Vulnérabilité et précarité dans la littérature marocaine

“Amères tranches de vie” de Najat Dialmy


Par Jean Zaganiaris *
Vendredi 6 Juin 2014

Vulnérabilité et précarité  dans la littérature marocaine
Le recueil de nouvelles de Najat Dialmy, intitulé «Amères tranches de vie» est constitué de 15 tranches d’existence. Les textes  ne sont pas des «histoires» avec une linéarité, une intrigue et une fin qui vient rationnellement clore le récit…Il y a quelque chose de suspendu et d’indicible dans ces récits... Ce ne sont ni les débuts, ni les fins qui comptent mais, pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze à propos de Kafka, c’est le milieu qui est important… C’est par le milieu que se font les choses, que se déroulent les existences, que se créent des événements marquants, irréversibles, indélébiles. Un des fils conducteurs de ce recueil a trait à la vulnérabilité des corps. Ces amères tranches de vie dont nous parle Najat Dialmy sont fortement liées à ces « vies précaires » évoquées Judith Butler dans son livre Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil. Pour Butler, une personne précaire est une personne vivante mais dont l’environnement social où elle évolue ne considère pas son être comme étant doté d’une «vie» méritant d’être vécue dignement et d’être pleurée à sa mort. Les vies précaires sont les vies d’êtres humains qui ne profitent pas des possibilités d’épanouissement offertes à d’autres «vies», dont le statut et le degré de reconnaissance sociale font qu’elles sont moins exposées à la vulnérabilité. La première nouvelle, «Caprice», parle d’une vieille mendiante qui reçoit une aumône importante la veille de l’Achoura et décide de s’offrir un plaisir en achetant une glace au chocolat. Elle est incapable de  nommer ce produit qu’elle désire au marchand et se sent honteuse devant lui : «Elle avait honte ! C’était comme si elle venait demander quelque chose à laquelle elle n’avait pas droit» (p. 9). Même si elle a l’argent pour payer, elle n’est pas reconnue par l’épicier comme une cliente ordinaire car dans le quartier, elle est avant tout cette mendiante qui vit dans la rue. C’est à ce niveau que se trouve, à notre avis, la précarité de cette vie, dont Najat Dialmy rend compte de l’humanité, en montrant le plaisir que lui procure la dégustation de cette glace : «C’était très froid, ça lui fit mal aux gencives, mais c’était vraiment exquis. Un morceau, puis un autre. Elle ferma les yeux : c’était l’un des plus beaux moments de sa vie ! Elle aurait voulu le prolonger, l’éterniser !». On pense à la jeune vendeuse de «La petite fille aux allumettes» du conte d’Andersen, qui arrive à entrevoir les images du paradis dans la rue glaciale au sein de laquelle elle est en train de mourir. La nouvelle «Caprice» insiste sur l’appartenance de cette mendiante à un monde commun, à une humanité commune. Cette vieille mendiante est un être humain au soir de sa vie et  qui, lorsque son décès arrivera,  ne bénéficiera sans doute pas des pratiques de deuil commémorant l’importance de personnes qui ont vécu et qui ont compté pour d’autres. Quelle commémoration funéraire et quelles pratiques de deuil peut espérer un corps dont on n’est pas capable de voir la vulnérabilité, la fragilité, la précarité et l’humanité alors qu’il est encore en vite? 
Cette précarité omniprésente dans Amères tranches de vie n’est pas uniquement matérielle. Comme le montre la nouvelle «Rose épanouie», elle peut aussi être affective. Le récit évoque un jeune homme de 30 ans qui tombe amoureux d’une femme plus âgée que lui. Cet homme souffre car il ne se sent pas aimé en retour : «Ma tristesse, mon lamentable état d’âme me montrèrent la voie de la raison : l’amour qui n’est pas mutuel, qui ne procure pas la joie de vivre, qui n’est qu’une source de souffrances insolubles, est bon à condamner à mort» (pp. 19-20). A l’inverse, le personnage féminin de la nouvelle «Le fruit défendu» énonce qu’il n’y a rien de «plus doux qu’un amour muet qu’on devine réciproque et que l’on sait impossible». Il s’agit d’une femme mariée qui tombe amoureuse de son pédiatre. Contrairement au personnage de «Rose épanouie», elle sent que l’homme qu’elle aime n’est pas insensible à son charme : «Elle avait besoin d’être seule, de savourer seule ce