My Seddik Rabbaj : L’écriture demande l’assiduité et la discipline sans quoi on risque de rester sur le même projet éternellement


Libé
Vendredi 16 Août 2024

Le privilège de l’écrivain est de nous entraîner là où il  veut et où nous ne serions pas allés sans lui. Et comme le lecteur disposant d’outils de recherche, il va d’aventure en aventure pour pouvoir solliciter les plis et replis du texte afin d’en dégager un sens et en déguster sa part du plaisir qu’il lui offre.
Nos écrivains sont là pour nous ouvrir, nous lecteurs, quelques pistes de lecture et même des outils, un avant-goût de ces jouissances amenant la satisfaction, voire la satiété, étant leurs complices.
 
Libé : Quel a été votre premier texte, nouvelle ou roman, que vous avez publié, que vous avez soumis au lecteur ?

Avant de publier des romans, je publiais des chroniques dans la presse nationale. Il s’agit de lectures dans des romans, d’impressions personnelles après la visualisation d’une pièce de théâtre ou une exposition de peinture ou n’importe quelle activité culturelle. En 2006, j’ai publié mon premier roman en France chez Le Serpent à plumes. 

Quels sont alors les auteurs ayant influencé votre manière de regarder les faits et de les écrire ?

Je suis venu à la littérature tardivement. Je suis de formation scientifique. J’ai eu mon premier bac sciences mathématiques et je me suis inscrit à la fac des sciences en MP (math et physique). Après, j’ai passé un bac libre pour m’inscrire à la fac des lettres précisément en langue et littérature françaises. Là, j’ai découvert les classiques : Balzac, Flaubert, Hugo, Emile Zola et les autres.

Par curiosité personnelle, j’ai découvert aussi les classiques russes comme Dostoïevski, Tchekhov, Tolstoï, Gogol, etc. Après, je me suis plongé dans la littérature mondiale en lisant les auteurs de l’Amérique latine, de l’Asie... Cependant, en quatrième année, en matière de  littérature occidentale, nous avions « Désert » de Le Clézio comme œuvre à étudier. Je l’ai lu en une seule traite. Je me rappelle très bien, c’était l’été à Marrakech. Il faisait une chaleur infernale, c’était peut-être  la première fois où je n’avais pas senti de chaleur car j’avais passé toute la journée et une bonne partie de la nuit à savourer ce très beau roman. Je lisais les passages et les relisais dans la crainte de finir le roman.

 Je ne sais pas ce que ce roman m’a fait, mais à lire le papier d’une critique après la publication de mon quatrième roman «Le Lutteur», j’ai compris que je n’étais pas sorti indemne de cette lecture. La critique a dit du Lutteur: «C’est un roman qui nous fait vivre les plaisirs du désert exactement comme nous les avons vécus lors de la sortie de «Désert» de Le Clézio». Après, j’ai découvert d’autres écrivains marocains et d’autres nationalités qui ont certainement influencé ma trajectoire. Car, à mon sens, chaque lecture change en nous quelque chose sans qu’on s’en rende compte. Je peux citer Laurent Gaudé, Driss Chraïbi, Mahi Binebine sans oublier un écrivain talentueux de ma génération que j’apprécie beaucoup : El Mostafa Bouignane. Nous avons de très belles plumes au Maroc, j’en découvre de plus en plus.        

Pour écrire, faudrait-il se faire imposer un cérémonial quelconque, se soumettre à des contraintes ? En est-il de même pour tous vos romans ?

L’écriture comme n’importe quelle autre activité demande l’assiduité et la discipline sans quoi on risque de rester sur le même projet éternellement. Il faut allumer l’ordinateur chaque matin puis attendre que cela démarre. Il m’arrive de passer ma matinée devant mon ordinateur sans rien récolter ou à écrire un texte que j’efface avant de me lever.
Cependant, emprunter une mauvaise piste est souvent bénéfique puisqu’il vous évite de faire la même chose, la fois suivante et peut orienter vers la bonne voie. L’écriture pour moi est l’affaire du matin. L’après-midi, c’est pour les lectures ou autre chose.  

