Réforme de la carte judiciaire marocaine : quelques éléments de réponses


HIMEUR Chihab Mohammed *
Samedi 26 Novembre 2011

Réforme de la carte judiciaire marocaine : quelques éléments de réponses
Depuis la loi sur la marocanisation de la justice, notre système juridique n’a pas connu de grandes réformes. Le plus souvent la question a été évoquée aux seules prises des élections, de procès à retentissement national, parfois réduite à l’unique justice pénale. Celle-ci ne représente qu’une partie de la justice. Il est temps de faire le bilan et d’évaluer la situation sur le terrain pour s’apercevoir qu’il existe toujours des dysfonctionnements. Si dans certains secteurs cela semble aller mieux, c’est au détriment d’autres secteurs qui, eux vont moins biens, notamment le pénal (car il privatif de libertés).
En effet, le quotidien de nos tribunaux inquiète les justiciables et les professionnels de la justice : les moyens insuffisants, les délais trop longs, les coûts très élevés, les effectifs trop faibles.  Les rapports des activités du ministère de la justice montrent que le traitement des affaires est essentiellement quantitatif : combien de tribunaux ont été inaugurés, le nombre d’affaires  traitées par tel ou tel tribunal, etc. Alors qu’il ne s’agit pourtant pas seulement de moyens. Depuis l’indépendance, l’administration de la justice avait pour objectif d’augmenter son rendement, sans pour autant chercher à se réconcilier avec les justiciables.
Nous pouvons continuer sans cesse les critiques. Mais le temps n’est plus à l’inventaire des échecs, il est à la reconstruction.
Cependant, l’approche qualitative de la justice sur laquelle repose la construction d’une société démocratique et un Etat de droit connaît de graves problèmes. Si les élections, expression de la volonté populaire, sont considérées comme une étape fondamentale dans la construction d’un Etat démocratique. La justice en est le garant. Il est de notre devoir, dans le contexte politique actuel qui est par ailleurs celui de la légalité et de la rationalisation de la vie politique, notamment après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi fondamentale, de dénoncer les anciens pratiques et les difficultés vécues quotidiennement par nos concitoyens. Certes beaucoup de choses ont changé, certaines pratiques ont évolué ces dernières années, des projets et des initiatives ont vu le jour. Mais les mentalités n’ont pas changé.
Malgré le foisonnement législatif, les rapports entre les administrés- les justiciables- et l’administration de la justice n’ont pas changé. L’adage ‘’nul n’est censé ignoré la loi’’ est objet d’incompréhension et de mauvaises interprétations. Autant plus lorsqu’il s’agit  dans une société, telle que la société marocaine, où le taux d’analphabètes est assez élevé. En effet, pour qu’une loi ne soit pas ignorée de tous, il faut qu’elle soit portée à la connaissance de ses destinataires naturels. Elle aura dans ce cas plus de chance à ne pas être violée et d’être préservée. Le droit à l’information paraît important à cet égard. Il s’agit d’une question cruciale qu’il faut promouvoir. Dans son rapport sur le développement humain des pays arabes en 2009, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) dévoile que seuls 10 % des Marocains pensent bénéficier du droit à un procès équitable.
Plusieurs raisons  peuvent être évoquées à cet égard nous permettant de mieux comprendre les origines de cette ‘’justice expéditive’’ :  la formation des magistrats : la lenteur de la procédure est due en premier lieu à l’absence de moyens matériels et humains au sein des tribunaux. En 2009, le Maroc ne compte que 3322 magistrats pour traiter plus de 3 millions d’affaires par an. Ces chiffres sont en totale inadéquation avec les normes internationales, qui prévoient au minimum un magistrat pour 5 000 habitants alors que le taux dans le royaume est de 1 pour 10 000, soit le double. En effet, la modernisation et la formation du personnel de la justice buttent sur des moyens financiers. Entre 2003 et 2008, seuls 2% des postes budgétaires créés ont été alloués à la justice, contre 52% pour l’éducation nationale. En 2002, le budget de la justice représentait 2,1% du budget général du gouvernement. En 2008, il n’en représentait plus que 1,59%. Ce qui est insuffisant pour un ministère sensible que celui de la justice.  En 1998, le ministère, avait lancé un ambitieux projet de réforme en partenariat avec la Banque mondiale. Celle-ci avait accordé un financement de 5,6 millions d’euros (63,2 millions de dirhams). Ce projet avait pour objectifs : l’informatisation  et l’équipement en matériels nécessaires tous les services dépendant du ministère de la justice, ainsi que la formation des magistrats. Le ministère a poursuivi les opérations de recrutement annuel de 300 magistrats. Ainsi, l’effectif des nouveaux magistrats devait atteindre 1500 durant la période 2008-2012. Le plan quinquennal – 2008-2012 –  prévoit également la formation de 2500 magistrats et fonctionnaires, dont le coût total devrait avoisiner 12 000 000 de dirhams. Ce qui permettra d’augmenter les effectifs et diminuera sensiblement le nombre d’affaires traitées par magistrat.
