Rita El Khayat : Il est clair que les femmes sont en train d’arracher une partie du pouvoir patriarcal


Alain Bouithy
Vendredi 8 Mars 2024

Avec son ouvrage « Les violences traditionnelles contre les femmes », publié aux éditions L’Harmattan, Rita El Khayat nous entraîne dans le monde de la violence, en particulier celle infligée aux femmes que la psychiatre, psychanalyste, anthropologue et écrivain passe systématiquement en revue à travers le temps et les cultures. Une œuvre unique par sa documentation qui nous offre un éclairage sur les réalités sombres qui entourent un phénomène universel que la défenseure acharnée de la paix et auteur de plus d’une trentaine d’ouvrages combat depuis plus de trente ans. Entretien.

Libe : La communauté internationale célèbre ce vendredi la Journée internationale des droits de la femme. Que représente pour vous cette journée ? Et quelle signification lui donnez-vous ?

Rita El Khayat : C’est très important qu'il y ait une Journée internationale des droits de la femme, c’est une manière constante de rappeler quelque chose, et donc il fallait le faire. De même, le 25 novembre est la Journée mondiale de lutte contre la violence faite aux femmes.
Il est très important d'avoir des jours dédiés d’autant plus qu’ils nous ont permis de beaucoup évoluer.

Vous avez reçu en novembre dernier le « Prix international de la femme d'exception - Stand out Woman », à Rome. Que pourriez-vous nous dire sur cette distinction ?

Ce Prix a été une surprise pour moi. Je ne m’y attendais pas. Pour être appelée « femme d’exception », il faut le mériter et tenir le rang. Ce qui est très difficile parce que cela suppose qu’on est toujours sur un mode d’exigence, de perfection et de rigueur. Cela fait très modèle et être considérée comme un modèle demande beaucoup de travail et une humilité constante.

Votre combat pour la défense des droits de la femme remonte à plus d’une trentaine d’années. Mais c’est en 1994 que vous avez pris pour la première fois la parole en public sur la violence. Votre ouvrage «Les violences traditionnelles contre la femme», vient-il parachever le travail entamé il y a plus de trois décennies?

Effectivement, en 1994, une association marocaine de défense des droits des femmes spécialisée dans la lutte contre la violence conjugale contre les femmes m’a demandé de parler de ce problème. J’avais donc commencé à réfléchir sur cette question et depuis lors je n’ai cessé de travailler sur cette problématique.
Je dois avouer que si je me suis intéressée à la violence, c’est parce que je l’ai subie sous différentes formes. Ça ne m’a jamais quitté et encore davantage quand j’ai travaillé en Italie où j'ai été honorée par plusieurs prix pour la paix. Et le contraire de la paix, c’est la violence. Donc en permanence, l’esprit fluctue entre apporter la paix et combattre la violence.
Par exemple aujourd’hui, je ne comprends pas qu’il y ait tellement de guerres dans le monde et qu’on se surarme en permanence. Je fais partie de ces rêveurs, comme l’Américain Thoreau, comme Lanza del Vasto, comme Ghandi, qui rêvent d’un monde de paix, d’amour et de sérénité.

Le problème, c’est qu’on en est encore très loin parce qu’il y a des gens qui meurent pour leurs idées comme Alexeï Navalny à qui je rends hommage parce que cet homme a accepté de mourir, je suis persuadée qu’il savait qu’il allait mourir quand il est revenu en Russie. Ce genre de personnes me fascinent parce qu’il y a des vérités pour lesquelles il faut mourir et il y a des vérités pour lesquelles il ne faut pas mourir. Ces personnes sont très importantes pour édifier la paix dans le monde.
« Je suis fermement opposée à la violence »
Le plan de votre ouvrage suggère un travail de recherche approfondi où vous examinez les violences faites aux femmes, à travers toutes les époques et cultures. Comment avez-vous réussi à faire tout ce travail malgré vos nombreuses occupations professionnelles ?

Je suis une « stakhanoviste », un forçat du travail. J’aime le travail. Même si aujourd’hui les gens essaient de faire le minimum d’effort pour le maximum de résultat, moi je crois en la valeur de l’effort. Donc, je n’écris pas de façon facile et je ne m’écris pas facilement moi-même. Je suis rigoureuse avec moi-même et pour prouver quelque chose, il faut aller très loin, il faut prospecter très loin. Pour que ça devienne un texte fondamental, il faut qu’il soit propre.

