Pour l’Europe, le Maghreb pourrait devenir la priorité stratégique des prochaines années : Après le Printemps arabe, priorité aux pays maghrébins


PAR JULES THIBAULT *
Mercredi 14 Décembre 2011

Pour l’Europe, le Maghreb pourrait devenir la priorité stratégique des prochaines années : Après le Printemps arabe, priorité aux pays maghrébins
Depuis le début de l’année 2011, les mouvements de révolte dans les pays arabes ont fait chuter trois régimes réputés pour leur solidité, inaugurant un cycle de contestation qui ne semble pas vouloir s’arrêter. Ces révoltes constituent un bouleversement politique majeur : elles marquent dans un certain nombre de pays la fin d’un modèle de régime autoritaire qui s’était parfaitement adapté aux contraintes extérieures d’exigence de libéralisation économique et de lutte contre le terrorisme ; elles sonnent aussi l’épuisement d’un paradigme d’interprétation «islamiste», dominant dans le monde musulman depuis la Révolution iranienne. Ces révoltes ouvrent un nouveau cycle pour le monde arabe dont il convient de prendre la mesure sur les relations internationales dans l’espace méditerranéen. Cela implique, notamment, de substituer aux tentatives passées d’intégration régionale un découplage de l’action entre le Proche-Orient et le Maghreb, qui pourrait devenir pour l’Europe la priorité stratégique des prochaines années.

Vers un désengagement
américain favorable
à l’Europe
Pour les Etats-Unis, le Printemps arabe risque de marquer une rupture diplomatique et un relatif désengagement. Le choix des Etats-Unis de soutenir rapidement le changement politique dans les pays arabes crée des incertitudes nouvelles puisqu’il touche les principaux points d’ancrage de la politique américaine au Moyen-Orient. Si le positionnement stratégique de l’Egypte n’est pas fondamentalement remis en cause, son soutien permanant et docile à la politique étrangère américaine n’est plus une garantie. En refusant de soutenir Moubarak, Washington a aussi irrité ses principaux alliés : l’Arabie Saoudite déplore amèrement le choix d’encourager un changement qu’elle redoute tant qu’elle se veut la principale puissance de réaction aux révolutions arabes ; les Israéliens sont inquiets et très mal à l’aise avec des évolutions qui remettent en cause un contexte stratégique qui leur était favorable ; la Turquie doit s’adapter à des changements de régime qui la contraignent à s’inscrire plus fortement au Moyen-Orient avec les risques que cela comporte.
Pour les Etats-Unis, ces évolutions interviennent avec en toile de fond les retraits d’Irak et d’Afghanistan difficiles à négocier et une crise de la dette. Ce contexte difficile pèse sur les capacités américaines et empoisonne la vie politique à Washington. Alors que toutes les voix comptent au Congrès, l’administration américaine ne peut prendre le risque d’une politique étrangère volontaire pour imprimer sa marque au Printemps arabe, si elle se fait au détriment de sa politique économique.
La Libye illustre ce dilemme avec un rôle indispensable et majeur des Etats-Unis dans la conduite des opérations mais un affichage limité. Au final, on risque d’assister à un désengagement américain dans la région qui devrait se concentrer sur ses fondamentaux, à savoir le soutien à Israël et aux pays du Golfe persique.
Pour l’Europe, les changements en cours créent une nouvelle donne diplomatique.
Déjà en état de mort cérébrale, l’Union pour la Méditerranée est cliniquement morte avec la chute de Moubarak et la répression massive d’El-Assad. La chute de la Tunisie oblige à réviser les politiques de coopération mises en place jusqu’à présent et la tentation de privilégier des modes d’interaction personnalisés avec les régimes du Maghreb. Plus généralement, les événements récents doivent inciter les pays européens, et la France au premier chef, à réviser ses instruments pour gérer ses relations avec la rive sud de la Méditerranée. La gestion de la crise libyenne a révélé les contradictions propres à la politique extérieure et de sécurité européenne. La position de l’Allemagne qui a refusé de voter la résolution 1973, l’absence de participation de nombreux pays de l’Otan aux opérations et le rôle décisif joué par la France et le Royaume-Uni modifient les équilibres à l’échelle européenne et obligent à adapter les outils diplomatiques et militaires pour porter une nouvelle politique.
Dans ces conditions, le Machrek et surtout le Maghreb deviennent les terrains de nouveaux défis et de nouvelles expérimentations pour l’action extérieure européenne.