délicieux moment où l’on découvre qu’on est aimé, qu’un cœur, bien loin, vibre pour soi» (p. 61). Cette femme souffre car elle est mariée et qu’elle ne peut abandonner facilement le foyer conjugal. En même temps, elle savoure les sensations que lui procure ce beau pédiatre, qui l’emmène dans un monde enchanté chaque fois qu’elle se retrouve en sa présence. On voit là qu’il y a peut-être une ambivalence dans ces amères tranches de vie, qui ne sont pas le fruit d’un regard misérabiliste sur la société…Comme dans les tableaux de Francis Bacon, il y a toujours une lueur d’espoir qui existe, malgré la noirceur des situations dans lesquelles nous évoluons…Le meilleur comme le pire peuvent arriver…Rien n’est joué à l’avance et on ne sait pas ce que nous réserve l’avenir : des prairies ensoleillées ou des larmes de sang ?  
La nouvelle «A la dérive» montre différentes précarités susceptibles d’être combinées au sein d’une existence. Ahmed est dans une précarité matérielle. Après le décès de son père et le remariage de sa belle-mère avec un autre homme, il  est viré de chez lui et se retrouve à la rue. Il est dans une précarité affective car il ne bénéficie d’aucune affection au sein d’un foyer qui est pourtant celui où il est né. Il se retrouve dans une précarité professionnelle, en exécutant un travail pénible au sein d’une briqueterie et en percevant un salaire misérable qui ne lui suffit pas pour vivre dignement. Il prend conscience de la précarité de son corps  lorsque le gardien de l’entrepôt dans lequel il dort essaie de le violer. Ahmed exprime la souffrance et la honte ressenties, suite à cette tentative de viol : «Il avait décidé de ne rien dire de peur de devenir la risée de tous les ouvriers de la briqueterie. Il savait bien, qu’au lieu de s’en prendre à l’abject, les autres s’acharneraient sur lui et ne verraient désormais en lui qu’un être faible suscitant les envies obscènes des dépravés» (p. 30). Il y a un enracinement de la violence et de la cruauté dans les pratiques sociales qui donne l’impression à Ahmed qu’aucun espoir, aucune issue n’est possible : «L’impuissance face à la fatalité est un sentiment atroce!» (p. 50). La nouvelle «L’intrus» fait écho au personnage de Ahmed, en évoquant un enfant encore plus jeune qui vit dans la rue : «Ces gens sur la terrasse du café discutaient d’argent, de travail, de promotion, de femmes…Ces parents autour de la fontaine se réjouissaient à la vue de leurs enfants en train de jouer, bien habillés, bien nourris : ils éprouvaient un immense plaisir à les voir grandir…et lui, il était là, parmi eux mais si loin d’eux !! Si seulement ils avaient pensé à faire de lui l’un des sujets de leurs discussions ! Il aurait tant souhaité que quelqu’un daignât lui adresser un sourire, un vrai sourire, rien qu’un vrai sourire. Mais il savait fort bien que, pour eux, il était un gueux capable de tous les délits que sa condition pouvait lui suggérer de commettre. Il était en vérité un enfant qui n’avait pas droit à l’enfance, à une vraie enfance insoucieuse comme tous les autres enfants qui jouaient devant lui» (p. 45). Dans «Misère», l’évocation de cette précarité sociale est définie à travers la honte éprouvée par une personne sortie de son foyer douillé et chaud pour acheter des médicaments, et qui voit un jeune mendiant à qui elle souhaite donner l’aumône être chassé par un des employés de la pharmacie. La honte éprouvée par le personnage rappelle celle dont parlent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie?  : «Les droits de l’Homme ne disent rien sur les modes d’existence immanents de l’homme pourvu de droits. Et la honte d’être un homme, nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Lévi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hante les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée pour le marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque». Plutôt que voir dans les nouvelles de Najat Dialmy des clichés ou une vision quelque peu mélodramatique du social, nous avons préféré considérer ces textes comme l’expression d’un rapport au réel, cristallisé au sein de productions littéraires remarquablement écrites, remarquablement humaines. 
 
* Enseignant chercheur 
EGE Rabat 


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