Soliman le magnifique frappe aux portes du Royaume Chérifien


Mohamed Amine LOTFANE (lotfane@gmail.com)
Mardi 21 Août 2012

Soliman le magnifique frappe aux portes du Royaume Chérifien
Au Maroc, ces feuilletons sont traduits en « darija », c'est ainsi qu'une "Güllü" devient Khouloud, et que "Gümüş" devient Nour et même le "Raki", boisson traditionnelle et apéritif national turc devient "Atay".
Que devrions-nous tirer de cet engouement pour les téléséries turques? Il est vrai que ces séries influencent le Moyen-Orient à cause de la proximité culturelle et historique qui existe entre des pays comme l'Egypte ou la Syrie avec la Turquie. Mais le cas du Maroc demeure le plus surprenant et ce à plusieurs égards.  Diversité culturelle et crise identitaire  Le paysage linguistique marocain est caractérisé par la présence de deux langues nationales : l’Arabe et l’Amazighe et de langues étrangères : le
Français, l’Espagnol et dans une moindre mesure l’Anglais.  
Cette diversité linguistique qui a pour corollaire une diversité culturelle peut expliquer l’aisance avec laquelle les marocains composent avec des cultures étrangères. Ce qui est paradoxal c’est le fait de constater, que malgré cette diversité culturelle, on commence à sentir une crise identitaire, pis encore, cette crise laisse entrevoir des problèmes fondamentaux qui portent sur la mémoire, l’héritage et l’histoire et sur l’avenir de nos cultures ce qui devrait pousser toute la société marocaine à réfléchir sur la question de la sauvegarde de cette diversité culturelle dont nous nous enorgueillissons souvent.  
Il est vrai que le contexte mondial actuel est marqué par deux tendances centrales à savoir la standardisation de certains modèles culturels à l’échelle mondiale et la diversification culturelle à l’échelle locale. Ces deux tendances trouvent leur source dans l’impressionnant volume de biens et services culturels échangés à travers le monde et constituent un facteur d’influence indéniable sur les cultures locales. Mais il ne faut pas se hasarder à justifier notre crise identitaire et l’oubli dans lequel on accule nos cultures locales et régionales par l’influence exercée par les cultures étrangères pour la simple raison que toute déconsidération voir même perte de la culture locale ne peut se faire au profit d’une culture globalisante sans que des éléments culturels étrangers aient au préalable trouvé ancrage dans notre vécu et parlé quotidien.
Il faut donc appréhender la culture mondiale comme un espace de discussion et de ne pas se cacher la face et essayer de trouver les maux de notre crise identitaire dans notre politique culturelle.  Revenons à l’exemple du modèle culturel turc et sa télédiffusion au Maroc. Süleyman – appelé Soliman le Magnifique en Occident – lui même n'aurait pas rêvé de voir son pays caresser les frontières de l'empire chérifien. En effet, rappelons qu’en l’an 1516, Soliman le magnifique fit passer tout le monde arabe sous la coupe ottomane à l’exception du Maroc : un pays avec une culture complexe et mosaïquée, mais unis et difficilement influençable ce qui ne fût pas le cas de l'Egypte, la Tunisie, ou de l'Algérie. Ces pays en pleine décomposition culturelle, de vide identitaire, culturel et religieux se sont résignés à mettre leur destinée et une partie de leur histoire entre les mains de la puissance musulmane de l'époque à savoir l'empire ottoman.  
En doublant les séries turques en «darija», nous ne faisons que renforcer l’influence de la culture turque dans la société marocaine, ce qui enlève aussitôt au Maroc le mérite d’être un pays ouvert sur les autres cultures puisqu’il s’agit beaucoup plus d’une contrainte d’influence que d’un choix d’ouverture culturelle (i.e. : les marocains n’ayant pas choisi de s’ouvrir sur la culture turque en apprenant la langue turque ou en zappant sur des chaines turques).  Est-ce qu’il s’agit d’une politique menée par les instances médiatiques marocaines ou bien cette influence culturelle trouve son origine dans le manque de créations artistiques au Maroc. Qu’elle soit l’une ou l’autre, le résultant n’est pas tout à fait différent.  Constitutionnalisation de l'amazigh et télédiffusion du turc.
Le berbère a fait son entrée dans la nouvelle constitution du 1er juillet 2011 comme langue officielle – bien entendu sous ses différents dialectes : le rifain, le tachelhit et le tamazight – En effet, l’article 5 de la constitution précise que l’amazighe constitue une langue officielle de l’Etat, en tant que patrimoine commun à tous les marocains sans exception.  Le téléspectateur le plus profane s’interrogera sur la place réservée à l’amazighe dans le paysage médiatique marocain. Il est vrai que la part consacrée à l’amazighe dans la programmation de nos chaînes nationales a été renforcé depuis une dizaine d’années mais il faut admettre que cette programmation demeure essentiellement limitée à l’information ; il y’a ainsi peu de documentaires, films ou séries amazighes ; on est alors loin de pouvoir concurrencer les séries turques diffusées en boucle sur nos chaînes.  Il s’agit là d’un réel paradoxe constitutionnel, on se situe alors entre un article de la constitution qui officialise l’amazighe comme langue d’Etat – la langue ici est entendue dans son acception la plus large qui englobe patrimoine et culture amazighe - et une pratique médiatique qui tend à faire de la Turquie un modèle culturelle pour les générations actuelles et futures.
Il semble donc judicieux de se pencher sur une approche des politiques culturelles qui puisse intégrer la culture dans tous les domaines de l’action politique notamment dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’économie et des médias. La culture doit à la fois être appréhendée comme une source d’inspiration des générations actuelles et futures et comme ressource pour le développement.  Limitons nous au cas qui nous intéresse, à savoir la culture et sa relation avec les médias, une politique culturelle saine visera à promouvoir la diversification culturelle et linguistique en renforçant le pluralisme des médias, en développant la présence des langues nationales dans les radios et télévisions publiques; en menant des études sur la relation entre la culture et sa diffusion dans les médias, et en soutenant la production locale et nationale et sa distribution.  

