Portraits d’El Mostafa Akil. Evocation esthétique d’une mémoire vivante


Libé
Mardi 16 Juillet 2024

Portraits d’El Mostafa Akil. Evocation esthétique d’une mémoire vivante
Dans son ouvrage de référence «Vocabulaire d'esthétique», le philosophe français spécialisé en esthétique, Etienne Souriau, propose la définition suivante du portrait : «Au sens général, représentation d'une personne; mais, prévient-il, la définition du portrait comme concept esthétique appelle quelques précisions.»

Abstraction faite des éléments de précision que le philosophe apporte au concept esthétique de portrait dans le domaine de la littérature, car tel n’est pas l’objet de notre propos, il semble incontournable de présenter brièvement ses précisions à propos du portrait dans les arts plastiques.

Même si la représentation des personnes est pratique courante dans la sculpture en tant qu’art plastique, le terme portrait n’y est pas employé, on y dit « tête », « buste » ou « statue ».

Ainsi, le concept « portrait », dans son acception plastique, est-il réservé aux œuvres en deux dimensions, peinture ou dessin, auxquels s’ajoute la photographie artistique.
«Le portrait est donc déjà une interprétation et transcription, précise encore Etienne Souriau, donc choix, pour rendre l’apparence extérieure d’une personne, quel que soit le degré de réalisme.»

Depuis une vingtaine d’années, la production plastique d’El Mostafa Akil est caractérisée par la multiplicité des genres (figuration et abstraction, nouvelle figuration et collage, arabesque et calligraphie, sculpture et installations…), des techniques (peinture à l’huile, peinture à l’eau [aquarelle, gouache ou peinture acrylique], crayon, technique mixte…), des supports (papier à dessin, carton ou toile, bois…), des états de la surface des œuvres (avec texture, à savoir la présence de reliefs et d’un aspect tactile, ou absence de toute texture à part celle du support) ; l’artiste doukkali fréquente le portrait en tant que genre figuratif spécial dont la genèse remonte à l’Antiquité.

Au commencement de cette passion pour la représentation de l’apparence extérieure d’une personne, Akil utilisait volontiers le grand format. Mais au fil du temps et des expériences, il opta, finalement et définitivement, pour un format plus standard (A3, 297×420 mm).

Hormis de rares exceptions, notre portraitiste local dessine ou peint, avec préméditation, des personnes ayant pour point commun l’appartenance à une géographie en partage ou un long séjour en son sein : Doukkala et leur capitale El Jadida. Un choix de la localité réfléchi, mûri et assumé par l’artiste, qui a pour visée d’honorer sa terre natale, son histoire et son héritage, célébrer les femmes et les hommes qui ont contribué et contribuent au rayonnement des contrées doukkalies et mazaganaises, celles et ceux dont l’empreinte a marqué le passé de ce terroir ancestral, marque encore son présent et façonnera son devenir. Privilégiant de la sorte de vouer ses portraits à l’évocation esthétique d’une mémoire vivante inscrite dans les gènes de celles et ceux dont l’identité n’est pas meurtrière, mais ouverte et tolérante, généreuse envers ses descendants et ses convives, résidents ou de passage.

Pour anecdote, la doctoresse Legey écrit dans son «Essai de folklore marocain» publié en 1926 : « Dieu créa notre père Adam et notre mère Eve, avec la terre des Doukkala (région située entre Mazagan et Marrakech). Les premiers hommes étaient des géants. Ils avaient deux estomacs, un en avant du thorax et l’autre dans le dos, une grande queue comme les chiens ; de plus, leurs organes génitaux étaient entre leurs yeux. Ils ont depuis pris l’aspect extérieur qu’ils ont maintenant et à chaque génération, leur taille diminue. A l’heure du jugement dernier, ils seront tout à fait petits et leur taille ne dépassera guère celle d’un petit chien. » Heureusement qu’El Mostafa Akil ne prend nullement comme modèles pour ses portraits «nos ancêtres» doukkalis tels que décrits par la « toubiba de Marrakech»!

