LMD), sur les questions relatives au Maroc et s’étalant sur une assez longue période qui permet d’aboutir à des généralisations (de 1999 à 2024). Il s’agit d’une période « charnière » d’une grande importance inaugurée par l'avènement du nouveau règne en 1999 et allant jusqu’au début de l’année qui vient de se terminer. L’objet est donc la production de discours journalistiques/médiatiques relatifs au Maroc, pays engagé dans un processus de changement dans le contexte des développements politico-économiques et socio-culturels consécutifs à la mondialisation.

Mais, dans une thèse, il faut rester fidèle au principe qui veut que le chercheur en sciences humaines ne peut atteindre directement les réalités qu’il se propose d’étudier ; aussi doit-il procéder par indices, par traces. L’objectif est d’analyser cette production médiatique dont les auteurs sont des «journalistes-intellectuels», en essayant de découvrir les «représentations» des «questions marocaines » qui en découlent. Le choix du journal LMD, un journal de «gauche» avec une rédaction indépendante et celui de la période inaugurée par le nouveau règne au Maroc sont donc les critères de délimitation du sujet. La question fondamentale est en définitive celle de choisir entre écrire l’histoire et la subir, puisque le sujet pourrait nous renseigner accessoirement sur la morphologie de la culture médiatique française.
 
III—Littérature : pesanteur de l’idéologie et de l’histoire

Je résume un peu. La littérature est une catégorie instable qui varie considérablement selon les circonstances sociales, politiques et culturelles. En raison de son lien étroit avec les facteurs sociaux et politiques, la littérature est intimement liée à la persistance ou à l'abolition des structures de pouvoir d'une société. La littérature et la théorie littéraire sont toujours politiques. Par politique (du Grec, polis, cité organisée), j’entends la manière dont les sociétés organisent leurs structures, souvent à leur insu, et les rapports qui les relient entre elles. Ces rapports sont toujours des rapports de force. Les littératures et les théories littéraires font partie de l’histoire politique et idéologique de notre époque. Car, les systèmes politiques dominants prétendent définir ce qu’est l’humain, ce que devraient être les relations sociales, avec les pouvoirs en place, entre les individus, etc. Bref, une forme très pernicieuse du totalitarisme.

Hélas, en général, la théorie littéraire moderne a ignoré les idéologies et l'histoire modernes au profit d'une fuite dans la poésie, le monde de l’esprit, les sentiments, la mythologie, la langue, etc. Par conséquent, quand on décide d’ignorer l’histoire et la politique, on commet une « faute » impardonnable (au sens d’Althusser). La puissance de l’idéologie est telle qu’aucune lecture n’est innocente. Toute théorie et tout savoir est « intéressé ». Il n'y a donc ni méthode commune ni objet commun et il est donc impossible de définir la littérature, puisque les nombreuses méthodes s'excluent mutuellement.

L'humanisme libéral fait partie de l'idéologie «officielle» du capitalisme moderne, mais dans la pratique, ses valeurs ne sont que de façade. En Occident, les départements de littérature font partie de « l'appareil idéologique de l'Etat capitaliste moderne». Chez nous, c’est à peu près la même chose, sauf que c’est surtout l’effet du mimétisme, donc une sorte de reproduction de la domination. Chose contre laquelle je me suis toujours rebellé et qui m’a valu, depuis que j’enseigne, l’incompréhension, pour ne pas dire l’inimité de nombreux collègues. Et savez-vous pourquoi il y a cette résistance à l’analyse sociologique ? Parce que l’analyse sociologique (à partir du postulat que la littérature ne s’explique pas par elle-même) porte aux « créateurs » et à ceux qui s’identifient à eux l’ultime et la pire des blessures infligées au narcissisme. Est-il légitime, au lieu d’analyser, de continuer à s’abandonner amoureusement à la singularité inexprimable de l’œuvre comme seule forme de connaissance ? Assurément non.
 
