Penser la crise


Par Pierre-Jean Memmi *
Jeudi 9 Février 2012

Penser la crise
Il n’y a pas de tâche plus urgente, aujourd’hui, que de penser la «crise» que nous traversons. Certes, la pensée rechigne à la précipitation. Mais il est des moments de l’histoire qui l’exigent parce qu’ils se caractérisent eux-mêmes par une allégeance à l‘emballement passionnel. Ce dernier oscille aujourd’hui entre discours apocalyptiques – entendons la faillite de certains Etats et par là même un accroissement de l’inégalité dans la redistribution des richesses produites concomitante d’une paupérisation d‘un plus grand nombre encore – et des mesures prétendant résoudre ce qu’en réalité elles entérinent – à savoir un œil fixé sur l’aiguille d’un thermomètre qui ne cesse de monter mais dont les mesures, soit disant expertes, ont manifesté il y a peu leurs expertes défaillances et la main loin de la manette du chauffage qu’il faudrait baisser.
Pour contrer cette fièvre ne demeure dès lors que le travail de la pensée, s’il est temps encore de s’y atteler. Car la passion est à son comble et ce qu’elle induit lamine le champ de la raison comme celui du langage.
Le monde que nous façonnons n’est pas, n’en déplaise à Hegel, la ruse d’une raison souveraine se servant des passions pour se réaliser mais le résultat de rapports de forces ayant la passion pour moteur et uniquement sa satisfaction comme objectif. Ce ne sont pourtant pas la raison ni ses lumières qui sont cause du marasme actuel mais leur défaite face aux passions politiques et économiques dans ce qu’elles ont de pire. Et s’il n’y a pas non plus de main invisible des marchés régulant ces rapports pour le bien commun – quoi qu’aient pu en dire Walras et Pareto, reprenant à leur compte la métaphore d’Adam Smith, afin de légitimer l’économie libérale – c’est tout bonnement parce que la guerre économique, comme toute guerre, ne profite qu’aux plus forts par l’écrasement des plus faibles. Or, la difficulté à sortir de cette « crise » réside précisément dans le rapport des forces en présence. D’un côté, l’indignation revendiquée comme mobile fédérateur de peuples désespérés ; de l’autre, un faisceau de puissances économiques qui n’ont pour seul horizon que d’accroitre leur pouvoir en soumettant ces peuples à des dictats mortifères et de représentants politiques dont la finalité est d’assurer leur préservation, fût-ce en sacrifiant la souveraineté des institutions dont ils sont les garants sur l’autel des marchés. Il n’en demeure pas moins que la «crise» que nous connaissons actuellement est une crise globale et pas seulement économique, financière ni même politique, pour autant que l’on puisse désigner par le terme de «crise» le résultat et l’accroissement de la domination de l’homme par l’homme.
Le système capitaliste qui prévaut dans le monde ne structure pas que les échanges économiques mais tous les échanges constitutifs de l’humain et ciment de la société. Ce système n’a pour seul credo que la valorisation du profit par tous les moyens possibles. Cette valorisation ne pouvant s’opérer que par l’exploitation du travail, sa cécité comme sa violence lui sont consubstantielles. Mortifère pour le monde, sa logique délirante l’est aussi pour lui-même. Son aveuglement est à la mesure de la passion irrépressible qui l’anime. Que l’humanité toute entière en pâtisse n’est pas son problème. Qu’il aboutisse à s’autodétruire ne parait guère plus le préoccuper dans la mesure où il se meut dans un temps sans temps, celui de l’immédiateté pulsionnelle. Il suffit pour s’en convaincre de suivre les fluctuations irrationnelles du marché boursier où ces professionnels que sont les traders ne cessent de réagir à la moindre rumeur, dévalorisant, si besoin est, les actions d’entreprises sans que quoi que ce soit d’objectif n’étaye leur prise de position ou, plus grave encore, spéculant sur la dette des Etats qui ont sauvé de leur naufrage les banques et organismes financiers qui les emploient.
L’enjeu spéculatif étant toujours à la mesure de la pulsion mortifère que mobilise l’appât d’un profit immédiat. La réaction impulsive de transmissions d’ordres fait désormais corps avec la transmission instantanée d’informations. Naguère, on consultait les oracles pour connaître le destin des hommes ; à présent, on se fie au baromètre de prétendues expertises. L’on vivait alors terrifiés – peuples ou gouvernants – à l’idée que l’oracle pût s’avérer défavorable ; la terreur repose aujourd’hui sur les agences de notation dont les augures ne sont guère plus clairvoyantes mais les verdicts sans appel.
Tout relevait de la nécessité cosmique ; on lui a allégrement substitué celle de l’économie dont la naturalisation, tout autant fantasmatique, relève de la plus stricte idéologie. Si seulement il existait des lois économiques ayant une fiabilité vaguement comparable à celle de la chute des corps... À l’illusion mythique a succédé celle des modèles mathématiques supposés être pleinement opératoires dans le champ des affaires humaines et, rappelons-le idéologiquement neutres. Or, le marché sur lequel se joue l’économie mondiale est une arène passionnelle, si ce n’est la scène d’une tragédie. Elle ne connait nulle prévision, n’admet pour seule anticipation que des prédictions auto-réalisatrices. Face à ce marché et à ses acteurs spéculateurs, la très grande majorité des citoyens dont on raille le manque de responsabilité paraît faire preuve d’un sang-froid exemplaire : nul retrait massif d’argent de ces banques « au bord de la faillite » n’a été jusqu’à présent constaté. Ce qui aurait effectivement pour conséquence de précipiter la faillite de certaines de ces banques. À croire que le vulgum pecus – n’en déplaise aux intellectuels-experts inféodés au système dont l’interprétation sert à faire comprendre à ces masses ignorantes que l’exploitation qu’elles subissent est un mal nécessaire – sait plus raison garder que les acteurs compétents du système. Il n’en demeure pas moins que l’impact de ce délire financier génère un chaos économique, politique, social d’une telle ampleur qu’il constitue une menace grandissante pour l’ensemble des peuples. Ce qui est en jeu ici n’est rien de moins essentiel que la fragile idée de l’humain et l’ensemble des valeurs qui la sous-tendent qu’il nous faut préserver. Leur pérennité exige une lutte et son orientation le travail de la raison.
Ne pas penser le monde tel qu’il va serait abandonner la partie aux forces qui s’attèlent à détruire ces valeurs dans ce qui s’apparente, ni plus ni moins, qu’à une nouvelle forme de totalitarisme, de déni d’humanité dont le capitalisme est le nom. Va-ton accepter que nos systèmes de protection sociale, de santé, de justice, d’éducation soient sacrifiés sur l’autel des marchés ? Et si ce que nous traversons actuellement n’était pas une « crise » mais un énième renforcement du système capitaliste ? D’aucuns prétendent qu’il court à sa perte ; d’autres l’espèrent. Mais combien de « crises » majeures déjà a-t-il connu pour en ressortir à chaque fois raffermi ? Nous attendons ; nous nous indignons même, au point d’avoir fait de l’indignation un impératif moral là où il est question de politique. Et le système accentue sa pression mortifère tel un agonisant refusant d’en finir, conscient sans doute que ce qui ne le tuera pas n’aura d’autre effet que de le rendre plus puissant. A moins que les peuples décident, au-delà de leur indignation, de ne plus respecter les règles d’un jeu qui les broie, considèrent qu’il est urgent de penser autrement le vivre ensemble, de convertir leur passion morale en action politique. Le rapport de force pourrait alors fonctionner autrement.

 * Agrégé de philosophie


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