Religion et Déclaration universelle des droits de l’Homme


Par Ali Bouabid
Mercredi 12 Décembre 2012

Religion et Déclaration universelle des droits de l’Homme
Dans un article publié par le quotidien «Akhbar Al Yaoum» du 5 décembre courant, sous le titre «Religion et démocratie» Abdelilah Hami Eddine, député du Pjd et par ailleurs universitaire et président de l’Association «Karama», défend une thèse centrale que l’on peut résumer ainsi : La «laïcité» n’est pas «une condition préalable à l’édification démocratique». Il appuie son argumentation sur l’idée que «L’universalité des droits de l’Homme ne signifie pas la suppression de toutes les particularités culturelles et civilisationnelles des peuples». Homme de dialogue ouvert, Hami Eddine me donne l’occasion de dialoguer ici avec lui sur un sujet crucial qu’il a le mérite d’aborder publiquement.
De manière globale, les réflexions de l’auteur sont intéressantes, en ce qu’elles permettent de mettre au jour la manière dont certains courants islamistes au Maroc appréhendent et accueillent la question de l’universalité des droits de l’Homme. Je voudrais, dans les limites de ce que permet un article de presse, montrer que sur un sujet complexe, c’est au prix de confusions et de plusieurs raccourcis que l’auteur étaye son hypothèse de départ.
Commençons par le commencement. D’abord, l’auteur ne définit pas explicitement ce qu’il entend par «la laïcité». Il se contente de relever que ce concept ne figure comme tel dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948. Soit. Mais il laisse penser que la laïcité est par essence hostile à la religion. Ce qui évidemment est inexact. Même en France, où le processus de sécularisation a historiquement accouché d’une version radicale de la laïcité, cette dernière, dans les textes qui la régissent, n’est en rien hostile à la religion. Ainsi, L’Etat au titre des lois 1905 sur la laïcité, garantit le libre exercice des cultes mais s’impose en revanche une forme de neutralité à leur endroit. Que je sache,  neutralité n’équivaut pas à hostilité.
S’agissant de la Déclaration de 1948 à laquelle il fait référence, l’auteur tout en rappelant certains de ses principes, et notamment l’article 18 sur la liberté de conscience ainsi que les procédures démocratiques de choix des gouvernants par les gouvernés, croit pouvoir déduire de l’absence de référence explicite à la laïcité, «qu’il n’existe aucune inclination laïque à séparer la religion de l’Etat». Raisonnement triplement spécieux.
Sur la liberté de conscience qu’il survole sans livrer son point de vue, l’auteur devrait nous expliquer comment l’Etat peut faire respecter et protéger la liberté de conscience, qui pour faire court, signifie le droit de croire ou de ne pas croire, s’il est lui-même porteur d’une seule religion ? Comment, de ce point de vue, ne pas voir de contradiction entre l’art. 18 sur lequel il s’appuie et la permanence d’une religion d’Etat ?
S’agissant des principes énoncés par la Déclaration de 1948, c’est un truisme de rappeler que cette Déclaration consacre historiquement et philosophiquement l’affirmation des principes fondateurs de l’humanisme démocratique. Un humanisme fondé sur l’idée que les hommes ont la possibilité d’accéder à l’intelligence de ce qui pouvait être considéré comme les lois de la nature, d’agir sur elle, de modifier leur environnement en se donnant leurs propres lois. Ce principe d’autonomie a opéré en Occident, une rupture avec la vision religieuse du monde qui prévalait. L’affirmation de cette autonomie de l’individu s’est jouée sur les terrains scientifique, technique mais aussi politique, notamment avec la naissance de la figure du citoyen doué de raison et capable ainsi avec d’autres de produire la loi. Aussi, les procédures démocratiques (qui relèvent du registre de la loi au titre de l’autonomie individuelle) qu’invoque par ailleurs l’auteur, ne sont rien d’autre que la mise en forme politique de ce principe d’autonomie, à la base de la modernité politique et de la démocratie. En quoi la démocratie repose sur un corpus de valeurs, qui ne peut être isolé des procédures de sa mise en œuvre, comme semble le suggérer l’auteur. La démocratie n’est en effet pas simplement un régime fondé sur la compétition pour le pouvoir à travers des élections libres et concurrentielles. En un mot, si un gouvernement démocratique fait une démocratie électorale, il ne fait pas un régime démocratique.