IV—De « nouvelles » fonctions pour l’enseignement de la littérature

J’estime que l’enseignement de la littérature devrait servir d’autres fonctions, aller au-delà du Beau ou du Poétique, s’attacher à d’autres objets plus pertinents (la pertinence étant définie par rapport à une utilité sociale, car notre société vit dans un contexte particulier qui nécessite des approches différentes, et elle devrait se considérer comme l’objet de sa propre anthropologie) et contribuer à nous libérer des priorités que le système et les sous-systèmes qui en dérivent nous imposent.

Malheureusement, au sein de l’université marocaine, personne ne se préoccupe véritablement de ce que nous disons. Pire, on nous accuse d’adopter des positions extrêmes ou radicales et on continue dans la voie du conservatisme. Parce que c’est plus compatible et s’articule bien avec des formes spécifiques de discours idéologique. Et on continue de baigner dans une illusion ou des illusions. Et c’est à ce titre que mon intervention ici est une sorte de rubrique nécrologique. Officiellement, j’ai quitté l’institution universitaire il y a environ deux ans, mais mon souhait est de voir la littérature enseignée différemment.

Au-delà de la question « qu'est-ce que la littérature et comment l'aborder ?», il faudrait se demander pourquoi on devrait s’engager avec elle. Pourquoi on fait des études de littérature ? Pourquoi passe-t-on des années à préparer une thèse en littérature ? Quelle en est l’utilité sociale ? La réponse humaniste libérale est, à mon humble avis, inutile car elle surestime le pouvoir de la littérature de faire de nous des «créatures meilleures» et choisit d’ignorer le contexte social.

Les mouvements révolutionnaires se sont estompés car le capitalisme s'est réaffirmé. Le féminisme et le poststructuralisme (le caractère arbitraire, éclectique, hybride, décentré, fluide, discontinu des œuvres) ont percé. Alors que la critique (marxiste, néomarxiste, postmarxiste) languit depuis la fin des années 1970. Le capitalisme occidental s'est révélé trop fort pour les mouvements de masse qui l'ont combattu. Il y a eu un abandon de la lutte idéologique, notamment par l’invention de théories plus « petites », plus « étroites » et sans grande envergure. Il y a donc eu une perte de la cohérence, et le système de domination a eu gain de cause, en opérant un morcellement des consciences et un éparpillement des causes. Or, un enseignement qui n’est pas « subversif » n’est pas un enseignement véritable !

Disons, pour résumer un peu, que toute littérature est produite pour être lue, vendue, et peut-être aussi pour opérer des transformations dans la société (c’est une production idéelle, donc idéologique) ! D’une manière générale, la réception c’est le déchiffrage ; il y a ceux qui possèdent le code et ceux qui ne le possèdent pas (c’est la conclusion de Bourdieu dans «La Distinction»). Il faut garder à l’esprit que la tâche du chercheur est difficile ; il s’agit de restituer des produits idéels dans leur contexte !

A ce propos, j’aimerais rappeler une idée centrale chez un certain Hans-Georg Gadamer dans son ouvrage « Vérité et Méthode » publié en 1960 : « La compréhension n’est pas la maîtrise d’une technique de l’esprit, mais une « rencontre ». On ne part pas de nulle part pour comprendre autrui. Toute interprétation s’inscrit dans une histoire et est façonnée par elle. La compréhension constitue donc un événement : chaque acte interprétatif est une rencontre entre ce qui vient de moi et ce qui provient du « passé ». Il y a en ce sens un véritable « travail de l’histoire ».
 
V—La représentation : de l’« orientalisme » au « néo-orientalisme »

Que l’on me permette de m’étaler un peu sur le contexte. Car, il me semble que celui-ci et l’enjeu de cette recherche ne font qu’un ! La représentation est tout simplement le fait de donner de la sensibilité à une chose, à un objet particulier, que l’on présente de manière particulière, à l’aide de moyens tels que des images, des signes et surtout de discours. Cela implique une relation avec le temps, c’est-à-dire une relation entre le passé et le présent, perçus, d'une part, comme une chaîne temporelle d'événements et, d'autre part, symboliquement comme un espace dans lequel ont lieu d’éventuels changements. Cette relation est par ailleurs, explicitement englobée dans la problématique de cette thèse.

