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Niagalé Bagayoko : La France se trouve, aujourd’hui, dans une situation de tension diplomatique très forte à la fois avec le Maroc et l'Algérie
Niagalé Bagayoko est politologue et présidente de l’African Security Sector Network, une organisation panafricaine qui rassemble des spécialistes de la réforme des systèmes de sécurité. Libé l’a rencontrée au Forum mondial pour la paix en Normandie qui s’est tenu au début de l’automne à Caen, sur le thème «Résistances ! La paix des peuples». Elle nous parle de la situation de nombreuses zones de conflit en Afrique et des relations de la France avec le Maroc et le Maghreb.
Libé : Tout le monde aujourd’hui s’interroge sur les relations de la France avec les pays subsahariens. Historiquement, la France était très présente dans cette zone avec notamment une présence militaire. Comment expliquez-vous cette évolution des relations entre la France et les pays subsahariens ?
Niagalé Bagayoko : On se trouve à un tournant dans les relations traditionnelles que la France a tissées avec ses anciennes colonies après les indépendances, qui à mon avis, ne sont pas restées figées et qui ont connu des évolutions. On n’est pas resté dans un schéma identique à celui de l'époque immédiate qui a suivi les indépendances.
En revanche, il y a eu un certain nombre de dégradations progressives dans différents domaines qui ont commencé à distendre les liens, et particulièrement dans le domaine de la sécurité. La question de l'intervention française au Sahel a été le détonateur qui a révélé notamment de profondes divergences d'analyses stratégiques entre la France et ses partenaires sahéliens. En effet, la façon dont la France se positionnait pour justifier notamment sa présence militaire et son intervention notamment dans la lutte contre le terrorisme ne correspondait pas nécessairement ni à l'analyse du contexte local, ni aux moyens privilégiés par ses partenaires africains.
Sa manière de faire a été jugée péremptoire et parfois arrogante ou paternaliste. Les options françaises soutenues, tout comme ses succès plus que limités sur le front de la lutte antiterroriste, ont contribué à une désaffection progressive puis à un rejet massif de sa présence, non pas seulement par les partenaires étatiques, gouvernementaux, mais également par les opinions publiques.
Ce qu'on remarque aussi, c'est que dans la classe politique française et médiatique, il n’y a pas une véritable conscience de ces changements. On dit que les Africains sont manipulés par des forces étrangères, mais on ne se rend pas compte que l'Afrique bouge et évolue, qu’il y a des changements depuis quelques décennies, qu’il y a une jeunesse et des réseaux sociaux. Les Africains portent un autre regard.
Je pense qu'il y a eu, en effet, un grand déficit d'analyse du côté des autorités françaises, qui continuent a recourir à des cadres d’interprétation qui ne lui permettent pas de saisir toute la complexité des contextes locaux.
On a l'impression que la France, sa diplomatie, voire ses militaires continuent à appliquer des schémas hérités notamment des années 90. La subtilité des relations socio-politiques ou socio-économiques, qui expliquent en grande partie les dynamiques auxquelles on est confronté aujourd'hui n’est pas prise en compte. On dit toujours, c'est la jeunesse et les réseaux sociaux. Mais non, quand on considère les environnements, ce sont des générations beaucoup plus âgées qui rejettent aussi ce modèle de coopération aujourd'hui. Ce n'est pas uniquement sur les réseaux sociaux, c'est quelque chose qui se développe aussi à l'intérieur des pays, particulièrement dans les environnements urbains. On aurait tort de croire que ce rejet croissant provient uniquement d’une jeunesse 2.0.
Mais à quoi les services français sur place, les universitaires, les chercheurs et experts servent-ils ?
Ces gens-là ne sont pas écoutés par les décideurs. Les chercheurs ne sont pas du tout écoutés par les autorités françaises. Ils sont informés comme vous l’êtes et leurs travaux sont publics et ils sont de plus ne plus présents dans les médias. Toutes leurs analyses sont accessibles absolument partout. Donc si on veut les écouter, les prendre en compte, on peut le faire. Et ce n’est manifestement pas ce que font les autorités actuelles.
Les médias français continuent à dire que les Africains sont manipulés et qu’ils ne sont que des victimes de la propagande de certains pays.