J’ai écrit cet ouvrage parce que je suis fermement opposée à la violence. Je refuse de laisser la violence perdurer. C’est parce que les violences sont nombreuses que j’ai essayé de les analyser au maximum à travers l’histoire, les cultures et les sociétés pour qu’on ne dise pas, par exemple, que ce sont les sociétés arabo-islamiques qui sont très violentes avec les femmes, que dans tel pays on ne tue pas des femmes.
Par exemple, pour ne citer que trois pays proches du Maroc, en Espagne, en Italie et en France, entre 150 et 200 femmes meurent chaque année sous les coups de leurs compagnons, ex-maris ou maris. Ce qui est colossal et terrible pour des pays aussi développés.
Alors pour contrer la violence, il faut la déconstruire, la dénouer point par point. La violence est omniprésente. Il n’y a qu’à voir la manière de la conduite automobile à Casablanca. Pour moi c’est une violence inouïe.

Le premier enseignement que l’on tire de votre ouvrage, c’est que la violence contre les femmes est universelle. Dans votre démarche, êtes-vous partie du principe qu’il faut réunir toutes ces informations pour faire avancer la lutte contre cette violence ?

Absolument ! C’est-à-dire que plus on a des arguments, plus on va résoudre ce problème. Cela devient passionnant à comprendre quand on se rend compte que Ghandi a passé sa vie entière à promouvoir la paix et qu’il est mort de façon violente, tombant sous les balles. Cela nous amène à poser la question suivante : comment quelqu’un peut-il abattre ainsi cet homme extraordinaire avec une telle personnalité ? Il y a beaucoup de personnes qui sont mortes justement pour défendre la paix, et là encore, le sang est le prix de la vie qui donne quelque chose sur quoi se rattacher pour aller plus loin dans la compréhension.

Pourquoi l’être humain est-il si violent ? C’est la question à se poser ! Dans un premier temps, j'ai entrepris une analyse approfondie, englobant les définitions et les généralités, en explorant de façon médicale, biochimique, psychanalytique et anthropologique ce que sont l'agression et l'agressivité.
Afin de mieux comprendre la nature de l’agressivité humaine, je l’ai étudiée en incluant sa biologie, sa sociologie, son anthropologie, sa psychologie et sa psychanalyse.

Ensuite, j’ai procédé à des analyses thématiques de la violence en remontant jusqu’aux premiers hommes, en m’appuyant sur la paléontologie puisqu’on a retrouvé des cranes fracassés datant de 100 000 ans qui témoignent de l’existence de la violence à cette époque là.
 « A mon avis, n’arrivent à des postes suprêmes que des gens extrêmement agressifs dans leur capacité à y accéder »
Puis, j’ai abordé les aspects philosophiques de la violence vu qu’elle se prête à la réflexion philosophique à proprement dit avant de cerner le problème d’un point de vue sociologique.
Par la suite, j’ai enchaîné avec le domaine politique où il y a beaucoup à dire. A mon avis, n’arrivent à des postes suprêmes que des gens extrêmement agressifs dans leur capacité à y accéder. Cette agressivité est sublimée et enveloppée, mais cela ne change rien au fait qu’on n’accède pas aux postes de commande supérieurs sans cette capacité, justement, en soi d’agressivité.

Ensuite, je me suis livrée à une analyse en psychiatrie jusqu’à la violence et  la phobie et puis j’ai abordé le sujet du point de vue de la psychanalyse qui est la partie la plus ardue parce que les concepts psychanalytiques sont difficiles à appréhender.

Dans la deuxième partie de mon travail, je me suis attaquée aux diverses formes de violence qui sont nombreuses et variées avant de me focaliser sur la violence contre les femmes et d’aborder le grand chapitre consacré à cette question.

Malgré toutes ces violences à l’égard des femmes, il en a fallu du temps pour que l’on prenne conscience de l’urgence de lutter contre ce phénomène. Qu’est-ce qui explique cela ?

En fait, nous sommes encore en train de vivre sous le patriarcat, et celui que nous connaissons le mieux est le patriarcat monothéiste de type judaïque, chrétien et musulman.

Il est clair que les femmes sont en train d’arracher une partie du pouvoir patriarcal. Mais tant que nous vivons sous le patriarcat, il faut un dominant et un dominé. Le patriarcat c’est un pouvoir. Et il était très facile de dominer une femme parce qu’on s’accorde à dire qu’elle est plus fragile physiquement, qu’elle fait des enfants et qu’elle en a la garde. Donc c’est un personnage qu’on s’accorde à dire plus faible et fragile que l’homme.
En ce moment-là, il était plus facile pour les hommes de régenter la vie des femmes et de leur imposer un certain nombre d’éléments qui font qu’ils les tenaient complètement.
On s’aperçoit donc qu’il y a là une violence universelle et traditionnelle contre les femmes : c’est un problème général dans le monde. Un rapport historique établissant que c’est la plus ancienne forme de servitude des femmes. Elles sont dans la servitude, donc elles subissent une violence.

Le féminisme était dès lors une nécessité absolue. On a un état général des femmes avant l’avènement du féminisme et puis une seconde étape qui est celle d’après le déclenchement du féminisme. Lequel ne date pas des années 60 et 70 puisqu’il a commencé bien avant au 19ème siècle. Par exemple, George Sand est une très grande féministe avant l’heure, mais on ne l’inclut pas directement dans le féminisme, alors que sa vie est une illustration de ce qu’est le féminisme avant l’heure.