Cependant, et contrairement à l'« orientalisme », qui sert d'approche critique des représentations de la culture orientale dans son ensemble, la préoccupation actuelle semble aller dans le sens du « néo-orientalisme » qui se concentre sur les pays à prédominance musulmane, en particulier le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord. Plus précisément, ce qui nous concerne ici est « l’objet Maroc ». Certes, le débat sur les représentations orientalistes de l’islam, des musulmans, des Arabes, des non-Occidentaux, de l’autre, etc. est omniprésent dans la littérature académique depuis l’ouvrage d’Edward Said « Orientalism », publié en 1978. Ce discours a cependant évolué au fil du temps, et il s’est articulé dans une nouvelle variante, le « néo-orientalisme », qui a pris de l’importance dans l’ère post-11 septembre.
 
VI—De la couverture médiatique des sociétés arabo-musulmanes
 
Mais, ce nouveau mode de représentation n’est pas le résultat exclusif des événements du 11 septembre et de la guerre contre le terrorisme. Il découle aussi des représentations des musulmans dans le dernier quart du XXe siècle. Ces représentations, diffusées avec une grande intensité par les médias, les journalistes, les politiciens et les universitaires orientalistes, ainsi que dans les productions littéraires et culturelles, continuent de réifier les récits sur l’islam et les sociétés musulmanes. Cette dynamique nouvelle de l’orientalisme a-t-elle joué un rôle dans le cas qui nous intéresse aujourd’hui ?  La question est fondamentale ; elle a constitué l’un des axes du séminaire « Géopolitique de la francophonie » que j’ai eu le plaisir d’animer dans le master des études littéraires francophones comparées entre 2008 et 2018. C’est à ce moment qu’a germé l’idée de cette thèse.

L’origine du phénomène de « néo-orientalisme » a coïncidé avec la publication de cet autre livre d’Edward Said, « Covering Islam » (La couverture médiatique de l’Islam) en 1981, dans lequel il a développé sa théorie antérieure en se concentrant sur les changements dans le spectre politique, culturel et plus spécifiquement médiatique occidental reflétant l’islam et le monde musulman. Le phénomène de « néo-orientalisme » a cependant pris une place importante dans la littérature universitaire après le 11 septembre, en tant que « mode de représentation qui, tout en étant redevable à l’orientalisme classique, engendre de nouveaux tropes d’altérité ». Ce qui découle plutôt des discours médiatiques (imprimés et électroniques), des défenseurs des tendances néoconservatrices dans le monde universitaire et d’un large éventail de productions littéraires et culturelles du dernier quart du XXe siècle.

L’ouvrage « Covering Islam » est pertinent à cet égard, car il montre comment l’islam est devenu un objet d’attention dans la politique contemporaine, et identifie l’émergence croissante de médias imprimés et électroniques et de films qui ont diffusé une vision des musulmans (en particulier de l’Islam) comme étant étroitement liée à la violence et à la terreur en Occident dans son ensemble.

Cette vision a pris encore plus d’importance avec la campagne néoconservatrice menée par des universitaires orientalistes comme Bernard Lewis dans les années 1990. De plus, à la suite des attentats terroristes du 11 septembre, les discours islamophobes se sont répandus et les représentations critiques de l’Islam et/ou des Musulmans ont inondé les reportages médiatiques et les productions littéraires, suscitant de nouvelles « compréhensions » des complexités des questions politiques et culturelles du monde « globalisé ». Au détriment des caractérisations essentielles des sociétés et des cultures islamiques.