Soliman le magnifique frappe aux portes du Royaume Chérifien
Choisir de diffuser des séries-télés turques au lieu de diffuser des séries ou téléfilms amazighe traduits en «darija» par exemple place ironiquement le Maroc comme porte étendard de la création turque. Au lieu de se proclamer garant de la diversité et la richesse culturelle nationale et de soutenir et médiatiser notre patrimoine, on note au contraire une politique qui encourage la diffusion de productions culturelles étrangères au détriment de la production culturelle nationale.  Principe de la coopération culturelle internationale et principe de réciprocité  La Turquie réalise ces derniers temps des avancées remarquables dans le domaine de la coopération notamment culturelle. Le pays est confiant de l’apport culturel et du modèle qu’il peut apporter aux pays de la région et est conscient du rôle que joue ce type de coopération dans le renforcement de son corps diplomatique à l’étranger.  
Il faut signaler à juste titre, que ces politiques de rapprochement sont insufflées par des considérations tant culturelles qu’économiques et profitent donc aux sociétés de production turques. Notons au passage qu’une série turque coûte entre 500 et 15.000 $ par épisode. N’aurait-il pas été plus approprié d’investir cet argent dans des productions nationales et Dieu sait que le Maroc regorge d’artistes aux potentiels et compétences manifestes qui peuvent changer le visage de la création artistique nationale.  La question qui se pose avec acuité est la suivante : si cette invasion des séries-télés turques est le fruit de l’accord de coopération culturelle entre la Turquie et le Maroc.
 Est-ce que le Maroc bénéficie d’un traitement similaire en
Turquie ? Les films et téléfilms marocain sont ils traduits en turc et diffusés sur les chaînes nationales turques ? La réponse est tout autant
évidente…  Pourtant, dans son article VIII, la déclaration des principes de la coopération culturelle internationale de l'UNESCO énonce clairement "La coopération culturelle s'exercera au bénéfice mutuel de toutes les nations qui la pratiquent. Les échanges auxquels elle donnera lieu seront organisés dans un large esprit de réciprocité."  La coopération entre la Turquie et le Maroc constitue une exception puisqu'à la différence de la Syrie, de l’Egypte ou encore de la Bulgarie, le Maroc ne dispose pas d’un patrimoine culturel commun avec la Turquie.
En effet, l’empire ottoman n’ayant laissé aucune empreinte sur l’empire chérifien. De ce fait, la coopération entre ces deux pays est celle qui doit être le plus imprégnée par une relation de réciprocité pour que le Maroc en sorte tout aussi gagnant sur le plan culturel et économique.  En attendant que les nouveaux cahiers des charges proposés par le nouveau gouvernement pour assainir le paysage médiatique marocain apportent leur lot de nouveautés, les téléspectateurs marocains auront l’occasion de découvrir la deuxième saison de la série « Harem sultan » qui retrace l’histoire de l’empire ottoman au 16ème siècle sous le règne de «
Süleyman el Kanuni ». Enfin, Soliman le magnifique frappe aux portes du Royaume Chérifien !!


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