Toujours pour conforter sa thèse, l’auteur recourt aux classements internationaux en termes de liberté, et invoque à ce titre l’exemple de l’Inde, considérée au regard des indicateurs établis comme un pays «libre» sachant, insiste-t-il, que «la religion assure une très forte présence au sein de la société indienne». Manifestement l’auteur semble méconnaître la distinction entre l’étendue de la croyance religieuse dans une société, et le rôle structurant et englobant que peut y jouer la religion. Pour distinguer ces deux dimensions, il n’est qu’à observer, bien plus que l’Inde, comment la société la plus matérialiste au monde, à savoir les Etats-Unis, est aussi et sans doute la plus imprégnée de religiosité ! Tout en observant  que cette société ne fonctionne pas selon des principes religieux ! Il ne faut donc pas confondre la croyance basée sur la foi des individus avec le fait que la religion organise la société. Aux Etats-Unis ce n’est plus le christianisme qui organise la société, ce sont les chrétiens qui s’organisent en société, par adhésion volontaire. Et cela change tout !
S’agissant des expériences historiques, l’auteur note que les pays d’Europe «ont tous concouru vers la séparation de l’Eglise et de l’Etat – et non la religion de l’Etat». Ici, le propos mériterait d’être doublement nuancé. Primo, Il ne s’agit de «l’église», mais des églises. Le christianisme, ne se réduit pas à la seule église romaine et les processus de séparation dans ces différentes sociétés ne sont pas identiques. Mais passons. Secundo, dans le christianisme ces églises ont toutes été historiquement des «puissances médiatrices». Il en est résulté qu’églises et religions ont souvent été confondues. Du coup, la distinction que nous propose l’auteur est pour le moins ténue, sauf dans le cas français, où parce que l’église était hostile à la révolution et donc assimilée à l’Ancien régime, le parcours de la laïcité a eu tendance, dans certains de ses épisodes, à confondre l’anticléricalisme et l’hostilité à la religion. Reste que les lois de 1905 ont mis un terme à cette confusion.
«Quant à la réalité d’une réelle et forte présence de la religion dans les structures de l’Etat, dans bon nombre de ces nations européennes», je ne vois pas de quoi parle l’auteur ? En affirmant cela, là encore, il assimile le poids de l’institution religieuse et la foi religieuse. Je signale que dans ces pays les institutions religieuses sont des institutions libres de construire dans la société civile, et non plus dans l’Etat, contrairement à ce que laisse penser l’auteur. Elles peuvent demeurer très puissantes, elles peuvent s’affaiblir. Mais partout, leur poids en tant qu’institution normative de la totalité sociale a disparu. Autrement dit, dans ces sociétés, la religion cesse d’être une autorité politique pour acquérir un statut privé non pas simplement dans le sens où elle renverrait à la croyance individuelle, mais au sens où elle n’a plus l’autorité sociale qui définit le cadre dans lequel vivent ces sociétés. Aussi, et au sujet des expériences historiques de séparation des sphères religieuse et politique, j’invite l’auteur à méditer le cas américain. En effet, les Etats-Unis sont un pays religieux, au sens où la majorité des Américains déclarent en effet croire en Dieu et avoir une pratique cultuelle régulière. Mais, les Etats-Unis sont aussi le premier pays au monde à avoir établi une stricte séparation des églises et de l’Etat !
De manière plus générale, Il est universellement admis que le socle de la vie démocratique qui est au fondement de la modernité politique procède du double  principe de séparation des sphères politique et religieuse et de différenciation des institutions : le religieux d’un côté, le politique de l’autre, des règles  qui gèrent les relations entre ces deux domaines.