Il faut garder à l’esprit que de nouvelles incarnations de l’orientalisme peuvent se manifester au fur et à mesure que de nouveaux paradigmes apparaissent dans le temps. L’orientalisme est en général un concept vivant, et il évolue en fonction des modus operandi de l’impérialisme qui imposent de nouveaux modes de connaissance et de nouvelles institutions de production du savoir. C’est de là que vient l’importance de cette recherche.
 
VII— La question du « renouvellement » des systèmes politiques
 
Au centre de la soutenance s’est posée la question de la « nouveauté » de la condition politique du Maroc. Est-ce une simple question de date ? Auquel cas, il faudrait ne plus parler de « nouveau Maroc », un quart de siècle plus tard. S’agit-il de « traits distinctifs » de la « nouvelle » période par rapport à la précédente ? Il semble que la réponse s’articule davantage autour des élites que des institutions. Certes, le Maroc a connu une recomposition du champ politique (on pourrait identifier plus ou moins arbitrairement des dates, telles que 1994, 2002, ou 2011…). Mais, il existe aussi des continuités structurelles profondes avec les phases politiques antérieures au « nouveau » règne.

Aucun système politique ne peut être décrit comme « figé » dans le temps ; il n’y a pas d’acteurs en dehors d’un système, et tout système est par définition dynamique. Partant de cela, aucun pays ne peut être représenté comme étant le creuset d’une           « société primitive », en dépit de tous les paradoxes que l’on peut relever. Cela est vrai pour le Maroc comme il l’est pour la France. La France n’a plus la même hégémonie, et son idéologie de la domination n’est plus « incontestée et incontestable ». La « petite histoire », « l’histoire nerveuse » de tous les jours est là pour nous le rappeler. Elle n’a plus la même place dans le « centre » (un « centre » est-il immuable), et le Maroc n’occupe plus la même place dans le cercle des « périphéries » (il existe aussi des zones « semi-périphériques »). C’est là que se situe la véritable crise des rapports de l’une avec l’autre.

Peut-on stabiliser potentiellement une relation par inertie ? Peut-on assurer une prise de pouvoir dans le vide ? Les années écoulées ont, grosso modo, perpétué les mêmes turbulences. Les relations ont semblé se refroidir, et un nouvel « ordre bilatéral » a semblé éclater de toutes parts, les acteurs de cette relation ont cherché à consolider leurs positions respectives, à stabiliser leur emprise, et à empêcher une transition défavorable à leurs intérêts.

La nouvelle scène politique a enfanté une alternance de « brouhahas journalistiques » autour de divers problèmes, de diverses « crises » (qui n’en étaient peut-être pas ?) et des périodes de « quiétude politique » qui persiste jusqu’à aujourd’hui. Mais, au-delà, il est inutile de chercher à trouver plus d’analogies. Surtout pas dans le sillon des concepts relatifs à la modernité, la situation actuelle présentant une hybridité récalcitrante, difficile à relier à des exemples historiques.
 
VIII—« Repolitisation », « réenchantement » et poids du marché
 
Toute résurgence relative par rapport à une situation antérieure a des raisons d’être. Il en est de même des engagements institutionnalisés. Les partisans de telle ou telle position politique peuvent alors se cartelliser davantage et/ou fusionner avec les médias. Il est possible alors que ceux-ci se formalisent suivant des axes de politisation et adoptent différents degrés de mobilisation politique, sociale ou autre. On pourrait utiliser ici le concept d’« hyper-politique » : une forme de politisation sans engagements ou conséquences politiques claires, un curieux mélange visant une certaine utilité avant tout.

On essaie de « repolitiser », de « réenchanter » l’espace public, mais de manière individualiste, éphémère et à court terme. Sans pouvoir se défaire du poids de cette entité amorphe qu’est le marché. Le résultat en est une prépondérance des guerres de mouvement des médias sociaux (mobilisation de ressources) sur les « guerres de position » (dans un sens stratégique). Il n’est pas étonnant que les principales formes d’engagement politique deviennent aussi éphémères que les transactions du marché.

