Abdellah Baïda : Rien n’est jamais tranché en matière de création littéraire


Libé
Lundi 15 Juillet 2024

Abdellah Baïda : Rien n’est jamais tranché en matière de création littéraire
Le privilège de l’écrivain est de nous entraîner là où il veut et où nous ne serions pas allés sans lui. Et comme le lecteur disposant d’outils de recherche, il va d’aventure en aventure pour pouvoir solliciter les plis et replis du texte afin d’en dégager un sens et en déguster sa part du plaisir qu’il lui offre.
    Nos écrivains sont là pour nous ouvrir, nous lecteurs, quelques pistes de lecture et même des outils, un avant-goût de ces jouissances amenant la satisfaction, voire la satiété, étant leurs complices.

Libé : Quel a été votre premier texte, nouvelle ou roman, que vous avez publié, que vous avez soumis au lecteur ?

Avant même l’écriture, il y avait la lecture, beaucoup de lecture. Il doit y avoir de la lecture, sinon rien de valable ne se dégage. Cela mérite d’être dit et répété, on ne le répétera jamais assez surtout par les temps qui courent : Il faut lire ! Non seulement pour pouvoir écrire, mais pour pouvoir vivre, bien vivre.

J’ai écrit et publié mes premiers textes dans les années 90 du siècle dernier. Il s’agissait surtout de publications académiques sous forme d’articles autour notamment des littératures francophones. En juillet 2000, j’ai remporté le Prix de la nouvelle du concours « Auteurs inaperçus du Maghreb » organisé par une association à Safi. Cela m’avait beaucoup encouragé à continuer à écrire, à tenter de créer et à partager avec les lectrices et les lecteurs. Mon premier roman « Le Dernier salto » est sorti aux éditions Marsam il y a exactement dix ans. Il a obtenu le Prix Grand Atlas dans les catégories « Etudiants » et « Culturethèque ».

Quels sont alors les auteurs ayant influencé votre manière de regarder les faits, et de les écrire ?

Toutes les lectures nous impactent consciemment ou inconsciemment. Quand j’étais au collège, je lisais beaucoup en arabe, notamment les œuvres de Nagib Mahfouz, Ihssan Abdelkoudos, Al Manfalouti, Taha Houcine, etc. Dès le lycée, je me suis orienté vers des lectures en langue française, il y avait bien sûr les grands classiques du XIXème siècle tels que Flaubert, Zola et Balzac mais aussi des incontournables du XXème comme Sartre et Camus. A travers la langue française, j’ai pu aussi découvrir de grandes œuvres de la littérature du monde, plus précisément la littérature russe et celle des Amériques. J’ai lu et je continue à lire des auteurs qui me nourrissent comme Milan Kundera, Philip Roth et Paul Auster. Cela dit, je n’oublie pas l’apport des auteurs marocains avec qui j’ai partagé le texte et le contexte, je cite à titre indicatif Edmond Amran El Maleh, Mohammed Khaïr-Eddine, Mohammed Leftah, Driss Chraïbi, Abdelkébir Khatibi…

Pour écrire, faudrait-il se faire imposer un cérémonial quelconque, se soumettre à ses contraintes ? En est-il de même pour tous vos romans ?

Un cérémonial ? Pas forcément. Une certaine rigueur, oui. Je crois au fait que l’inspiration ne constitue qu’une minuscule composante dans le processus de création d’une œuvre. Tout le reste est le fruit d’un vrai travail. Pour ma part, dès que je choisis un sujet de roman, j’en fais une obsession. Et pendant au moins une année, la plupart de mes activités tournent autour de ce choix. J’explore l’univers de mon roman à venir, je prends des notes, beaucoup de notes, je ne rédige pas encore, je m’imprègne de certaines situations que je pense exploitables au niveau de l’intrigue, etc. La deuxième étape, c’est la rédaction : écrire presque chaque jour, de préférence le matin très tôt, jusqu’aux environs de 11 heures. Les matinées, j’écris sur mon ordinateur et le reste de la journée j’écris dans ma tête. Ne pas laisser de périodes creuses, il faut maintenir le fil jusqu’au bout du roman. Une fois le premier jet terminé, là commence un autre travail : réécriture et peaufinage. Cette étape peut aussi durer longtemps et elle est très importante. Un petit détail peut changer la destinée d’un roman. J’ai vécu l’écriture de plusieurs de mes romans comme des explorations de certains univers. Ce fut le cas de l’univers canin pour mon roman « Nom d’un chien » (2016), l’univers livresque pour « Testament d’un livre » (2018), l’univers de la musique dans « L’Irrésistible appel de Mozart » (2022)…

 «Ecrire, c’est le double plaisir de raconter et de se raconter une histoire, et c’est aussi le plaisir d’écrire, qui est inexplicable», dit Françoise Sagan dans un entretien accordé à Le Magazine littéraire en juin 1969.