Au sujet du Maroc, soutenir comme le fait l’auteur, que la revendication d’une «séparation de la religion et de l’Etat», attesterait d’un «manque de réalisme» est une chose qui peut être discutée. En revanche, prétendre qu’elle ne concorde pas avec «les indicateurs de mesure de la démocratie ainsi qu’elle est universellement définie» n’est pas exact, pour les motifs invoqués plus haut, si tant est que la démocratie soit réductible à une question d’indicateur.
L’auteur conclut en affirmant que «ce qui est demandé, en revanche, c’est de retirer sa sacralité au pouvoir, et non de distinguer la religion de l’Etat». Et d’ajouter : «Il n’est plus possible d’accepter l’exercice du pouvoir sous couvert de sacralité, car un être sacré ne peut être soumis ni au contrôle ni à la reddition des comptes».
Ce à quoi je suis tenté de rétorquer en première approximation qu’il n’est historiquement de sacralité que d’essence religieuse. Surtout, je vois difficilement comment concilier la permanence de la religion dans l’Etat, comme le préconise l’auteur, et l’absence de sacralité ! A moins de supprimer le statut d’Imarat Al Mouminine ! J’observe du reste sur ce plan, que bien que le Maroc ait renoncé à cette référence dans la dernière Constitution, la mise en scène symbolique de cette sacralité ne semble pas avoir pour autant disparu. En témoignent la dernière cérémonie de la Bey’a, ou encore le propos du ministre des Habous à l’ouverture des Dorrous Hassania de cette année qui en sont des illustrations éclatantes. C’est tout dire.
J’ajoute sur le volet reddition des comptes, que partout dans le monde, la Royauté est par définition politiquement irresponsable. C’est pourquoi du reste l’évolution vers une monarchie parlementaire est souhaitable. La monarchie est au Maroc auréolée d’une sacralité religieuse qu’incarne la figure d’Amir Al Mouminine. Bien plus que le côté symbolique de cette sacralité, ce sont les usages auxquels elle donne lieu qui sont à mes yeux problématiques.
Pour conclure à mon tour, je partage les préoccupations purement séculières, faut-il le souligner, formulées par Hami Eddine au sujet tant de la sacralité du pouvoir que de la religiosité de la société marocaine. Je suis en revanche plus perplexe sur les conditions politiques de leurs mises en oeuvre. Car dès lors que l’on se place dans une perspective de changement, il ne suffit pas d’afficher des principes sans énoncer simultanément les conditions de mise en oeuvre.
Ainsi la sacralité du pouvoir ne s’estompera d’elle-même, en se sécularisant  que si la religion est définitivement déliée de l’exercice du pouvoir. Or les islamistes ne peuvent appeler de leurs vœux une telle évolution si eux-mêmes ne se départent pas de cette prétention à mobiliser l’au-delà à des fins politiques. Car dans pareil cas, le refus de la sacralité du pouvoir monarchique, occulterait la tentation, fût-elle involontaire, d’en capter les dividendes indirects.
Sur l’étendue de la foi musulmane et non islamique dans notre pays. Si je conviens que l’islam est au Maroc une donnée organique au plan socioculturel, au sens où l’islam est culturellement l’affaire de l’immense majorité des Marocains, j’y vois précisément un motif suffisant pour que les acteurs s’abstiennent d’en faire usage dans l’arène politique. S’il est clair que le Maroc ne peut pour l’heure, imaginer un autre mode de cohésion alternatif qui se dispenserait de l’apport central de la communauté de croyance, la religion ne devrait plus être une donnée organique, au plan politique. C’est à cette aune que la «laïcité partielle» dont se réclame l’auteur peut être à mon sens appréhendée.
Je termine en signalant pour le public intéressé par ces sujets, que la Fondation Abderrahim Bouabid publiera dans les jours qui viennent deux numéros de sa collection les «Cahiers bleus» précisément consacrés à un examen plus fouillé de ces questions relatives à la thématique religion §démocratie au Maroc.

Fondation Abderrahim Bouabid
Le 10 DECEMBRE 2012


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