Tout travail intellectuel qui a un aspect historique doit décomposer un temps qui n’est plus, donner de la priorité à certaines réalités chronologiques, selon des préférences qui doivent être les moins arbitraires possibles. Dans la plupart des narratifs ou des récitatifs médiatiques, ainsi que dans la plupart des travaux académiques qui ont à traiter avec l’histoire, l’attention est accaparée par le temps bref, par l'individu, par l'événement ; le récit en devient « précipité » et « nerveux ». Or, l’histoire est éminemment déterminée par des rapports « objectifs » et « matériels » économiques et sociaux et doit par conséquent observer et essayer de décoder « l'oscillation des cycles », en découpant dans le temps révolu de « larges tranches » dont l’épaisseur varie.
 
IX—Chroniqueurs, journalistes, intellectuels et autres…
 
Les individus « ordinaires », les chroniqueurs, les journalistes, etc. utilisent le temps court ou « évènementiel » comme unité de mesure simple et à portée de main pour évaluer les actions qui meublent la vie quotidienne, donnant ainsi naissance à des illusions et à de rapides pseudo-prises de conscience, souvent en mêlant grands bouleversements et accidents anodins de la vie ordinaire. Ainsi va s’écrire un passé basé sur un obscurcissement et des confusions trompeuses. Et la micro-histoire va remplacer chez eux l’histoire (au sens de Toynbee ou de Laroui, entre autres), au détriment de la tentative de compréhension du réel. Or, il faut rappeler que les sciences sociales n’ont recours aux évènements que comme composante d’un « registre ».

Pour clore notre discussion sur cette question, disons qu’en l’occurrence, un avènement est d’abord un événement qui peut être chargé d'un certain poids en termes de « significations ou d'accointances ». Le changement peut découler de mouvements profonds, selon un jeu complexe de «causes» et d’«effets». Sa signification transcende sa propre durée du fait de « réalités sous-jacentes » qu’il est très difficile de mettre à jour dans leur totalité.
 
X—Des conditions sociales de production
 
Ensuite, je voudrais parler du second enjeu, celui des conditions « sociales » de production de cette représentation dans le cas du LMD. Je dirai assez brièvement que cet organe de presse (une sorte d’extension du quotidien Le Monde ?) est historiquement connu pour sa proximité de la gauche modérée en France et par sa capacité à créer un certain débat public. La préoccupation est de découvrir comment est envisagé « l’objet Maroc » : politiquement, économiquement, socialement, culturellement, etc. et quels intérêts sous-tendent le discours produit. D’où le besoin de « décodage ». Autrement dit, quelle sorte de nébuleuse représente la politique intérieure du Maroc, et sur quels déterminants est fondée sa représentation. S’agit-il d’une axiomatique purement utilitariste ? Quelles autres interrogations se posent ? Quel est le poids des pratiques professionnelles/journalistiques en tant que facteurs de surdétermination à l’œuvre ? Quel est le poids du bailleur de fonds qui définit l’orientation du journal ? Etc.

Se posent en effet des questions complexes relatives aux pratiques journalistiques et aux publics des journalistes, questions étroitement liées à l’organisation économique des activités de production médiatique. Je pense que les interrogations sur les facteurs de «surdétermination» sont une préoccupation commune de la littérature, quelle qu’elle soit, et des sciences humaines. Et c’est là le point fort de cette thèse.

A propos des « journalistes » du LMD, deux problèmes ont été soulevés : celui de leur « statut » qui vacille entre le journaliste classique et l’intellectuel d’une part, et d’autre part, celui de fonction sociologique en tant qu’« agents » et/ou en tant qu’ « acteurs ». En effet, l’un des problèmes qui se posent souvent aux étudiants est celui de faire la différence entre agent social et acteur social (quand il arrive que des enseignants abordent ces problèmes de conceptualisation, ce qui est assez rare, et quand il arrive que le public estudiantin soit sensible à ces mêmes nuances, ce qui est encore plus rare).
 