Oui mais ils sont manipulés par qui ? Par les Russes ? Par les Chinois ? Ce discours qui consiste, côté français, à dire qu'il y a forcément la main de puissances étrangères derrière toute manifestation à caractère politique en Afrique est particulièrement gênante. Mais cela renvoie exactement à tous ceux qui, côté africain ou côté partenaires internationaux, voient la main de la France derrière tout problème qui survient sur le continent. C'est exactement en miroir et je pense qu'aujourd'hui, il est extrêmement important de réaliser et d'affirmer que les Africains eux-mêmes ne sont pas des marionnettes, ne sont pas les jouets aux mains de puissances étrangères, qu'il s'agisse de la France, de la Russie, de la Chine, des États-Unis. Les Africains sont des acteurs politiques à part entière.
Vous avez dit à la conférence que l'Afrique subsaharienne avait connu quelques institutions démocratiques ces dernières années. Par conséquent, ces pays n’ont pas connu le même phénomène que le printemps arabe. Mais aujourd'hui selon vous il y a une tendance en quelque sorte au nationalisme africain. Est-ce que cela rappelle le phénomène du nationalisme dans le monde arabe, dans des pays comme l’Egypte, l’Irak, la Syrie, dans les années 50, 60,70 du siècle dernier? Pouvons-nous alors dire que l’Afrique d’aujourd'hui est dans l'ère du nationalisme?
Je n'avais pas pensé à ce lien, mais l'Afrique n'a pas connu les derniers printemps arabes, mais elle a connu bien avant les printemps arabes, 20 ans avant les révolutions démocratiques. Mais ce modèle démocratique libéral, ce modèle de promotion des droits de l'homme a suscité des déceptions. Il a été souvent dévoyé et manipulé par des élites civiles, parfois militaires, et souvent avec une certaine indulgence de leurs partenaires internationaux, qu'il s'agisse des États à caractère bilatéral ou des organisations multilatérales.
Cela a contribué à décrédibiliser la démocratie libérale, qui n'est plus perçue comme un système en mesure d'améliorer les conditions individuelles et collectives en matière d'éducation, en matière de sécurité, en matière d'inclusivité politique, etc…
Le parallèle que vous faites et auquel je n’avais jamais pensé, me paraît très stimulant. Je vais y réfléchir, mais aujourd'hui, on se retrouve face à une vague qui est effectivement nationaliste, a priori patriotique, qui cherche à affirmer la fierté des origines africaines, tout en considérant que des régimes non démocratiques sont, sans doute, plus à même de porter cette volonté d'affirmation et d'émancipation, donc ce point me paraît essentiel.
Nous sommes donc dans une vague qui est à la fois prétorienne, nationaliste et conservatrice dans la mesure où les opinions publiques se démontent, se montrent souvent très soucieuses de préserver des ordres sociétaux traditionnels sur le plan moral et religieux, ce qui explique aussi l'attractivité, le soft power d'autres puissances internationales.
Est-ce une façon pour ces sociétés de rejeter toutes les valeurs venant de l’Occident ?
Je complète quand même parce qu'on parle souvent de l'islam, mais ce même phénomène est observé dans le christianisme, avec toutes ces églises évangélistes qui tiennent en réalité un discours du même type dans d'autres zones du continent, en Afrique centrale notamment.
Ma dernière question portera sur les relations franco-marocaines. Comment expliquer leur récente dégradation?
C’est moi qui dois vous poser cette question. Je ne connais pas assez les relations entre les deux pays mais cela me passionne. Je vais aller deux fois au Maroc dans les prochaines semaines. Je pense que le rejet viscéral de la France, que l'on constate au Sahel et de manière croissante en Afrique et dans le reste de l'Afrique de l'Ouest n’est que le symptôme d'une rupture, d’un isolement diplomatique plus large de la France sur la scène internationale. La crise sahélienne a révélé un isolement vis-à-vis des autres partenaires européens qui, aujourd'hui, ne veulent absolument plus être associés aux initiatives prises par la France sur le continent.
On a vu aussi un éloignement avec l'allié américain, en tout cas sur le continent africain, à la faveur de la crise au Niger. Ce qu'il faut constater, c'est qu'aujourd'hui la France se trouve dans une situation de tension diplomatique très forte à la fois avec le Maroc et l'Algérie, ce qui est historiquement très rare, puisqu'en général les gouvernements successifs ont plutôt joué d'un pied sur l'autre. Là, il y a quand même ces relations très tendues des deux côtés.
