Pour en finir avec les ayouchiens et consorts


Par Bensalem Himmich *
Vendredi 20 Juin 2014

Pour en finir avec les ayouchiens et consorts
Tous les linguistes de par le monde s’accordent, arguments scientifiques à l’appui, à attester que les langues ne sont pas que de simples véhicules ou moyens, mais les identités et les cultures des ensembles structurants et influents. C’est dire que dans tout projet à vocation ou prétention réformatrice en la matière, surtout en lien avec l’enseignement, il serait bien inspiré de faire avant toute chose dans l’expérimentation, en prenant quelques échantillons scolaires représentatifs comme cobayes pour mettre à l’épreuve des faits, et non des foutaises, telle ou telle thèse et en tirer les conclusions qui s’imposent, loin des données ou des statistiques bidonesques, parce qu’unilatérales et incontrôlables. C’est en procédant de la sorte qu’on se rendra à l’évidence que les différences entre darija et arabe moderne ne dépassent pas celles entre le français parlé (ou populaire) et le français scolaire appris et écrit, et que c’est celui-ci, non l’autre, qui donne accès à la compréhension des œuvres classiques et modernes, au langage élevé du concept et de l’imagination, bref à la culture et à Voltaire dont le français porte le patronyme. Et en France, a-t-on jamais entendu quelques voix s’élever pour prôner l’introduction du français vernaculaire dans l’enseignement primaire et préscolaire ? La réponse est évidemment non. D’autre part, nul n’a eu la mauvaise idée de voir dans cette introduction une solution aux problèmes de l’enseignement français constatés par un rapport de l’OCDE (2013) qui déclasse le rang de la France à l’aune des mesures du Program for International Student Assesment (PISA).
Cependant, au Maroc des étrangetés (Maghreb al-mugharrabât), tous les coups sont permis, et même les idées folles, péremptoires et fausses, comme c’est le cas dans cette histoire de la darija. Et comment ne le seraient-elles pas, alors que rien, absolument rien, ne garantit que le dialectal, pétri d’ailleurs de variations locales et régionales, non codé ni réglementé, pourrait être, à quelque niveau que ce soit, le remède miracle aux problèmes multiples et complexes de notre système d’enseignement ? Et puis comment établir une darija standard (difficile à lire même voyellisée) et fixer par la suite ses points de jointure avec non seulement l’arabe moderne écrit, mais aussi celui en cours à l’échelle de tout le monde arabe, et cetera et cetera ? Autant de questions que les darijistes faussaires, sont inaptes à soulever et encore moins à penser et à traiter. Car leur agenda est ailleurs, autrement plus subtile et pernicieux. Il consiste à faire éclater linguistiquement et donc culturellement le Maroc en une pléthore de langues et de dialectes (dont les berbères) et ce pour l’incruster à vie dans le giron de la zone d’influence dite francophone. Trop de diversité tue la diversité et tous les chemins langagiers (écrits et oraux) devront mener en fin de compte, selon ce même agenda, à une seule et unique langue fédératrice qui est, unification oblige, la française.
Ayant aperçu cet agenda et sa dangerosité, telle une lame de fond, une levée de boucliers se dressa face au publicitaire Ayouch et consorts, levée opérée par un grand nombre d’intellectuels, d’enseignants et de groupes de la société civile, non seulement pour scander «no pasaran», mais aussi entreprendre des initiatives concrètes auprès d’instances législatives et exécutives. Le combat ne fait que commencer. Il n’est pas entre partisans de la darija et ses détracteurs, mais entre connaisseurs de la langue arabe moderne et son dérivé parlé et ceux qui ne maîtrisent ni l’une ni l’autre, et dont l’ignorance est massive, protéiforme et qui plus est volontaire, c’est ce qu’on constate à l’œil nu dans leur vision biaisée et saugrenue et de la langue et de la culture. 
Dénoncer ces darijistes de pacotille c’est, entre autres, en appeler à l’élaboration d’une pensée rationnelle active qui réinstaure les fondamentaux, fixe le cap des finalités, forge des hypothèses de travail, traite les anomalies et dysfonctionnements en amont et à leurs racines et s’attelle à une culture des progrès mesurables et des résultats sensibles et concluants. Et ce aussi bien face à nos problèmes épineux et endémiques en général qu’à ceux de notre système d’enseignement en particulier.        