XI—Les « journalistes-intellectuels » : agents ou acteurs ?
 
La distinction entre les deux est fondamentale. Certaines opportunités et informations sont ouvertes aux privilégiés et fermées aux non privilégiés. Les options ne sont pas déterminées, mais les coûts d’opportunité pour les atteindre sont très différents pour les deux groupes. Les intérêts initiaux dont sont dotés les agents, par le biais des opportunités qu’ils ont dans la vie, fournissent le levier sur lequel fonctionnent les contraintes et les habilitations des différents plans d’action. Ils ne déterminent pas l’acteur social particulier qu’un individu choisit de devenir, mais ils conditionnent fortement le type d’acteur social.

L’agent social et l’acteur social ne sont pas des personnes différentes – la distinction est seulement temporelle et analytique.  En définitive, il s’agit de tenter de comprendre comment l’être humain peut être à la fois placé involontairement dans une société stratifiée, capable de travailler collectivement pour la remodeler et de se trouver un ou des rôles en son sein qu’il peut incarner et personnifier dans un pourquoi qui lui est satisfaisant et durable.

A ce propos, une distinction a été faite par Raymond Boudon entre les « systèmes fonctionnels» (dans lesquels les individus occupent un «rôle social») et les « systèmes d'interdépendance» (dans lesquels ils ne jouent pas ce rôle). Dans les « systèmes fonctionnels », les individus sont appelés «acteurs», et dans les «systèmes d'interdépendance», ils sont appelés «agents». Il reste que pour la clarté du vocabulaire, la question est délicate. On remarquera au passage que les notions d'acteur et de rôle sont empruntées au langage de la scène.

De façon générale, disons que dans les rédactions, les journalistes rencontrent de nombreuses contraintes accentuées par des pressions technologiques et économiques croissantes.  Cette complexité est due à l’écart entre le souhait d’une liberté de réflexion et la réalité de la pratique, fruit d’une résistance significative à cette même réflexion, considérée comme exercice largement académique. La réflexion critique ne peut se développer qu’à partir du sentiment d’autonomie au sein de la pratique professionnelle, qui reconnaît les contraintes et conduit les journalistes à instaurer les protocoles de leur métier.
 
XII—Du « champ médiatique » en général

D’où l’utilité de certains éléments de la théorie du champ, empruntés à Pierre Bourdieu, dont la sociologie est en quelque sorte une entreprise intellectuelle de dévoilement qui conceptualise le monde social dans les sociétés modernes comme divisé en « champs ». C’est la différenciation des activités sociales qui conduit à la constitution de sous-espaces sociaux (champs politique, économique, cultural, artistique, médiatique, etc.) qui se spécialisent dans l’accomplissement d’une activité sociale donnée. Le champ est envisagé comme un espace de compétition social fondamental. Les différents champs ou sous-espaces sont dotés d’une autonomie relative par rapport à la société prise dans son ensemble. Ils sont hiérarchisés, et leur dynamique provient des luttes de compétition que se livrent les agents sociaux pour y occuper les positions dominantes.

La théorie de l’action sociale de Bourdieu tourne autour du concept d’habitus comme principe d’action des agents. Celui-ci signifie que les agents sociaux développent des stratégies, fondées sur un petit nombre de dispositions acquises par socialisation qui leur facilitent l’adaptation aux nécessités sociales. Au concept d’habitus, il faudrait ajouter ici celui de violence symbolique. Bourdieu ne révolutionne pas la sociologie, à proprement parler ; il est l’héritier de la sociologie classique, dont il a synthétisé, dans une approche profondément personnelle, la plupart des apports principaux. Luc Boltanski note quelque part que l’œuvre de Pierre Bourdieu« est en partie de la tradition revisitée. Au-delà du relief personnel, il a effectué un travail de synthèse et de transmission de la tradition sociologique ».