En ce qui concerne les relations avec le Maghreb, cela est très lié à la question migratoire, à mon avis, tout comme en Afrique subsaharienne d'ailleurs. C’est particulier à la France, à la différence d'autres Etats comme le Danemark ou l'Italie, dont la politique est très cohérente, parce que leur objectif principal est de préserver leur propre identité nationale et non pas de rayonner sur la scène internationale. La France ne se trouve pas du tout dans cette situation-là.
La France reste un pays qui conserve une ambition universelle. Elle se trouve aujourd’hui en difficulté parce cette prétention à l'universalisme s’accompagne, suppose-t-on, d'une tradition d'accueil que la France n'est plus en mesure d'assumer aujourd’hui, parce que son opinion publique n'y est plus favorable.
Donc, je pense aussi qu’il y a aujourd'hui pour la France un choix sans doute très douloureux à faire, entre volonté de grandeur à l'échelle internationale et sa situation intérieure qui vise notamment à limiter l'accès de populations subsahariennes et aux Africains à son territoire. Mais a-t-elle toujours les moyens de son ambition internationale ? Je me suis interrogé, en effet, sur la volonté de préserver ce statut.
Cette politique de visa n’a pas de sens, car elle va à l’encontre des intérêts vitaux de la France. Par exemple pour le Maroc, réduire les visas touche toute l'élite francophone qui permet à la France de rayonner au Maroc économiquement et culturellement.
Effectivement, cette politique de visa est une question qui touche toute l'élite francophone qui contribue par ailleurs à faire rayonner la langue et la culture françaises au Maroc. La plupart des pays européens, notamment les pays scandinaves ou des pays comme ceux d’Europe centrale n'ont pas ces problématiques-là dans les relations avec le Maghreb et l’Afrique. Donc cela aussi va demander une coordination sur le plan européen et la France a un statut particulier. Je pense que c'est plutôt avec un pays comme l’Angleterre qu'il faudrait comparer la situation de la France.
On constate que les politiques extrêmement strictes en matière migratoire côté britannique ne crispent pas de la même façon les relations avec les pays du Commonwealth. Le Royaume-Uni a choisi une approche en termes de soft power, assez discrète, mais très efficace d'ailleurs. Le système anglais reste le plus influent au point de vue normatif et culturel au niveau international, mais il n'affirme pas sa vocation universelle à offrir un modèle auquel le monde entier devrait se conformer parce qu'il serait le meilleur.
Caen : Propos recueillis par Youssef Lahlali
Niagalé Bagayoko est politologue et présidente de l’African Security Sector Network, une organisation panafricaine qui rassemble des spécialistes de la réforme des systèmes de sécurité. Libé l’a rencontrée au Forum mondial pour la paix en Normandie qui s’est tenu au début de l’automne à Caen, sur le thème «Résistances ! La paix des peuples». Elle nous parle de la situation de nombreuses zones de conflit en Afrique et des relations de la France avec le Maroc et le Maghreb.
Libé : Tout le monde aujourd’hui s’interroge sur les relations de la France avec les pays subsahariens. Historiquement, la France était très présente dans cette zone avec notamment une présence militaire. Comment expliquez-vous cette évolution des relations entre la France et les pays subsahariens ?
Niagalé Bagayoko : On se trouve à un tournant dans les relations traditionnelles que la France a tissées avec ses anciennes colonies après les indépendances, qui à mon avis, ne sont pas restées figées et qui ont connu des évolutions. On n’est pas resté dans un schéma identique à celui de l'époque immédiate qui a suivi les indépendances.
En revanche, il y a eu un certain nombre de dégradations progressives dans différents domaines qui ont commencé à distendre les liens, et particulièrement dans le domaine de la sécurité. La question de l'intervention française au Sahel a été le détonateur qui a révélé notamment de profondes divergences d'analyses stratégiques entre la France et ses partenaires sahéliens. En effet, la façon dont la France se positionnait pour justifier notamment sa présence militaire et son intervention notamment dans la lutte contre le terrorisme ne correspondait pas nécessairement ni à l'analyse du contexte local, ni aux moyens privilégiés par ses partenaires africains.
Sa manière de faire a été jugée péremptoire et parfois arrogante ou paternaliste. Les options françaises soutenues, tout comme ses succès plus que limités sur le front de la lutte antiterroriste, ont contribué à une désaffection progressive puis à un rejet massif de sa présence, non pas seulement par les partenaires étatiques, gouvernementaux, mais également par les opinions publiques.
