Tsunami sur la Belgique


Par khader bichara
Mercredi 23 Juin 2010

Je ne vais pas pleurer sur mon sort, mais je n'ai vraiment pas de chance. Je viens de Palestine qui, aujourd'hui, se paie le luxe d'avoir deux gouvernements sans Etat, et je vis en Belgique, pays d'adoption, qui a un Etat, 3 régions et 3 communautés et qui risque fort bien de  se scinder en deux Etats et je ne sais combien de régions. C'est à y perdre son latin.
Depuis le scrutin de dimanche dernier, tout le monde retient son souffle : d'abord les Belges pour lesquels  le séisme électoral  du 13 juin a ébranlé les fondations mêmes de leur petite Belgique, ensuite les Européens, en émoi, face à ce qui pourrait être un précédent dangereux, et enfin, nous les Méditerranéens. Car, aussi étonnant que cela puisse paraître, il y  aurait bien entre 500 et 700.000 Méditerranéens vivant en Belgique surtout des Turcs et des Marocains. Combien sont les Marocains au juste?  Bataille des chiffres. Pour certains, la communauté marocaine frôlerait le demi-million, mais ceux qui sont inscrits comme étrangers ne dépasseraient guère les 150.000, les autres ayant été naturalisés ou résident dans le pays de manière irrégulière. Mais peu importe. Une chose est sûre : la Belgique traverse une passe difficile qui pourrait bien déboucher sur son démantèlement : et ce n'est une bonne nouvelle pour personne.
Pour comprendre les ébranlements du présent, une esquisse de l'histoire de la Belgique n'est pas superflue: elle révèle en tout cas une chose: dans le Plat pays de Brel, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond.
Soumise tantôt au pouvoir des Autrichiens, tantôt à celui des Français tout au long du XVIII siècle et début du XIXème, la Belgique est placée sous tutelle des grandes puissances après le Congrès de Vienne de 1815, puis rattachée au Royaume des Pays-Bas. Mais la majorité des Belges rejettent cette intégration. Les Hollandais sont trop protestants et les Belges trop catholiques et surtout  le Royaume de Hollande semble trop  privilégier le développement des Pays-Bas plus que celui des provinces intégrées.
La révolte éclate durant l'été de 1830, un gouvernement provisoire est proclamé. Le 4 novembre 1830, à la Conférence de Londres sur la Belgique, les grandes puissances décident de reconnaître son indépendance. Le pays se dote d'une constitution en 1931 et le 21 juillet  de la même année, un roi, d'origine allemande,  Léopold de Saxe, devenu Léopold 1er, est intronisé à la tête du pays, faisant du pays une monarchie constitutionnelle et parlementaire.
La création de la Belgique arrangeait tout le monde : elle ceinture la France au Nord et joue le rôle d'Etat-tampon  entre la France et la Hollande. Le message est bien capté, si bien que la France, se sentant cadenassée, par la Belgique, le Rhin, les Alpes, les Pyrénées et l'océan, traverse la Méditerranée et entame la colonisation de l'Algérie.
A l'origine, la  seule langue officielle de la Belgique est le français, mais les populations flamandes et wallonnes continuent à utiliser des  dialectes locaux. Le français, c'est la langue de la bourgeoisie et généralement des affaires. Avec le rattachement des cantons de l'Est, germanophones, en 1919, la Belgique est devenue, officiellement, un pays trilingue. Mais dans la réalité, le français domine, car la richesse est concentrée dans la partie wallonne avec les mines de charbon, les industries textiles et sidérurgiques.
Après la 2ème Guerre mondiale, le décor commence à changer progressivement : le port d'Anvers se développe, la Flandre attire des investissements, surtout américains et allemands, dans l'industrie automobile, pharmaceutique, pétrochimique, etc. Une bourgeoisie flamande émerge et avec elle un nationalisme flamand revendicatif. Tout cela sur fond de crise économique dans la partie wallonne.
En effet, les industries textiles ont été laminées par la concurrence étrangère, les industries sidérurgiques ont été délocalisées et les mines de charbon, concurrencées par le pétrole,  ont été fermées les unes après les autres. La richesse a changé de camp : le sursaut nationaliste de la Flandre n'en est que le reflet.
C'est  autour de mon  Université que s'est cristallisé le nationalisme linguistique flamand. En effet, l'Université catholique de Louvain où je suis venu faire mes études était localisée à Leuven dans la région flamande, mais la section francophone de l'Université attirait des milliers d'étudiants étrangers et avait une renommée internationale. Pour les nationalistes flamands, l'Université de Louvain était une sorte "de cancer linguistique" qu'il fallait éradiquer. J'ai assisté, médusé, à de nombreuses  manifestations flamandes qui scandaient, à tue-tête, " walen buiten" : les Wallons dehors. Ainsi mon Université s'est scindée en deux et la partie francophone est allée s'installer  à 25 kilomètres de là, dans la région wallonne en créant   un nouveau site sur lequel je me trouve aujourd'hui  appelé " Louvain-la-Neuve"…
La cristallisation du sentiment nationaliste flamand va conduire à plusieurs réformes successives de la Constitution, en 1970, 1980,1989 et 1993. L'Etat unitaire belge devient un Etat fédéral, avec un gouvernement fédéral, trois gouvernements régionaux (Wallonie, Flandre et Bruxelles) et 3 communautés  (flamande, francophone et germanophone). Ces régions et communautés ont des compétences bien définies  et  disposent  d'un parlement et d'un gouvernement propres. Cela fait de la Belgique le pays où il y a le plus de politiciens par million d'habitants, dans toute l'Europe.
Mais  les régions ne recoupent pas les communautés. Ainsi la communauté germanophone se trouve intégrée dans la région wallonne, tandis que Bruxelles se trouve géographiquement en Flandre, mais 90% de sa population est francophone. A ce titre, elle dispose d'un gouvernement autonome : celui de la région bruxelloise, mais fait partie de la Communauté Wallonie-Bruxelles. C'est un méli-mélo qui laisse pantois les étrangers qui ne sont pas familiers du fédéralisme à la belge. Dans ce labyrinthe constitutionnel, une chose est positive : toutes ces évolutions se sont faites démocratiquement sans effusion de sang.
Alors pourquoi le scrutin de dimanche 13 juin a eu l'effet d'un séisme? C'est parce que le nationalisme flamand est passé à un cran dessus : des revendications  on passe aux revendications  séparatistes. Crédité de 27 sièges dans un parlement de 150 députés, le parti séparatiste de Flandre, N-VA, risque désormais de disloquer la Belgique. Son chef, De Wever, sera le nouveau maître du jeu politique belge. Certains médias craignent qu'il ne devienne même "le fossoyeur de la Belgique".
Mais le scrutin a aussi intronisé le parti socialiste de Di Rupo comme premier parti de Wallonie. Or celui-ci est le parti de la Belgique fédérée.
Cela promet des négociations compliquées pour constituer le prochain gouvernement : la Belgique risque fort bien de passer l'été sans gouvernement : sauf miracle. Mais les Belges sont réalistes parce qu'ils croient aux miracles, pour paraphraser un homme célèbre.
En attendant, ne nous faisons pas trop de soucis pour la petite Belgique : Bruxelles la sauvera de la dislocation, à moins d'extraire Bruxelles de la région flamande, de lui octroyer un statut spécial  et d'en faire la capitale de l'Europe…Ce qui, dans l'état actuel des choses, relève du vœu pieux.


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