Le nombre des tribunaux est insuffisant : concernant, le nombre d’affaires traitées par la justice entre 1975 et 2006, il a augmenté de 215 %. Quant au nombre de tribunaux, aucun changement n’a été constaté. En revanche, le nombre des tribunaux de première instance a même diminué, il a passe de 67 tribunaux à 66 en 2011. Aujourd’hui, le Royaume dispose de 21 Cours d’Appel, 393 juridictions communales, 8 tribunaux de commerce. Ainsi, 22 tribunaux seront construits : 4 cours d’appel et 18 tribunaux de première instance, pour un coût de 800 millions de dirhams. D’ici à 2017, selon le même rapport, la pénurie de tribunaux devrait ainsi être réglée. La réforme prévue par le plan quinquennal contient également un volet social, le cadre de travail des magistrats devrait aussi connaître une grande révision et prévoit de revaloriser les salaires des magistrats et des auxiliaires de justice.
La corruption : dans son rapport annuel établi en 2008, la Banque mondiale a conclu que l’institution arrive en tête des services publics corrompus, avec une note de 3,6 sur 5, devant la police ou la santé. Des conclusions auxquelles souscrit l’Inspection générale de la justice elle-même. Le service des plaintes a enregistré depuis 2009 jusqu’au 2011 un total de 18 781, dont 2164 via Internet. Et plus de 700 plaintes contre des magistrats. Selon le même rapport, les inspecteurs relèvent 84 cas de corruption et près de 100 fautes professionnelles avec des records pour les villes de Casablanca et de Khouribga. Bref, de nombreuses professions sont mises en cause (experts, avocats, huissiers). Cette réforme présenterait un autre avantage : celui de permettre un meilleur brassage des magistrats et de parfaire la formation des plus jeunes au contact des plus expérimentés. La formation du magistrat cesserait d’être considérée comme achevée à la sortie de l’école nationale de la magistrature. Cela permettrait d’éviter l’absurdité du système actuel qui voit les jeunes magistrats, parfois statuer seuls en première instance quand les magistrats chevronnés   statuent eux manière collégialement. Cet enseignement ne donne pas à l’évidence pleine satisfaction  aujourd’hui. Il faudrait peut être le prolonger et le renforcer par des compléments de formation qui viendrait compléter la panoplie intellectuelles de ces jeunes magistrats. Et encore faut-il distinguer ce qui relève de l’avancement de carrière, voir de la mutation, et l’organisation de la subordination des magistrats sans violer les principes de la démocratie. Il est inconcevable que le président de la Cour tient sa nomination du ministre ou du pouvoir en place alors que se sont les magistrats du ressort qui se connaissent le mieux les uns et les autres.
En effet, les problèmes de la justice ne peuvent être réduits au manque de moyens financiers. Elle tient beaucoup aux rapports psychologiques entre l’administration de la justice et les justiciables.
Mais comment peut-on évaluer la qualité de notre justice ? L’avenir de notre démocratie est  directement lié à la réponse réservée à cette interrogation.  
 Il s’agit en premier lieu du respect de standards processuels, c’est-à-dire ceux qui constituent les principes européens et universels d’un procès équitable, notamment l’article 3 et 6 de la convention européenne des droit de l’homme et toutes les chartes et déclarations des Nations Unies. La loi fondamentale marocaine fait référence à ce dispositif dans son préambule depuis la révision 1992, reproduit par toutes les constitutions qui se sont succédées respectivement en 1996 et en 2011. Cependant, il arrive parfois qu’un procès se déroule dans le strict respect des lois mais sans pour autant que la qualité la justice ne soit suffisante.