Ce qu'on remarque aussi, c'est que dans la classe politique française et médiatique, il n’y a pas une véritable conscience de ces changements. On dit que les Africains sont manipulés par des forces étrangères, mais on ne se rend pas compte que l'Afrique bouge et évolue, qu’il y a des changements depuis quelques décennies, qu’il y a une jeunesse et des réseaux sociaux. Les Africains portent un autre regard.
Je pense qu'il y a eu, en effet, un grand déficit d'analyse du côté des autorités françaises, qui continuent a recourir à des cadres d’interprétation qui ne lui permettent pas de saisir toute la complexité des contextes locaux.
On a l'impression que la France, sa diplomatie, voire ses militaires continuent à appliquer des schémas hérités notamment des années 90. La subtilité des relations socio-politiques ou socio-économiques, qui expliquent en grande partie les dynamiques auxquelles on est confronté aujourd'hui n’est pas prise en compte. On dit toujours, c'est la jeunesse et les réseaux sociaux. Mais non, quand on considère les environnements, ce sont des générations beaucoup plus âgées qui rejettent aussi ce modèle de coopération aujourd'hui. Ce n'est pas uniquement sur les réseaux sociaux, c'est quelque chose qui se développe aussi à l'intérieur des pays, particulièrement dans les environnements urbains. On aurait tort de croire que ce rejet croissant provient uniquement d’une jeunesse 2.0.
Mais à quoi les services français sur place, les universitaires, les chercheurs et experts servent-ils ?
Ces gens-là ne sont pas écoutés par les décideurs. Les chercheurs ne sont pas du tout écoutés par les autorités françaises. Ils sont informés comme vous l’êtes et leurs travaux sont publics et ils sont de plus ne plus présents dans les médias. Toutes leurs analyses sont accessibles absolument partout. Donc si on veut les écouter, les prendre en compte, on peut le faire. Et ce n’est manifestement pas ce que font les autorités actuelles.
Les médias français continuent à dire que les Africains sont manipulés et qu’ils ne sont que des victimes de la propagande de certains pays.
Oui mais ils sont manipulés par qui ? Par les Russes ? Par les Chinois ? Ce discours qui consiste, côté français, à dire qu'il y a forcément la main de puissances étrangères derrière toute manifestation à caractère politique en Afrique est particulièrement gênante. Mais cela renvoie exactement à tous ceux qui, côté africain ou côté partenaires internationaux, voient la main de la France derrière tout problème qui survient sur le continent. C'est exactement en miroir et je pense qu'aujourd'hui, il est extrêmement important de réaliser et d'affirmer que les Africains eux-mêmes ne sont pas des marionnettes, ne sont pas les jouets aux mains de puissances étrangères, qu'il s'agisse de la France, de la Russie, de la Chine, des États-Unis. Les Africains sont des acteurs politiques à part entière.
Vous avez dit à la conférence que l'Afrique subsaharienne avait connu quelques institutions démocratiques ces dernières années. Par conséquent, ces pays n’ont pas connu le même phénomène que le printemps arabe. Mais aujourd'hui selon vous il y a une tendance en quelque sorte au nationalisme africain. Est-ce que cela rappelle le phénomène du nationalisme dans le monde arabe, dans des pays comme l’Egypte, l’Irak, la Syrie, dans les années 50, 60,70 du siècle dernier? Pouvons-nous alors dire que l’Afrique d’aujourd'hui est dans l'ère du nationalisme?
Je n'avais pas pensé à ce lien, mais l'Afrique n'a pas connu les derniers printemps arabes, mais elle a connu bien avant les printemps arabes, 20 ans avant les révolutions démocratiques. Mais ce modèle démocratique libéral, ce modèle de promotion des droits de l'homme a suscité des déceptions. Il a été souvent dévoyé et manipulé par des élites civiles, parfois militaires, et souvent avec une certaine indulgence de leurs partenaires internationaux, qu'il s'agisse des États à caractère bilatéral ou des organisations multilatérales.
Cela a contribué à décrédibiliser la démocratie libérale, qui n'est plus perçue comme un système en mesure d'améliorer les conditions individuelles et collectives en matière d'éducation, en matière de sécurité, en matière d'inclusivité politique, etc…
Le parallèle que vous faites et auquel je n’avais jamais pensé, me paraît très stimulant. Je vais y réfléchir, mais aujourd'hui, on se retrouve face à une vague qui est effectivement nationaliste, a priori patriotique, qui cherche à affirmer la fierté des origines africaines, tout en considérant que des régimes non démocratiques sont, sans doute, plus à même de porter cette volonté d'affirmation et d'émancipation, donc ce point me paraît essentiel.