La diglossie n’est donc pas celle qu’ils s’acharnent à répandre comme idée fixe et qui n’existe nullement entre la langue arabe et son dialectal, lesquels ont depuis toujours vécu en parfaite symbiose, comme l’atteste l’usage de celui-ci dans les dialogues de nos œuvres romanesques et plus intensivement dans notre littérature des azjal, muwashahât, malhûn, etc. Non, la vraie diglossie est plutôt entre deux langues à tout point de vue différentes : graphique, grammatical, sémantique, etc., et c’est en l’occurrence l’arabe et le français.
La langue arabe moderne compte présentement quelque 350 millions d’usagers de par le monde. L’ONU en 1973 l’a décrétée parmi ses six langues officielles qu’elle décida en 2010 de célébrer annuellement. Le Conseil exécutif de l’UNESCO a promulgué un décret faisant du 18 décembre de chaque année une Journée internationale de la langue arabe. Selon un classement récent de cette même Organisation, l’arabe occupe le 4e rang après le chinois, l’anglais, l’espagnol ; le français est classé septième. Quant aux réseaux sociaux et moyens modernes de communication (YouTube, Twitter, Facebook) l’arabe n’est pas en reste et y figure parmi les langues les plus usitées. Et bien d’autres indicateurs en sa faveur peuvent être évoqués. C’est dire que les darijistes faussaires – fort peu nombreux mais actifs et nocifs – qui s’emploient à la cabosser en la dévalorisant mènent un combat d’arrière-garde, au degré zéro de la pensée et donc perdu d’avance. Combat d’autant plus comique qu’il est diligenté par un publicitaire, Nabil Ayouch, baptisé par un bon journaliste «Fils de pub», connu dans le monde de la communication et des médias par son tempérament surexcité, hystérique et ses sorties tonitruantes, «tam-tamiques», mais qui ne tardent pas à tourner court, à faire un flop l’une après l’autre, comme autant de coups d’épée dans l’eau et de pétards mouillés (microcrédits, démocratie daba et maintenant darija). Et sa sortie darijiste ne sera pas la dernière. Cependant, elle n’aurait pas fait de vagues si des personnalités de premier plan n’avaient pas honoré de leur présence la séance d’ouverture du colloque organisé autour du même thème par l’Association Zakoura (aphérèse Benzakoura) dont Ayouch est le patron. Et la chose a pris encore de l’ampleur lorsque l’historien-penseur Abdallah Laroui est sorti de son gîte (lui qui se fait de plus en plus rare) pour en débattre dans un face-à-face télévisuel avec ce même patron publicitaire. Le professeur agrégé d’arabe a eu évidemment le dessus en démontrant, preuves et idées claires et distinctes à l’appui, que la «thèse» de son débatteur et ses acolytes est une thèse vaine et contre-productive. Mais c’est peine perdue, car Ayouch, à son accoutumée, n’en fait qu’à sa tête et qui est loin d’être bien faite. Il promet un prix-darija, un dictionnaire-darija, comme s’il n’en existait pas. Je travaille sur un lexique arabo-dialectal depuis des années, ainsi que je l’ai écrit dans un long article (Le Matin, décembre 2013) et qui n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. En fin de compte, Laroui, en acceptant de descendre de son piédestal pour prendre langue avec quelqu’un qui n’est pas de sa taille ni de son acabit a commis pire qu’une erreur, une faute.         
Loin des questions inconsistantes et oiseuses, les ayouchiens, laâbiens et consorts feraient mieux de prendre acte des grandes problématiques, les vraies, de par leur pertinence et leur prégnance, et qui ne figurent pas dans des catalogues et répertoires du prêt-à-porter, mais s’inscrivent, en tant que telles, comme fruits d’un dur labeur de recherche et de réflexion. A titre d’exemples, en voici quelques -unes :
N’est-ce pas être dans le déni de la modernité et de soi-même que d’être face à l’Occident dans des postures de dépendance stérile et pitoyable, autrement dit de servilité rampante et de « servitude volontaire » (analysée et décriée il y a plus de quatre siècles par Etienne de La Boétie), servitude qui dépersonnalise ses adeptes et porte préjudice aux pays-modèles mêmes qu’on croit ainsi suivre et servir. Ne pas prendre conscience de l’aspect aveulissant et minorant d’une telle posture c’est, entre autres dégâts, porter atteinte à des principes, que d’ailleurs on a raison de célébrer s’ils sont bien gérés, comme corollaires de la démocratie et des droits humains : diversité, pluralité, différence…
A l’appui de ce constat, nos imposteurs ont tout intérêt à méditer sur un beau passage d’une des grandes figures du siècle des Lumières, Emmanuel Kant,  qui écrit: « Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable puisque la cause en réside non dans le défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voila la devise des Lumières. » 
En complément de ce formidable passage, et plus proche de nous, qu’ils lisent sous la plume du philosophe Régis Debray : «Le pire pour une culture, chacun le sait, est de rester seule […] Ce pourrait être le sort aujourd’hui d’une culture euro-américaine, parlant au nom de l’Occident tout entier, trop imbue de ses formules propres pour pouvoir compter jusqu’à deux et trois encore moins. Sa faiblesse, à terme, résiderait dans sa force même».