Le monde social est divisé en champs, qui constituent des lieux de compétition structurés autour d’enjeux spécifiques. Ainsi, le monde médiatique connaît aussi la violence symbolique, c’est-à-dire la capacité à perpétuer des rapports de domination. Il est donc important de découvrir comment se structure ce monde, comment s’y constituent les hiérarchies entre les groupes sociaux, et comment s’y établissent certaines pratiques culturelles/professionnelles.

Dans cette thèse, la candidate a essayé, autant que faire se peut et selon la disponibilité des données, de penser le lien entre socialisation et actions des individus. En réfléchissant sur l’ensemble des dispositions, schèmes d’action et perceptions des acteurs/agents. Il faut souligner cependant que l’habitus est plus qu’un simple conditionnement. L’habitus n’est pas l’habitude que l’on accomplit machinalement. Les dispositions ressemblent davantage à la grammaire de sa langue maternelle acquise par socialisation, et grâce à laquelle l’individu peut fabriquer une infinité de phrases pour faire face à toutes les situations. L’habitus est un « puissant générateur » à l’origine d’un « sens pratique », une « structure structurante » génératrice d’une infinité de pratiques nouvelles.

Face aux médias, il y a le public (ou les publics). Mais, que représente le public aujourd’hui ? Une «communauté de consommateurs» ou de «clients» ? Des «catégories managériales» ? Le journalisme du LMD échappe-t-il à la logique du marché ? Est-il le «bras idéologique » d’une certaine élite française ? A-t-il une autorité, une crédibilité, une autonomie ? Sert-il à redéfinir les priorités politiques dans des sociétés qui se veulent «démocratiques » ? En fait, nul ne peut répondre à ces questions avec précision.
 
XIII—Centralités et « périphéralités » : quelle pertinence ?
 
Une autre remarque importante a été faite à propos de la pertinence du modèle centre-périphérie. Du fait qu’il ambitionne d’expliquer les rapports de domination entre les pays, il se retrouve d’actualité. On a cherché vainement à l’enterrer, mais il reste « indissociable » de la mondialisation, de la globalisation et de l’universalisation qui agissent sur les reconfigurations spatiales ; par conséquent, il est toujours d’une grande utilité. Il ne s’agit pas de l’influence d’un espace sur les autres, mais plutôt de la résultante de processus d’inter­dépendance dans un territoire vaste, multiple et extensible selon les cas.

L’analyse systémique permet d’étudier les liens, les interactions entre des éléments dans un environnement. Le modèle centre-périphérie y est un outil indispensable. Prétendre qu’il est « désuet » impliquerait que toutes les relations se valent par ailleurs. Ce qui est loin d’être vrai. Un tel relativisme aurait une fonction idéologique de mystification, empêcherait de comprendre les enjeux des relations de domination toujours présentes entre les composantes du « système ». Les centralités, comme les « périphéralités » (néologisme créé par moi-même pour désigner les rapports de dépendance des périphéries et semi-périphéries) peuvent se révéler plus ou moins « denses, polycentriques, hiérarchisées, émiettées, voilées », mais cela ne change rien à leur existence même.
 
XIV—Les ingrédients de base : conceptualisation / théorisation et méthodologie
 
On l’aura compris en faisant la synthèse de ce travail : l’outillage théorique trouve son ancrage dans la théorie de la représentation chez Edward Said, mais essentiellement dans la théorie du champ littéraire qui s’inspire des travaux de Pierre Bourdieu. La problématique centrale de cette recherche est claire et s'articule autour des questions suivantes : Les facteurs ayant été derrière le traitement des questions marocaines par un certain type de journalisme, le Maroc étant considéré comme une « ancienne colonie », un pays en développement dont la France observe l’évolution. On pourrait ici emprunter le concept de géohistoire chez Fernand Braudel et qui renvoie à l’observation de l’influence de la géographie dans l’élaboration de l’histoire. Ou encore celui de la longue « durée ». Mais serait-ce vraiment utile ?

