Mon boss est un serial killer


Par Nicolas Tavaglione *
Vendredi 10 Février 2012

Parfois, la science réserve des surprises dignes des meilleurs polars. C’est ainsi que depuis quelques années fleurit une thèse glaçante: non seulement les psychopathes sont parmi nous, mais ils mènent le bal dans le monde des affaires et de la finance. Ils seraient même responsables de la crise financière. C’est du moins ce qu’avance le psychologue anglais Clive R. Boddy dans le très sérieux Journal of Business Ethics, qui baptise cette thèse d’un doux nom anglais intraduisible que je vous livre tel quel: «The Corporate Psychopaths Theory of the Global Financial Crisis».
La théorie est assez simple. Un psychopathe est un individu dont le cerveau fonctionne de manière anormale et qui a le sang froid comme un serpent: moins capable que vous d’éprouver des émotions, il est moins sujet à l’empathie et à l’amour. Il est ainsi particulièrement insensible aux souffrances que ses actes peuvent infliger. Il est plus égocentrique. Il est plus calculateur. Il a moins de scrupules. Il rechigne moins, par conséquent, à faire du mal à ses semblables. Comme l’écrit le psychologue Robert Hare: «Leur marque de fabrique est un stupéfiant manque de conscience; leur jeu favori est l’autosatisfaction au détriment d’autrui. Beaucoup d’entre eux passent du temps en prison, et beaucoup d’entre eux non. Tous prennent beaucoup plus qu’ils ne donnent».
A la différence du sociopathe, le psychopathe peut passer inaperçu. Il existe ainsi des psychopathes indétectés qui peuvent connaître la réussite sociale. Si j’éprouve peu d’émotions, après tout, j’éprouve peu de peur, peu de colère, peu de timidité. Et avec un peu de chance et de rouerie, j’apparais comme un homme calme et tempérant à qui l’on peut confier des responsabilités. Bref: tous les psychopathes ne partent pas en chasse à la tombée du jour pour zigouiller des vierges. Certains ne tuent personne, et trouvent même un travail honnête. Ce sont des «corporate psychopaths»: des psychopathes d’entreprise. Voilà la première brique de notre théorie.
La brique suivante touche à la sociologie des entreprises modernes. Ces dernières offrent au psychopathe une niche écologique de rêve. Pour deux raisons. D’abord, le psychopathe étant un égocentrique sans scrupules, il recherche uniquement le pouvoir, l’argent, le prestige. Donc: cap sur Lehman Brothers. Ensuite, comme le dit Clive Boddy: «Les changements intervenus dans la manière dont les gens sont employés ont facilité l’accession des psychopathes d’entreprise aux postes à responsabilité». Sans cesse agitée par les fusions, sans cesse bouleversée par les restructurations, sans cesse faisant valser son personnel, l’entreprise moderne se caractérise par un chaos et un anonymat propices au psychopathe. Ses collaborateurs changeant régulièrement, notre danger public a moins de chances d’être reconnu pour tel. Et l’opacité du système financier international ne cessant de croître, sa marge de manœuvre est sans pareille.
Certaines études menées en Australie, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne montreraient ainsi qu’on trouve quatre fois plus de psychopathes chez les cadres supérieurs des grandes entreprises qu’au sein de la population générale: 4% dans le management contre 1% dans la rue. Les grandes entreprises seraient donc en bonne partie contrôlées par des prédateurs lugubres. La fraude, les filoutages comptables, la rapacité: voilà à quoi il faut s’attendre. Voilà, rajoute Clive Boddy, ce que la crise a étalé sous nos yeux stupéfaits. Les faits, conformes aux prédictions, viendraient ainsi corroborer la théorie. Le problème ne serait plus «Y a-t-il un pilote dans l’avion?». Il y a bien un pilote. Malheureusement, c’est Hannibal Lecter. Et Clive Boddy ne donne pas cher de notre avenir: «Ce sont les psychopathes d’entreprise, ceux-là mêmes dont l’âpreté au gain et l’avarice ont probablement provoqué la crise, qui donnent aujourd’hui aux gouvernements des conseils sur la manière d’en sortir».
Faut-il prendre tout ça au sérieux? Probablement pas trop. Expliquer un événement mondial complexe par l’influence maligne d’une poignée de malades mentaux, c’est hasardeux. Cela reviendrait à médicaliser les dérapages du capitalisme –un peu comme on voulait médicaliser la dissidence en Union Soviétique ou comme on souhaite ici et maintenant médicaliser l’échec scolaire, la paresse ou le gauchisme. Et cela semble opportunément détourner le regard des problèmes institutionnels pour le diriger vers quelques brebis galeuses. Si c’est la faute à Lecter, c’est dommage –mais pas si grave que ça. Et puis posez la question à un syndicaliste: il vous dira certainement qu’il rencontre plus de 4% de patrons sans scrupules. Comment est-ce possible? Sommes-nous tous psychopathes? L’explication est probablement plus simple, et vieille comme la tradition humaniste: donnez du pouvoir à un homme sans prévoir de contre-pouvoir efficace, et vous le transformez en despote. De ce point de vue, en économie peut-être plus qu’ailleurs, il nous reste fort à faire.

 * Philosophe et politologue suisse


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