En méditant sur ces deux réflexions, et en élargissant le spectre des bonnes références, comme l’œuvre de Franz Fanon, le «Discours sur le colonialisme» d’Aimé Césaire, Le livre noir du colonialisme, collectif dirigé par Marc Ferro (837p.), etc., en faisant ceci et cela, les destinataires de cette missive se mettront, peut-être, en état de se délester d’une vision tronquée et obsolète d’une France Afrique et de certaines élites dont la devise est : «Touchez pas à notre zone», une vision impériale avec sa légendaire arrogance que Manuel Walls dans sa déclaration de politique générale du 13 avril, nous fait passer – comble du paradoxe ! – pour de la générosité ; bref une vision d’une France presque en rupture de ban avec celle des philosophes humanistes des Lumières, de la Révolution de 1789 et ses grands actes et acquis, celle des démocrates et des hommes et femmes libres. Nos destinataires pourront ainsi, peut-être, se convertir à la seule grande pensée qui vaille et dont nous avons tous grandement besoin, la pensée critique et libérée du joug des sacralités et des discriminations, pensée qui a fait dire à Descartes en ouverture de son Discours de la méthode : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », et à Pascal : « Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà», et à Le Clézio : «La vérité n’est pas hexagonale», etc. Pensée qui, si nos franco-fous s’en étaient un tant soit peu imprégnés, ils auraient vivement protesté (au lieu de se cacher et de faire profil bas) contre l’avalanche d’humiliations que des instances françaises ont fait subir récemment au Maroc via sa sécurité, sa diplomatie et sa liberté de choix et de décision (l’ignoble déclaration de l’ambassadeur de France à l’ONU, l’affaire Hammouchi, le cas Mézouar…) Autant de gestes malveillants et d’avertissements, diraient des analystes avisés, pour rappeler le Maroc à l’ordre, surtout après que la France ont perdu au profit de l’Espagne son premier rang de partenaire commercial avec le Royaume chérifien, et que le Roi eut effectué des visites d’affaires à quelques pays du centre et de l’ouest africain, une chasse gardée de la zone dite francophone ; visites qui ne pouvaient plaire à des milieux français ni, bien entendu, au pouvoir algérien.    
Enfin, comme les ayouchiens et leurs congénères font dans l’oubli de l’histoire et le zapping tous azimuts, qu’ils s’arrêtent autant qu’ils peuvent au discours historique de S.M. le Roi Mohammed VI prononcé à Abidjan le 24-02-2014, et qui continuera à vibrer dans les esprits justes et libres comme une réplique cinglante au discours de Nicolas Sarkozy (alors président) prononcé à Dakar en 2007, discours raciste et arrogant à l’égard de l’Afrique, ses peuples et sa grande civilisation. Peut-être trouveront-ils dans les paroles royales un antidote à leur servitude et à leur francofolie. En voici quelques lignes, d’une tonalité étonnement kantienne : «L’Afrique est un grand Continent, par ses forces vives, ses ressources et ses potentialités. Elle doit se prendre en charge, ce n’est plus un Continent colonisé. C’est pourquoi l’Afrique doit faire confiance à l’Afrique […] Les liens Sud-Sud demandent, désormais, à être accompagnés par une action crédible et un engagement constant. Il n’y a plus de terrain acquis, pas plus qu’il n’y a de chasse gardée. Ce serait une illusion de croire le contraire. Ce serait, également, une illusion de croire qu’il y a des petits et des grands projets […] Si le siècle dernier a été celui de l’indépendance des Etats africains, le 21ème siècle devrait être celui de la victoire des peuples contre les affres du sous-développement, de la pauvreté et de l’exclusion… » 
Aux bons lecteurs, meilleurs vœux de sursauts et d’émancipation.    
* Auteur, professeur de 
philosophie et ex-ministre USFP de la Culture dans le gouvernement El Fassi (de 
juillet 2009 à janvier 2012)



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