Dans le registre de la localité de ses portraits qui aspire à faire acte de reconnaissance envers ses contemporains, frères et sœurs par les racines ou par l’adoption territoriale, à défier, par l’image pérenne, l’oubli qui menace les plus anciens d’entre eux, la quarantaine de représentations visuelles réalisées jusqu’à maintenant par Akil s’inscrit dans la perspective d’une prochaine grande et imposante exposition individuelle, dédiée exclusivement aux portraits de Mazaganais, Zemmouris et Doukkalis, illustres ou anonymes, et que l’artiste promet pour les prochains mois.

Eclectique dans le choix de ses modèles, El Mostafa Akil rend visibles, par son art, diverses catégories de ceux et celles qui partagent avec lui l’appartenance géographique et sociétale commune. Car « l’art, comme disait Paul Klee, ne reproduit pas le visible, il rend visible ».

Avec un regard émanant des portraits qui semble dévisager directement le spectateur et l’interpeller, comme pour tisser un lien de proximité avec lui, comme pour lui signifier que l’enjeu ne se limite pas à la simple ressemblance avec le modèle, mais la transcende afin de refléter la personnalité intérieure dudit modèle, sont notamment représentés : des icônes intellectuelles (Abdellah Laroui, Abdelkébir Khatibi, Driss Chraïbi,Taha Abderrahmane…),  des oulémas et foqhas (Abderrahmane Doukkali, Idriss Tachfini, Abou El Fath…), des écrivains et poètes (Ibrahim Al Hajri, Khatiba Moundib, Noureddine Zouitni, Mohamed Bentalha Doukkali, Mohamed Gabi, Said Tachfini, Chakib Abdelhamid, Said Ahid, Abdelkrim Mahi, Driss Tahi, Hayat Nakhli, Mustapha Malah…), des artistes plasticiens (André El Baz, Bouchaib Habbouli, Abdelkrim El Azhar, Abdellah Belabbès, Abdellah Dibaji, Abdelkader Boutafi, Bouchaib Arsalane…), des hommes de théâtre et artistes (Mohamed Said Afifi, Hicham Bahloul, Jamal Boudouil), des sportifs (la pilote automobile Hind Abatorab, Ahmed Makrouh dit Baba, Réda Riyahi…). Sans omettre de célèbres anonymes dont la notoriété dépasse celle de certains noms cités ci-dessus : l’infirmière humaniste Mme Rikita, l’humoriste animateur de Halqas Hadj Taher Zaâtout, le propriétaire du célèbre café éponyme servant le fameux et exquis thé à la menthe: Fikhra, le fou et spectaculaire Abdellah A Ta Place ou encore le gardien de la mémoire de la citerne portugaise : Hadj Abd J’lil… A quoi il faut ajouter un nombre très réduit de portraits de quelques membres de la famille Akil, qui sont, eux et contrairement aux autres, peints à la peinture à l’huile et polychromes, et non dessinés au crayon, comme si l’artiste réservait le recours à la couleur dans la représentation visuelle des personnes à ses proches, uniquement à eux!

D’un format A3 (297×420 mm), les portraits d’Akil, toujours individuels et jamais de groupe, sont dessinés au crayon sur du papier à dessin. Bidimensionnels et sans texture aucune, ils utilisent des portraits photographiques en tant que modèles, lesquels sont choisis par l’auteur avec beaucoup de soin et de professionnalisme, avec un regard esthétique et critique sur la base de critères allant de la pose à l’expression de la physionomie, de la composition aux effets de lumière, des dégradés de la composition en noir et blanc à l’angle de vue, tout en intégrant la forme des éléments constitutifs du visage, son angle et sa perspective.

Akil opte généralement pour le portrait de face et le privilégie à celui de ¾ choisi pour un nombre restreint d’œuvres, même si ce dernier semble plus facile à réussir. Par contre, on ne rencontre jamais chez lui de portraits de profil.