«Ecrire, c’est le double plaisir de raconter et de se raconter une histoire, et c’est aussi le plaisir d’écrire, qui est inexplicable», dit Françoise Sagan dans un entretien accordé au Magazine littéraire en juin 1969.

L’écriture n’est pas toujours du plaisir. Parfois, on se trouve dans des tunnels où on reste longtemps dans le noir. Ce sont des moments de blocage qui peuvent durer des mois et cela ne passe pas sans impact psychologique. On vit dans une sorte de crise.

Cependant, aux moments du déblocage, l’écriture se transforme en moments de vrai plaisir surtout lorsqu’on est surpris par ses personnages qui orientent le récit vers une telle direction, qui imposent des rythmes et des événements. Cela aussi procure du plaisir au lecteur, car il y a, pour moi, une règle incontournable dans l’écriture.

Ce qui ne procure pas plaisir à l’écrivain ne va pas le faire pour le lecteur. Il y a aussi le plaisir du texte qu’il ne faut pas oublier. Quand on écrit un texte dans une langue imagée et poétique, cela ne peut pas passer sans engendrer de beaux sentiments. C’est le plaisir du texte.    

Pour Proust, la vie écrite est plus intense que la vie vécue. Qu’en pensez-vous ?

La vie vécue est généralement une vie ordinaire. Par contre, on ne peut pas faire d’une histoire ordinaire un fond de roman. On ne peut écrire que les vies extraordinaires. Parfois, certains personnages  traversent le temps et deviennent des références. Madame Bovary, par exemple, a donné naissance à un concept qu’on utilise maintenant dans la psychanalyse et qui n’est autre que le bovarysme.

Comme, par exemple, le donjuanisme, du Don Juan de Molière, et qui signifie en psychanalyse, une recherche pathologique de nombreuses et nouvelles conquêtes. Dans le roman, on fait subir au personnage une succession d’événements, parfois étonnants et incroyables, pour animer le récit sinon on tombe dans ce qui est banalement ordinaire. Pour cette raison, on peut dire que la vie écrite est plus intense que la vie vécue.     

Le critique et écrivain Milan Kundera dit que le roman est le lieu de l’ambiguïté, le lieu où les choses ne sont jamais tranchées de manière définitive, le lieu de l’absence manichéenne. Est-ce que cela pourrait s’appliquer à vos romans ?

A mon sens, l’écrivain ne doit pas trancher de manière définitive dans ce qu’il expose au lecteur, ce n’est pas son rôle. Sa mission consiste à aborder des sujets de manière ambiguë et à laisser tout le soin au lecteur de trancher dans l’affaire. Il est un être qui se balade une loupe à la main et qui peut s’arrêter pour détailler les choses qui peuvent passer pour ordinaires par rapport aux autres.

Me concernant, j’ai abordé dans certains de mes romans des sujets sensibles mais sans intervenir pour orienter l’opinion du lecteur. Dans « Différent », il s’agit d’un jeune homosexuel qui découvre ses penchants à un âge précoce et qui le paie chèrement quand son père découvre ses relations. Il le met à la porte en le poussant à vivre des mésaventures incroyables. Dans ce roman j’ai exposé la vie d’une catégorie de personnes qui vivent dans la société et qu’on refuse de voir et je m’arrête là. Ce n’est pas  mon rôle de les défendre ou les dénigrer.

C’est au lecteur, après avoir découvert cette vie exceptionnelle, d’émettre son jugement. J’ai fait de même avec « Le Lutteur » où j’ai parlé de la traite négrière au Maroc et de ce racisme sous-jacent contre les noirs dont personne ne parle. J’ai présenté la situation au lecteur et je l’ai laissé émettre son jugement. Je crois qu’au-delà de ce niveau, l’écrivain sera impliqué.   

Propos recueillis par Mouhoub Abdelkrim

Biographie

Moulay Seddik Rabbaj vit à Marrakech où il enseigne le français. Il est romancier et nouvelliste. Il a publié «Inch'Allah» (2006), «L'Ecole des sables» (2008), "Suicidaire en sursis" (2013), "Le Lutteur"  (2015) et Différent.
L’auteur puise son inspiration de la société marocaine dont il narre sans relâche les tourments et les espoirs.


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