Le Proche-Orient dans
 l’attente de solutions
Au Proche-Orient, il n’est pas évident que la dynamique créée par les révolutions arabes induise des changements d’orientation stratégique même si les acteurs régionaux se retrouvent dans une situation d’incertitude et de vulnérabilité accrues.
Elle limite la possibilité d’une redéfinition rapide des principaux enjeux de la région, au premier rang desquels figure le conflit israélo-palestinien.
L’Egypte devrait être le cas le plus significatif du fait de sa faible marge de manœuvre.
Les contraintes économiques, démographiques, d’accès aux ressources en eau et de sécurité (avec le Sinaï et la frontière libyenne) créent une très forte dépendance vis-à-vis de l’extérieur, qu’il s’agisse des transferts de capitaux étrangers ou de l’aide financière directe américaine. En outre, l’armée égyptienne conserve la main sur un processus de changement politique dont la ligne rouge se situe au niveau des intérêts des militaires dans la société. Dans ces conditions, un retour de l’Egypte comme acteur dominant dans la région est peu probable, comme est peu probable une position frontale de remise en cause des accords avec Israël. Il faut néanmoins s’attendre à ce que le nouveau régime égyptien sous la pression sociale reprenne la main sur la définition de sa politique étrangère. Dans ces conditions, le Caire ne pourra accepter aussi facilement qu’auparavant que lui soit imposé son agenda diplomatique, d’autant plus que la compétition avec la Turquie sur le leadership régional l’incitera à être moins passive que par le passé.
La Syrie est actuellement en proie à un mouvement de contestation de grande ampleur dont l’aboutissement, qu’il signifie l’effondrement du régime El-Assad ou son resserrement sécuritaire, modifiera sensiblement la situation régionale. Certes, la Syrie ne compte ni par le poids de sa population, ni par ses capacités militaires, ni par ses ressources énergétiques, mais occupe toujours un rôle singulier au Moyen-Orient. La chute ou le maintien du régime actuel auront pour conséquence un affaiblissement de l’activité internationale de la Syrie : un nouveau pouvoir prendra du temps pour reconstituer une action extérieure tandis que l’actuel, s’il survit, se trouvera durablement délégitimé que ce soit en Occident ou auprès de ses alliés.
Le Hezbollah, pour qui le régime de Damas constitue le principal appui militaire et une profondeur stratégique, a reconsidéré sa stratégie en rapatriant des armes de Syrie.
En plus d’une perte de son aura au niveau régional, le parti chiite se voit obligé de conforter son enracinement au Liban, entraînant finalement une forme de normalisation. Pour la République islamique d’Iran, un changement de régime en Syrie signifie la perte d’un pays allié au Proche-Orient. Il conforterait la dynamique de concentration des intérêts iraniens sur un environnement proche avec en toile de fond la question du retrait militaire américain d’Irak et d’Afghanistan2.
Malgré l’absence de basculements majeurs, Israël se trouve coincé par l’incertitude que crée le Printemps arabe. On voit ainsi poindre une division sur l’attitude à adopter face aux changements en Egypte et en Syrie, alors qu’Israël doit faire face à trois problèmes urgents : l’instabilité au Sinaï et la menace terroriste, les tractations aux Nations unies autour d’une résolution sur l’Etat palestinien et l’attitude de plus en plus agressive de la Turquie, le tout sur fond de fortes tensions sociales et d’incidents communautaires. Ne maîtrisant plus complètement l’agenda régional, l’Etat d’Israël se trouve dans une position d’attente à laquelle il n’était plus habitué.