Nous sommes donc dans une vague qui est à la fois prétorienne, nationaliste et conservatrice dans la mesure où les opinions publiques se démontent, se montrent souvent très soucieuses de préserver des ordres sociétaux traditionnels sur le plan moral et religieux, ce qui explique aussi l'attractivité, le soft power d'autres puissances internationales.
Est-ce une façon pour ces sociétés de rejeter toutes les valeurs venant de l’Occident ?
Je complète quand même parce qu'on parle souvent de l'islam, mais ce même phénomène est observé dans le christianisme, avec toutes ces églises évangélistes qui tiennent en réalité un discours du même type dans d'autres zones du continent, en Afrique centrale notamment.
Ma dernière question portera sur les relations franco-marocaines. Comment expliquer leur récente dégradation?
C’est moi qui dois vous poser cette question. Je ne connais pas assez les relations entre les deux pays mais cela me passionne. Je vais aller deux fois au Maroc dans les prochaines semaines. Je pense que le rejet viscéral de la France, que l'on constate au Sahel et de manière croissante en Afrique et dans le reste de l'Afrique de l'Ouest n’est que le symptôme d'une rupture, d’un isolement diplomatique plus large de la France sur la scène internationale. La crise sahélienne a révélé un isolement vis-à-vis des autres partenaires européens qui, aujourd'hui, ne veulent absolument plus être associés aux initiatives prises par la France sur le continent.
On a vu aussi un éloignement avec l'allié américain, en tout cas sur le continent africain, à la faveur de la crise au Niger. Ce qu'il faut constater, c'est qu'aujourd'hui la France se trouve dans une situation de tension diplomatique très forte à la fois avec le Maroc et l'Algérie, ce qui est historiquement très rare, puisqu'en général les gouvernements successifs ont plutôt joué d'un pied sur l'autre. Là, il y a quand même ces relations très tendues des deux côtés.
En ce qui concerne les relations avec le Maghreb, cela est très lié à la question migratoire, à mon avis, tout comme en Afrique subsaharienne d'ailleurs. C’est particulier à la France, à la différence d'autres Etats comme le Danemark ou l'Italie, dont la politique est très cohérente, parce que leur objectif principal est de préserver leur propre identité nationale et non pas de rayonner sur la scène internationale. La France ne se trouve pas du tout dans cette situation-là.
La France reste un pays qui conserve une ambition universelle. Elle se trouve aujourd’hui en difficulté parce cette prétention à l'universalisme s’accompagne, suppose-t-on, d'une tradition d'accueil que la France n'est plus en mesure d'assumer aujourd’hui, parce que son opinion publique n'y est plus favorable.
Donc, je pense aussi qu’il y a aujourd'hui pour la France un choix sans doute très douloureux à faire, entre volonté de grandeur à l'échelle internationale et sa situation intérieure qui vise notamment à limiter l'accès de populations subsahariennes et aux Africains à son territoire. Mais a-t-elle toujours les moyens de son ambition internationale ? Je me suis interrogé, en effet, sur la volonté de préserver ce statut.
Cette politique de visa n’a pas de sens, car elle va à l’encontre des intérêts vitaux de la France. Par exemple pour le Maroc, réduire les visas touche toute l'élite francophone qui permet à la France de rayonner au Maroc économiquement et culturellement.
Effectivement, cette politique de visa est une question qui touche toute l'élite francophone qui contribue par ailleurs à faire rayonner la langue et la culture françaises au Maroc. La plupart des pays européens, notamment les pays scandinaves ou des pays comme ceux d’Europe centrale n'ont pas ces problématiques-là dans les relations avec le Maghreb et l’Afrique. Donc cela aussi va demander une coordination sur le plan européen et la France a un statut particulier. Je pense que c'est plutôt avec un pays comme l’Angleterre qu'il faudrait comparer la situation de la France.
On constate que les politiques extrêmement strictes en matière migratoire côté britannique ne crispent pas de la même façon les relations avec les pays du Commonwealth. Le Royaume-Uni a choisi une approche en termes de soft power, assez discrète, mais très efficace d'ailleurs. Le système anglais reste le plus influent au point de vue normatif et culturel au niveau international, mais il n'affirme pas sa vocation universelle à offrir un modèle auquel le monde entier devrait se conformer parce qu'il serait le meilleur.
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