Il se suffit de dessiner le visage uniquement, le complétant parfois par le cou et le haut du thorax, voire les épaules. Le portrait en buste (modèle représenté jusqu’à la taille) est presque absent chez lui, à l’exception du portrait du luthiste Jamal Boudouil qu’il dessine jouant avec son instrument de musique, comme si ce dernier était membre à part entière des éléments constitutifs du personnage dessiné.

Imbu du Canon de l’art du portrait et du code de représentation du corps humain, savoirs acquis grâce à ses nombreuses lectures sur les arts plastiques, à son engouement pour les œuvres des maîtres du genre et sa capacité d’écoute des critiques et artistes plasticiens qu’il rencontre, Akil s’impose de respecter scrupuleusement, dans ses portraits, la verticalité qui est une condition sine qua non pour la ressemblance avec le modèle et sa reconnaissance ; car «un visage se reconnaît surtout aux expressions faciales qui l’animent, et pour les interpréter, l’axe vertical est essentiel» (Jacques Ninio, «L’empreinte des sens »).

Les parties des représentations des personnes par Akil laissées volontairement vierges, blanches (réserves) meublent le haut et les côtés latéraux des portraits, s’étendant quelques fois jusqu’en dessous. Tel un vide qui enveloppe le modèle, qui fait émerger son aspect visuel et le met en exergue, en l’absence de tout autre élément extérieur à lui pouvant détourner le regard du spectateur, attirer son attention sur autre chose que le modèle. Célébration et suprématie du modèle donc, le modèle et rien que le modèle. Défini en colorimétrie comme la plus lumineuse des valeurs de gris, le blanc des réserves d’Akil semble s’apparenter aux pointes de blanc par lesquelles Vermeer illumine le sujet de son œuvre, comme dans la « Jeune fille à la perle » de 1665.

Les valeurs du gris des mines des crayons à papier utilisées pour dessiner les cernes de l’aspect visuel de la personne objet du portrait, pour tracer les traits principaux et secondaires afin de créer la ressemblance, sont minutieusement sélectionnées par l’artiste. Et se déploient en un graphisme épuré et sensuel propre à Akil, en traits courbes, continus et/ou discontinus caractéristiques de sa manière particulière de dessiner, de son empreinte picturale singulière. Ces valeurs du gris sont plus ou moins foncées pour jauger la luminosité juste et exacte, et la renvoyer, en la représentant et sans saturation aucune, en fonction des ombres et de la lumière.

 «Bien qu’uniquement visuel, précise encore Etienne Souriau dans son ouvrage cité ci-dessus, le portrait peut rendre très sensible la personnalité intérieure du modèle, par de nombreux indices tels que la pose, l’expression de la physionomie, etc. ». Et c’est à quoi adhère El Mostafa Akil dans son art du portrait que l’on peut qualifier à juste titre de «local»; réussissant, par son talent et son long parcours d’artiste venu aux arts plastiques en tant qu’autodidacte, à exprimer, aussi, la subjectivité des sujets que ses portraits prennent pour objets, «à dévoiler dans l’extérieur, comme l’édicte Hegel, la pleine intériorité».

Se prenant aussi pour modèle, à l’image des portraitistes depuis que la représentation de soi a émergé en tant que genre autonome, El Mostafa Akil a réalisé, jusqu’au jour d’aujourd’hui, quatre autoportraits. Si le professeur d’esthétique Jean-Marie Pontévia oppose deux comportements de peintres face à l'autoportrait : ceux qui se peignent en tant que peintres et ceux qui traquent l'individu dans sa globalité, El Mostafa Akil s’insère dans la seconde catégorie, se représentant visuellement en sa qualité de citoyen lambda non pourvu du statut d’artiste. Aussi, la posture du modèle peint par lui-même, d’El Mostafa représenté plastiquement par El Mostafa, est-elle classique : cadrage en «buste» et détachement de la figure sur un fond neutre.

Portraiturer des visages locaux est, selon les portraits d’Akil, l’éloge d’une localité revendiquée et esthétiquement invoquée où chaque visage «est une promesse autant qu’un fait accompli» (Jean Hélion).

Par Said Ahid
El Jadida, 13 juillet 2024.


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