Donc le patriarcat a été féroce contre les femmes et je fais toujours cette analyse historique dans tous mes travaux : pour moi, le monde moderne commence il y a à peu près 500 ans. C’est l’émergence du monde occidental, la Renaissance, etc. C’est le déclin du monde arabo-islamique parce qu’en 1492, on découvre l’Amérique et le dernier royaume musulman de Grenade tombe exactement la même année. Puis, dans cette découverte du monde par l’Occident, dans cette espèce de ravage qu’a fait l’Occident dans le monde, je veux dire dans le sens premier : c’est-à-dire déjà envahir. Dans cette prise du pouvoir sur le monde, il a fallu des forces de travail d’où l’esclavage. Après, on a été obligé de l’abolir parce que c’est un scandale sans nom. Donc on tombe dans le colonialisme.

Mais dans tous les systèmes, que ce soit dans l’esclavage, la colonisation, dans le monde occidental ou les mondes dominés, on a toujours le dominé et le dominant. Le dominé est toujours la femme quels que soient le degré de domination et la forme de domination, la femme est toujours dans l’état du dominé.

Parlons des cas extrêmes de violence. Qu’est-ce qui amène un homme à donner la mort à une femme ?

Avant d’arriver à ce cas extrême, il y a d’autres formes de violence : il y a les frotteurs dans les bus, les harceleurs systématiques, les dragueurs invétérés, les chefs qui obligent les femmes à la promotion canapé… Donc il y a tout une dégradation de la femme dont on ne parle pas parce qu’on pense que ce n’est pas grave puisqu’il n’y a pas mort d’homme, en l’occurrence de femmes. Ce n’est que quand il y a meurtre qu’on se réveille.

Par contre, j’ai analysé la société marocaine où on n’a pas toujours besoin de tuer la femme vu que la violence est diffuse et permanente. Elle la subit tout le temps. Qu’elle le veuille ou non, elle est soumise
Si l’on prend la population française par exemple, on a environ 200 femmes tuées par an. On va dire que c’est un chiffre qui est ridicule parce qu’il y a infiniment plus de meurtres, il y a des milliers de meurtres par an. Donc, soit on vous dit qu’on se focalise trop sur le problème féminin, soit on dit que c’est un scandale en soi. Il y a pas très longtemps, un mot a été inventé : le féminicide, qui s’applique spécifiquement au meurtre des femmes. De nombreuses féministes mènent un combat acharné pour qu’on cesse de tuer les femmes au sein des couples.
« On tue très souvent par excès d’amour »
Car, c’est surtout dans un couple que le problème est plus important, mais il est passionnel : on tue très souvent par excès d’amour: «J’ai aimé cet être au point que je vais le faire disparaître parce qu’il ne me convient plus, il n’est plus en phase avec l’amour que je lui porte. Et puis, moi, j’ai été rejeté pour un autre, c’est hors de question », « il n’est pas question que celle qui a été mon épouse ou ma partenaire aille vivre avec un autre », etc.

Dans l’immensité de ce que vous avez apprise dans le cadre de vos recherches, qu’est-ce qui vous a le plus surprise ?

Ce qui m’a touchée le plus, ce sont les femmes de mon entourage, de ma famille et de mon pays. Découvrir qu’elles ont souffert du fait qu’elles étaient des femmes a éveillé toute ma curiosité avant d’être moi-même l’objet de nombreuses violences.

Vous avez rencontré des femmes dans le cadre de vos activités professionnelles qui, malgré les abus qu’elles subissent, choisissent souvent de garder le silence. Comment interprétez-vous cela?

Dans mon livre, j’ai évoqué une patiente avec un œil au beurre noir qui a accepté que je prenne une photo de son visage tuméfié. Cette mère de trois enfants était souvent battue. J’ai « réparé » son visage pour qu’elle puisse affronter son état de maman de plusieurs enfants et lui ai demandé pourquoi elle restait avec l’homme qui lui a infligé cette violence. Elle m’a dit qu’il s’agit d’« un problème économique ». Pour d’autres, « on ne divorce pas dans la famille ! ». Pour d’autres encore, j’ai compris qu’elles étaient masochistes et trouvaient normal d’être frappées.
C’est donc toute une déclinaison de situations et de comportements dans le couple. J’ai même vu une femme de 23 ans quasiment couverte de bleus des pieds à la tête. Elle ne se plaignait pourtant pas des coups reçus.
Outre cette violence physique, il y a tout un registre d’autres façons de violenter la femme : les injures, les mauvais traitements, l’abandon, le refus de toute relation sexuelle avec elle...

Propos recueillis par Alain Bouithy


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