Le retour du Maghreb comme enjeu stratégique et politique
Si le Machrek semble, pour l’instant, paralysé, ce n’est pas le cas du Maghreb. Depuis la fin de la guerre civile en Algérie et la levée de l’embargo sur la Libye, le Maghreb ne constituait plus un enjeu stratégique d’autant plus qu’il prenait ses distances avec les grands foyers de crise du Moyen-Orient. C’est pourtant de Tunisie qu’est partie la vague qui a renversé plusieurs régimes autoritaires et c’est en Libye que les pays occidentaux sont intervenus militairement.
Le dénouement de la guerre civile en Libye constitue d’ores et déjà un enjeu majeur qui pourrait avoir de fortes répercussions sur la stabilité de l’ensemble de la région. Au niveau sécuritaire, la prise de Tripoli ne signifie pas la fin des combats sur le territoire libyen tandis que la situation dans l’espace sahélo-saharien, déjà marquée par la porosité des frontières et le délitement du contrôle étatique, reste incertaine. La situation sécuritaire pourrait s’y détériorer et affecter la stabilité d’Etats comme le Tchad, le Niger et la Mauritanie. Sur le territoire libyen, le principal problème reste la mise en place d’institutions étatiques dans une société segmentaire, marquée par l’importance des solidarités locales.
Afin d’éviter les erreurs commises en Afghanistan, il est essentiel de ne pas exclure trop rapidement des groupes de solidarité proches du régime de Kadhafi, de s’appuyer sur les formes de régulations sociales propres à la Lybie pour gouverner, de tenter de contrôler la circulation des armes et de fournir rapidement des services aux populations. Les destructions limitées des infrastructures doivent permettre un redémarrage rapide de l’économie et des services publics. Les importantes ressources pétrolières dont l’exploitation demande de lourds investissements et une certaine stabilité constituent un avantage décisif : elles sont un enjeu majeur pour les accords entre les parties prenantes au conflit et offriront des ressources au régime sorti de la guerre civile.
La question de la transition politique est centrale pour les autres pays du Maghreb. La Tunisie connaît la plus profonde dynamique révolutionnaire de tous les pays arabes.
Elle est source d’une incertitude généralisée pour tous les acteurs impliqués dans le processus politique comme en attestent la difficulté à s’accorder sur les échéances électorales et la multiplication des formations politiques. Une démocratisation du pays permettrait de faire de la Tunisie une référence dans le monde arabe. L’attractivité du modèle tunisien serait renforcée par les relations relativement bonnes que le pays entretient avec l’ensemble des pays arabes.
Les élites politiques en Algérie et au Maroc sont aussi soumises à des demandes pressantes de changement. Les configurations de pouvoir au sein des deux pays sont très différentes. Au Maroc, l’enjeu majeur réside dans la mise en cohérence des nouvelles classes sociales qui portent le développement du pays et les groupes sociaux mobilisés pour demander un changement politique. L’Algérie reste dominée par le Département du renseignement et de la sécurité qui a gouverné par le vide et parrainé une classe politique aujourd’hui en bout de course. L’absence de relais dans la société, au-delà des clientèles, fragilise le régime, même si le spectre de la guerre civile continue à agir pour freiner les revendications. Sa seule alternative est de résister avec souplesse et de faire des concessions en fonction des pressions qui seront exercées.
Pour les régimes algérien et marocain, il convient d’être particulièrement attentif aux groupes qui réclament le changement afin de prendre la mesure des évolutions en cours.
Les répercussions différenciées du Printemps arabe au Proche-Orient et au Maghreb sonnent définitivement la fin des tentatives d’intégration à l’échelle méditerranéenne : dès lors, il convient de découpler l’engagement dans le temps et les modalités.
Au Proche-Orient, l’incertitude qui pèse sur la région et l’absence de leviers efficaces limitent les marges de manœuvre. Le seul dossier qui pourrait avancer est la crise iranienne : les nouvelles préoccupations saoudiennes et israéliennes devraient faire descendre la tension avec l’Iran, et le retrait d’Irak et d’Afghanistan est l’occasion de négociations majeures avec Téhéran en accord avec le recentrage de sa politique étrangère sur son espace proche. Dans ces conditions, il faut se préparer à renouer le dialogue avec Téhéran à partir de 2013.
D’ici là, le Maghreb devrait être la principale préoccupation des Européens. Les processus en cours au Maghreb auront des répercussions importantes sur l’Europe et la France en particulier. Le premier enjeu est de contrôler la situation sécuritaire pour éviter une diffusion de la violence à partir de la Lybie.
Le deuxième enjeu est d’orienter et soutenir la transition politique, notamment en Tunisie, dont la réussite aurait des répercussions diplomatiques très bénéfiques. Du fait du retrait des Etats-Unis et de la situation délicate de plusieurs pays européens, la France a une fenêtre d’opportunités et des atouts.
L’année 2012 marquera le cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, alors que la France vient d’intervenir militairement dans un pays du Maghreb. La reconfiguration des relations entre la France et les pays du Maghreb se fera dans un contexte mémoriel complexe à maîtriser. Mais la priorité restera : il sera avant tout question en 2012, pour les Européens et particulièrement pour la France, de définir les modalités d’un engagement renouvelé en Afrique du Nord.

 * Chercheur, spécialiste du
Moyen-Orient
Fondation Jean-Jaurès


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