Evaluer la qualité de la justice implique donc, en deuxième lieu, l’évaluation de la pratique judiciaire dans les différents secteurs de la justice.  Sur ce point, il faut que la pratique prime sur la lecture des textes. Autrement dit, il faut que la justice inspire confiance. A cet égard, les insatisfactions sont  nombreuses et touchent : à la qualité du travail du personnel judiciaire, entendu au sens large ; c’est-à-dire les magistrats, au personnel des tribunaux et tous les professionnels du droit qui concourent à l’œuvre de justice (les greffiers, la police judiciaires, etc). Ceux-ci ne peuvent être satisfait lorsque le nombre de dossiers à traiter dans un temps donné et trop important ou encore s’ils ne disposent pas de locaux ni de moyens matériels minimum à l’accomplissement de leurs fonctions. « Le tribunal aire sacrée, retrancher du monde ordinaire, doit être accueillant », écrit le doyen Carbonnier. Il est donc indispensable qu’un tel lieu, où se déroule le rituel judiciaire, inspire confiance et qu’il soit accueillant. Certains de nos tribunaux donnent l’impression que celui qui y pénètre n’en sortira jamais, qu’il soit coupable, ou pire, victime. L’aspect extérieur (architecture, harmonisation des couleurs, etc) revêt une certaine importance pour le justiciable, afin de transformer l’impression que ceux là ont de celle-ci.
En effet, la ligne directrice de ces réformes est de placer le citoyen au cœur de la justice est de penser le système qui rapproche la justice à ceux à qui elle est destinée. C’est d’ailleurs l’objet principal de la réforme du 01 juillet 2011, que les discours de S.M le Roi Mohammed VI ont rappelé à plusieurs occasions dans ses différents discours. Les nouvelles dispositions de la nouvelle loi fondamentales, permettant aux citoyens de contrôler l’action gouvernementale et de contrôler même la constitutionnalité des lois. Ce qui leur permette de saisir directement la cour constitutionnelle ‘’compétente pour connaître d’une exception d’inconstitutionnalité soulevée au cours d’un procès, lorsqu’il est soutenu par l’une des parties que la loi dont dépend l’issue du litige, porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution (art 133). Par l’introduction de cet article dans la nouvelle loi fondamentale, le pouvoir constituant a réhabilité le citoyen marocain et a mis à sa disposition un moyen objectif de contrôle réservé autrefois uniquement aux députés de la nation. Le citoyen est placé donc au centre des transformations que connaissent l’Etat et la société.
Ces acquis constitutionnels ne peuvent cependant entrer en vigueur qu’après un aménagement en profondeur de notre organisation judiciaire. Je pense ici au procès administratif et sa spécificité. Il faut simplifier cette procédure et la mettre à la portée de tous les citoyens par la mise à leurs dispositions d’imprimés et de formulaires expliquant les modalités de saisine des juridictions administratives pour attaquer une décision administrative pour excès de pouvoir.  Concrètement, il est plus simple pour un justiciable de saisir un tribunal administratif pour s’opposer aux décisions de la puissance publique que d’introduire une action auprès d’un tribunal de l’ordre judiciaire.  Cette procédure doit être par ailleurs écrite et le magistère d’un avocat n’est pas obligatoire. Les frais d’avocat est un obstacle majeur pour les citoyens démunis de moyens, qui le plus souvent renoncent  à aller jusqu’au bout de leur contestation des décisions des différentes administrations du royaume. Il n’y a aucun inconvénient à adopter la tradition française, devant les tribunaux administratifs, dans ce sens : elle simple, facile et efficace. Cette pratique doit être généralisée.  
Sur un autre registre, la question qui se pose alors est de savoir si des textes législatives et règlements seront de nature à remédier à cet état de chose?
C’est une illusion de s’apercevoir que les textes peuvent changer le comportement des justiciables et rendre le fonctionnement de l’administration de la justice plus crédible. Un texte quelque soit sa perfection est susceptible à des modifications et à des adaptations. Ce n’est qu’on le mettant à l’essai que ne pouvons mesurer sa résistance et son efficacité, et dire que telle loi était bien conçue et bien écrite. Pour les citoyens non initiés aux sciences juridiques, et ignorent complètement les labyrinthes de la justice, le texte n’a aucune valeur dans la mesure où il ne répond pas à leurs attentes à savoir la manifestation de la vérité et la préservation de la dignité.