La méthodologie adoptée se fonde, entre autres, sur l’analyse de contenu, verticale et horizontale qui permet d’explorer le niveau manifeste à l’aide du texte, et le niveau latent qui décode le contexte des transformations socio-politiques et culturelles majeures qui ont profondément influé sur la production et la réception de l'information. Le corpus total est énorme ; il est constitué d’une trentaine d’articles parus dans Le Monde Diplomatique (sélectionnés parmi une centaine d’articles pour la même période) et s’étalant sur un quart de siècle. Pour ce faire, la méthodologie doit être solidement ancrée, les outils utilisés doivent être aisément contrôlables par le spécialiste et compréhensibles par les lecteurs, y compris les profanes, pour aboutir à cette rentabilité tant attendue, qui est d’extraire des significations à partir d’une réalité complexe, chaotique, inintelligible.
 
XV—Contribution à une résurrection de la recherche sociale au Maroc
 
Le pari a été tenu et gagné largement. La candidate a su choisir ses théories, ses appareils conceptuels, elle a su classer ses concepts et les rendre opérationnels, elle a su choisir son corpus. L’ambition était d'identifier les tendances prédominantes dans ce traitement médiatique et de dévoiler les facteurs déterminants de cette représentation médiatique du Maroc, en en examinant la logique et les motifs. La thèse contribue à enrichir la compréhension du contenu des médias dans un contexte de transition socio-politique et culturelle. Les résultats obtenus mettent en évidence un certain discours produit par des pratiques journalistiques d’auteurs et de journalistes-intellectuels français.

En somme, les points forts de cette thèse sont nombreux : elle utilise un cadre théorique « sociologisant » interdisciplinaire incluant l’étude des médias et de la communication, et les disciplines des sciences humaines de manière générale. Les procédés utilisés sont en conformité avec les derniers développements des études et des recherches dans ces mêmes champs au niveau international. Les résultats obtenus sont une contribution significative au domaine de l’étude des médias et de la communication au sein de l’université marocaine de manière générale.

Il y a donc une quête de la connaissance qui constitue la trame de ce travail, ce qui se constate au fil des différentes étapes du cheminement de la recherche. Il y a un véritable tour de force à la fois théorique et méthodologique. Mais, c’est aussi un tous de force matériel : cette thèse qui est assez volumineuse reste fidèle au principe qui veut que le chercheur doit en définitive « trouver » en partie ce qu’il cherche en devenant « l’amant des anomalies », il doit essayer d’expliquer ce qui semble inintelligible. Ces qualités ont permis à la candidate d’aboutir à des conclusions importantes. C’est donc un travail de recherche dans le sens de la production de connaissances « nouvelles » sur des objets « factuels ».

Elle a été entreprise à un moment de renversement des perspectives dû à une « sociologisation » de plus en plus extensive des études sur la littérature et les médias, un tournant où il est impératif d’entamer une « décolonisation » au niveau de l’enseignement et de la recherche en engageant des questionnements inédits et en encourageant la pensée critique.
 
Propos relatifs à une thèse de doctorat soutenue à l’Université Hassan II de Casablanca

Par professeur Nabyl Eddahar
Docteur d’Etat ès sciences politiques,
Fulbright Scholar, Professeur des Universités, Expert consultant auprès d’organisations internationales


Lu 332 fois


Nouveau commentaire :

Votre avis nous intéresse. Cependant, Libé refusera de diffuser toute forme de message haineux, diffamatoire, calomnieux ou attentatoire à l'honneur et à la vie privée.
Seront immédiatement exclus de notre site, tous propos racistes ou xénophobes, menaces, injures ou autres incitations à la violence.
En toutes circonstances, nous vous recommandons respect et courtoisie. Merci.



services