C’est même parfois assez inextricable. Dans l’action d’écrire, plusieurs sensations et sentiments s’imbriquent et il est souvent difficile de les démêler. Cependant, pour simplifier au risque de schématiser voire de caricaturer, je trouve beaucoup de plaisir dans l’écriture, dans la mise en place d’un univers avec ses personnages, ses situations, ses rebondissements, etc. Le rapport qu’un écrivain entretient avec ses créatures dans un roman est assez problématique. C’est partiellement le sujet de mon nouveau roman « Sacré personnage » (Ed. Marsam, 2024). Il y est question, grosso modo, d’un personnage qui sort d’un roman et s’en va à la recherche de son auteur pour s’expliquer avec lui à propos du destin qu’il lui avait choisi dans son livre. Vous voyez, la fiction peut quitter son cadre et venir nous bousculer dans notre réalité !

Pour Proust, la vie écrite est plus intense que la vie vécue. Qu’en pensez-vous ?

Voilà, c’est un peu ce que je disais en évoquant « Sacré personnage » ! Avec la vie écrite, nous sommes dans des dimensions multiples et plus larges qui embrassent aussi bien la réalité que la fiction. Dans la vie réelle, il y a trop de dispersion, trop de parasitage, alors que dans l’écrit, il est possible de focaliser sur un bref instant et en faire une éternité. La même chose pour un furtif sentiment ou une fugace sensation, ça peut être l’objet de tout un livre qui s’étale sur quelques centaines de pages. 
Nous pouvons aussi dire que la littérature permet de vivre plusieurs vies.

Le critique et écrivain Milan Kundera dit que le roman est le lieu de l’ambiguïté, le lieu où les choses ne sont jamais tranchées de manière définitive, le lieu de l’absence manichéenne. Est-ce que cela pourrait s’appliquer à vos romans ?

Il y a parfois un déphasage entre ce que l’écrivain pense avoir exprimé dans un texte et la manière par laquelle le lecteur reçoit le même texte. Rien n’est jamais tranché en matière de création littéraire. C’est dans la confrontation avec les lecteurs que je perçois combien mes textes se prêtent à diverses lectures. Parfois, certaines interprétations que je croyais inenvisageables sont proposées et défendues par des lecteurs (souvent par des lectrices !)…
et je ne peux que m’incliner devant leur pertinence. L’œuvre n’appartient qu’à moitié à son auteur. Dans le roman « L’Irrésistible appel de Mozart », il est question d’un retraité de la Banque du Maroc qui, en quittant l’univers des chiffres, va se lancer pour la première fois dans l’exploration de l’univers de l’art et plus précisément celui de la musique. C’est une nouvelle vie qui s’offre à lui et de nouveaux horizons qui s’ouvrent devant lui, ce fut comme une nouvelle naissance. Cette situation, par exemple, chaque lecteur peut l’adopter et l’adapter à sa propre situation… même si les marges de l’incertitude demeurent. J’aime mettre dans mes romans des situations qui font réfléchir tout en procurant du plaisir.

Propos recueillis
par Mouhoub Abdelkrim

Biographie

Abdellah Baïda est écrivain et enseignant-chercheur de littérature française, francophone et comparée.
Il est agrégé de lettres et titulaire d'un doctorat en littérature et culture maghrébines, francophones et comparées. Il est actuellement professeur à l'Université Mohammed V de Rabat.
Il a publié divers travaux portant sur plusieurs aspects des littératures de langue française notamment "Les Voix de Khaïr-Eddine" (éd. Bouregreg, 2007), comme il a dirigé l'ouvrage "Mohamed Leftah ou le bonheur des mots" (éd. Tarik, 2009). En 2011, il publie "Au Fil des livres, chroniques de littérature marocaine de langue française" et en 2020 un recueil de nouvelles intitulé "Les Djellabas vertes se suicident".
Parmi ses romans: Le Dernier salto (2014), Nom d'un chien (2016), Testament d'un livre (2018), L’Irrésistible appel de Mozart » (2022) et « Sacré personnage » (Ed. Marsam, 2024).
Abdellah Baïda publie régulièrement dans la presse des chroniques portant sur les nouveautés littéraires.


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