Ainsi, la justice peut être résumée, loin des glossaires et de vocabulaires techniques de la justice non intelligibles, on trois mots : efficacité, célérité et ponctualité. D’où l’intérêt d’associer la société civile tout au long du processus d’élaboration des lois, jusqu’à son adoption. On observant de l’intérieur les handicapes et contraintes que trouveront les professionnels du droit calmera les mécontentements et contribuera au bon fonctionnement de la justice. Ce constat n’est pas spécifiquement réservé à la bonne administration de la justice. Il est général, et peut être mis à l’œuvre par l’ensemble de nos administrations et institutions. Grosso modo, il faut cesser de penser les rapports entre administration et administré de manière verticale : l’un décide et l’autre exécute. L’expression est à comprendre dans son sens fonctionnel. Les mesures qui visent à réorganiser l’appareil judiciaire ne sont pas dissociables de ceux qui visent à transformer l’appareil policier. C’est enfin de compte l’enjeu de la réforme.
Il faut que ces services autonomes, organisés différemment collaborent entre eux, tout en assurant le contrôle démocratique. Quelque soit les personnes qui assument ses responsabilités, la collaboration exclut par ailleurs toute interférence entre les différents pouvoirs ; l’indépendance de la justice demeure intact.
Dans le même sens, la société civile aura un rôle décisif à jouer et doit être associée à ce processus de reconstruction, à condition de lui donner les moyens nécessaires. Non seulement lui donner les moyens financiers, mais surtout la possibilité d’assister aux réunions de travail, de faire des propositions et d’être représentée aux commissions d’enquête. En France, par exemple, j’ai assisté à plusieurs reprises à des réunions au Palais de justice de Paris où tous les partenaires- le bâtonnier ou son représentant, des membres des syndicats de la Police, des magistrats, des avocats et des représentants de la société civile-sont  réunies autour d’une même table pour débattre l’opportunité des réformes mais aussi exposer les difficultés et obstacles rencontrés dans l’exercice de leurs fonctions, notamment l’application des lois.
Voilà un autre moyen qui contribuera certainement à établir la confiance entre l’institution de la justice et les justiciables. Pourquoi ne pas transposer se dispositif, à travers l’ensemble du territoire du royaume, efficace sur le plan psychologique, capable de véhiculer une image positive de l’administration de la justice ? Au Maroc, à l’évidence la participation financière de l’Etat est très faible. Le budget alloué par le Ministère de la justice aux associations de défense des droits de l’homme est seulement de 1.500.000 dhs.
L’accès au droit est un élément clé dans cette opération de réconciliation de l’administration de la justice avec les justiciables. Désormais, il est devenu constitutionnel. Cependant, l’article 118 de la nouvelle constitution dispose que :’’ l’accès à la justice est garanti à toute personne pour la défense de ses droits et de ses intérêts protégés par la loi’’.  En effet, l’accès au droit et la gratuité de ce service public de la justice impliquent que chaque citoyen peut recevoir une information juridique gratuite auprès d’avocats, d’associations de consommateurs ou d’experts en droit y assurant des permanences. Cela relève de l’œuvre de la justice de proximité, tel que le représentant du médiateur, et toutes structures dépendantes du Ministère de la justice ou des associations de juristes défendant le consommateur reconnues d’utilité publique.
En France, ce sont les maisons de justice qui assument cette grande responsabilité. Elles ont une triple mission : l’information du citoyen, la médiation pénale et l’aide aux victimes. Il faut rappeler à cet égard que l’Etat, on l’occurrence le Ministère de la justice qui veille à l’organisation de ce service, devait augmenter la participation financière ou les rétributions destinée aux barreaux. Le problème financier est la pierre d’achoppement de la réforme. Se sont les moyens financiers qui permettront à chaque barreau de faciliter l’accès au droit par la mise en place : des consultations gratuites, de l’aide juridictionnelle et les commissions d’office. Au Canada, par exemple, le budget alloué par l’Etat Canadien à l’aide juridictionnelle est huit fois plus grand que celui du Ministère de la Justice en France. Au Maroc, le chemin à parcourir est assez long.
Cependant, au-delà des clivages politiques la carte judiciaire actuelle ne correspond à rien à la réalité de logique et ne reflète plus la répartition de la population marocaine. S’il y a une question qui fait aujourd’hui consensus est bien celle de la refonte de la carte judiciaire. Il est incompréhensible que cette réforme que tout le monde appelle de ses vœux ne puisse advenir. Cette réforme tant attendu doit prendre en considération le nouveau contexte politique, notamment l’entrée en vigueur de la nouvelle loi fondamentale et l’élection d’un nouveau parlement. En fin, « l’arbre se juge à ses fruits ». Ce qui compte ce ne sont pas les textes. Ce qui compte, c’est que malgré les intempéries, l’arbre donne de beaux et de bons fruits.

 * Docteur en sciences politiques
Avocat au Barreau de Paris


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